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Mur de marbre

numérique, broché et poche

2 premiers chapitres

1. MAXINE

 

 

Je suis en retard.

La séance a commencé depuis presque vingt minutes. Je déteste arriver comme ça, en plein milieu des confessions, j’ai l’impression de totalement manquer de respect. Ce n’est pas ma faute, l’un de mes professeurs a tenu à faire le point avec moi. C’est vrai qu’au cours des derniers mois, je n’ai pas vraiment été exemplaire. Du moins, pas à mon maximum.

Mes cinq années d’études supérieures en histoire de l’art se terminent dans un peu plus de deux mois et il m’a suggéré de mettre un petit coup de collier. Je sais qu’il m’apprécie ; il ne comprend pas, au regard de mon dossier scolaire, pourquoi j’ai chuté comme ça à la fin de ma troisième année avant de remonter péniblement.

J’ai des circonstances atténuantes cela dit, mais je refuse de me confier à ce sujet. Je ne veux pas d’un regard différent sur moi, plein de pitié et de jugement.

Le transfert universitaire n’a pas été facile à vivre – et ne l’est toujours pas –, cela m’a demandé un peu de temps avant de retrouver mes repères, ma motivation pour travailler, mon envie de vivre. J’ai mis un moment à créer des liens avec quelques étudiantes. Ce n’était pas prévu que je quitte l’Université de l’Oregon pour atterrir à UCLA[1], un peu plus loin encore de ma famille, qui se résume à ma sœur, son mari et leurs deux enfants. Mais je n’ai pas eu le choix.

Penser à Rochelle suffit à me donner un coup de fouet. Elle et Craig font tellement de sacrifices pour moi, pour me permettre de mener à bien mes études, je refuse de les décevoir. Je ne recommencerai pas. Et ces réunions sont très importantes pour moi. D’où ma gêne alors que je pousse la lourde porte pour pénétrer dans la salle où nous nous retrouvons deux fois par semaine.

Je retire le casque de mes oreilles et le glisse autour de mon cou. Edward, un ancien militaire aux traits épuisés, est en train de parler. Je m’excuse d’une grimace gênée et d’un mouvement de la main avant de prendre place sur la dernière chaise vacante. Patrick, mon parrain et doyen de l’assemblée, me rend mon sourire. La première fois que je l’ai vu, je lui ai tout de suite trouvé une ressemblance frappante avec Josh Brolin. Quelque chose de fort se dégage de sa prestance, tandis que la douceur transparaît dans son regard. Cela m’a immédiatement mise en confiance, chose assez rare ces derniers temps pour que je le souligne.

Je passe le cercle rapidement en revue, rassurée de ne voir que des têtes connues. Jusqu’à ce que mon regard s’arrête juste en face, sur un nouveau membre, alors que Marisol prend le relais pendant que je m’assieds.

Chez les Narcotiques Anonymes, tout le monde se connaît, mais personne ne sait réellement qui nous sommes. Mon groupe se réunit tous les mardis et vendredis en fin d’après-midi. Ici, nous ne connaissons que nos prénoms. Au fil du temps, nous sommes souvent amenés à parler de ce que nous faisons dans la vie, donc je sais quel métier exerce tout le monde. Nous nous confions sur nos passés difficiles, sur ce qui nous a conduits ici. Quand nous avons une journée trop compliquée, quand l’un de nous s’est senti sur le point de craquer, nous nous épanchons sur notre quotidien, disséminant des bribes de nos vies. Nous nous ressemblons par notre vécu, le combat que nous menons contre les addictions. Nous nous faisons confiance.

C’est pour ça que le nouveau, il fait tache, vraiment.

Sweat noir à capuche remontée sur la tête, mains dans la poche avant, tête rentrée dans ses épaules, complètement avachi sur sa chaise, jambes allongées devant lui. Il donne l’impression de préférer être ailleurs, mais cette façon de s’étaler, c’est comme s’il prenait toute la place tout en voulant se cacher. Bon sang ! Il porte même des lunettes de soleil. À l’intérieur !

— Maxine, tu veux dire quelque chose ? demande Patrick en passant une main dans ses cheveux pour dégager son visage.

Je me tourne brusquement vers lui ; je ne m’attendais pas à ce qu’il m’interroge si vite. Même si au fil du temps j’apprends petit à petit à m’ouvrir aux autres, énoncer tout haut ce qui se passe de merdique dans ma vie n’a toujours rien d’évident. Surtout pas devant un inconnu.

— Oh, euh… je… je suis arrivée en retard parce qu’un de mes professeurs voulait s’entretenir avec moi. Il… il trouve que je…

Je baisse les yeux sur mes doigts que je triture. Je prends une profonde inspiration avant de poursuivre, encouragée par le regard bienveillant de Patrick.

— Disons qu’il se rend bien compte que je ne travaille plus aussi bien qu’au début de mes études. Ce n’est pas catastrophique, je dirais même que je ne m’en sors pas trop mal par rapport à l’année dernière, mais il se pose des questions. Il voit du potentiel en moi et se désole de constater que je ne suis pas au maximum de mes capacités. J’essaie, vraiment…

Je lève les yeux sur Patrick, puis les dévie sur le nouveau. Il s’est redressé et son visage est braqué sur moi. C’est formidable, tout ce que j’adore.

— Tu ne t’es pas confiée à lui ? se renseigne mon parrain.

— Oh, eh bien… non. Personne sur le campus n’est au courant, en fait. Je… je ne me sens pas très à l’aise avec tout ça. Ici, ce n’est pas pareil. Et je… je n’ai pas envie que ça se sache.

— Il pourrait sûrement comprendre et compatir.

— Ça pourrait être tout le contraire, on pourrait ne pas me croire, comme ça a été le cas là-bas, affirmé-je, amère. Je n’ai pas envie. Je n’ai pas besoin qu’on compatisse de toute façon.

— Pour quelles raisons ?

— Parce que c’est ma faute, tout ce qui est arrivé.

— Nous ne sommes pas ici pour juger du degré de responsabilité de chacun mais pour avancer et se soigner, me contredit-il.

Je me redresse et carre les épaules tout en scrutant un point au sol.

— Ça n’a pas d’importance.

Je vois bien qu’il cherche mon regard, mais je ne relève pas les yeux.

— Tu es trop dure envers toi, Maxine. Tous autant que nous sommes, nous avons fait de mauvais choix, par influence, par défi, par dépit.

— Peut-être.

Patrick me fait une petite moue et comprend que je ne veux plus parler quand il me voit croiser les bras sous ma poitrine. Christie prend ma suite et nous continuons d’échanger pendant presque une heure.

Quand le chef de séance remercie le groupe, certains quittent immédiatement la salle, n’aimant pas se mêler aux autres. Ce n’est pas vraiment mon truc non plus, mais j’apprécie de rester quelques minutes supplémentaires pour prendre un café, déguster un donut, et parfois échanger encore un peu avec les filles. Même si j’ai eu du mal à aller vers elles, nous nous entendons bien. Avant tout ça, je n’avais aucun problème avec les contacts humains. J’avais des amis à Eugene, dans le sud de Portland, j’aimais sortir, m’amuser. Aujourd’hui, je ne dois un semblant de sociabilisation que grâce à la persévérance de Christie, notamment. C’est la seule avec laquelle je discute vraiment volontairement, notamment parce que nous avons le même âge.

Je sursaute alors qu’une main passe devant moi pour récupérer un gobelet. Je recule vivement pour laisser la place devant la machine à café, dérangée par cette proximité soudaine, et jette un coup d’œil au nouveau. Cela me gêne de ne pas connaître son prénom. Depuis deux ans, je suis la dernière à prendre les devants avec les autres, mais là, j’ai besoin de savoir au moins comment il s’appelle. Après tout, s’il doit faire partie du groupe, c’est la moindre des choses, non ? Et puis, nous sommes dans une zone de confiance, je ne crains rien.

— Moi, c’est Maxine, dis-je doucement en récupérant un bâtonnet pour mélanger mon sucre.

— Ouais, j’ai entendu.

Sa voix rauque m’interpelle aussitôt : elle est superbe. Sa peau est mate, ce qui n’est pas forcément étonnant vu que nous sommes en Californie. Et si j’en juge par la couleur de ses sourcils, il doit avoir les cheveux assez clairs, mais comme il n’a pas jugé utile de retirer sa capuche, je ne peux pas en être certaine.

— On ne t’a jamais dit que c’était malpoli de détailler les gens comme ça ? lâche-t-il.

— Tu sais que tu n’as pas besoin de te cacher, ici ? Ce sont les Narcotiques Anonymes, on vient tous pour la même chose.

Il suspend son mouvement alors qu’il s’apprêtait à porter le gobelet à sa bouche et je devine qu’il me scrute à son tour. Il hausse finalement un sourcil et se penche légèrement vers moi.

— Parce que je suis le seul à me cacher, peut-être ?

Il prononce ça comme si c’était une question, mais je vois bien que ce n’en est pas une. Je sais pourquoi il me dit ça : à cause de ma tenue. Un pantalon baggy deux fois trop grand et un sweat blanc XXL bien trop informe lui aussi. Passer inaperçue est devenu mon leitmotiv depuis vingt-quatre mois. J’ai rapidement compris que moins j’en montrais, moins on s’intéressait à moi.

Je grimace, énervée qu’il m’ait percée à jour, et me jette sur ma boisson chaude, agacée par son regard que je sais désormais acéré derrière ses lunettes noires. Je penche la tête pour faire tomber mes cheveux raides coupés au carré devant mon visage, m’apportant une barrière supplémentaire.

— Je m’appelle G, dit-il soudainement.

Je lève aussitôt les yeux vers lui et découvre qu’il a retiré ses solaires. Ses yeux perçants, bleu marine avec des reflets or, me scrutent avec attention. Il se décide enfin à abaisser sa capuche, révélant une masse de cheveux désordonnés, blond foncé avec des mèches sûrement éclaircies par le soleil.

Je me retiens d’ouvrir la bouche comme un poisson hors de l’eau parce que, merde, il est vraiment beau.

— Jay ? répété-je bêtement, pas sûre de ce que j’ai entendu.

— Non, pas Jay. G, comme la lettre.

— Hein ? grimacé-je en fronçant les sourcils. Tes parents ne t’aimaient pas au point qu’ils t’ont juste donné une lettre comme prénom ?

Il soupire en levant les yeux au ciel.

— T’as dit que tu étais étudiante, je te pensais un minimum intelligente.

— Je ne te permets pas ! C’est toi qui me dis que tu t’appelles G comme la lettre, je ne l’invente pas.

— Mon prénom c’est Garrett, mais tout le monde m’appelle G, finit-il par expliquer. Tu vas me dire que tout le monde t’appelle Maxine et pas Max ?

Touché.

— Ce n’est pas pareil.

— Ah non ? Et pourquoi ça ? Un surnom est un surnom.

Mais qu’il est pénible !

— C’est bon, t’as gagné. T’es content, G ?

Je termine mon café et jette le gobelet dans la poubelle à côté de la table avant de rejoindre Christie. J’ai récemment appris qu’elle était étudiante comme moi mais pas dans le même département, et qu’elle travaillait en tant que strip-teaseuse pour payer ses études. Elle a plongé dans la drogue à cause de mauvaises fréquentations.

Du coin de l’œil, je vois Patrick rejoindre Garrett devant les pâtisseries. Je me demande s’il va être aussi agréable avec lui qu’avec moi. Je suis sûre que c’est parce qu’il ne veut pas être ici qu’il se comporte de cette façon. Cela promet pour les autres séances.

Je détourne le visage lorsque je le vois jeter un bref regard vers moi. Cet endroit, c’est un espace qui me permet de me reconstruire, où je peux évacuer ce qui me pèse en sécurité. Que ce mec soit imbuvable ou pas ne me concerne pas. Je ne le laisserai pas m’enlever ça.

 

[1] University of California, Los Angeles.

2. GARRETT

— Alors, cette première séance ? me demande Patrick.

— Bien.

J’essaie de rester concentré sur celui qui préside ces réunions, mais je ne parviens pas à lâcher Maxine du regard alors qu’elle quitte la pièce.

Déjà tout à l’heure alors que je boudais sur ma chaise, dès qu’elle a ouvert la bouche, j’ai tout de suite été attiré par son timbre de voix particulier. Il n’y a absolument rien d’ambigu : je suis un passionné de musique, je ne vis que pour ça, ma curiosité est forcément attisée. Ma ligne de conduite est parfaitement claire depuis presque cinq mois et rien ni personne ne m’en fera dévier.

Si je veux être tout à fait honnête, je ne peux cacher que sa façon de me répondre du tac au tac m’a amusé. Elle a semblé bien prompte à me juger alors que je vois clair dans son jeu. Si je tiens à me faire tout petit ici et à passer inaperçu, c’est manifestement son cas aussi.

— Je sais que je te l’ai déjà dit mais je vais me répéter : si tu as besoin de quoi que ce soit, tu n’hésites pas à m’appeler, d’accord ? Même juste pour discuter.

— Ce n’est pas le but de ces réunions ? Et je ne suis pas censé appeler Edward, mon parrain ?

Je détaille rapidement le maître de cérémonie. Légèrement plus grand que moi, ce sont surtout ses yeux qui captent l’attention. De grands yeux marron qui ne dévient pas lorsqu’il parle, comme s’il dédiait entièrement son attention à la personne à qui il s’adresse. Il semble être quelqu’un de confiance, mais je n’en suis pas encore arrivé au stade où je pourrais discuter ouvertement avec lui.

— Évidemment. C’est au cas où Edward ne serait pas dispo. Et puis au début, on a toujours un peu de mal à parler devant l’assemblée.

— Merci. Mais ce n’est pas un peu lourd ? Tu n’as pas une vie de famille ?

Ce n’est pas une critique, juste un constat. Il rit doucement, pas franchement perturbé par ma brusquerie.

— Si, j’ai une vie de famille, mais si je l’ai, c’est parce que je suis tombé il y a des années sur ce groupe et que j’ai eu un parrain qui s’investissait, même une fois les portes de la salle fermées. Tu comprends ?

Je me contente de hocher la tête. Après que Patrick m’a gratifié d’un serrage d’épaule viril et m’abandonne pour retrouver les filles, je termine mon café et quitte à mon tour les locaux.

Quand j’ai finalement accepté l’aide de mes parents et validé mon entrée en centre de désintox en début d’année, je pensais naïvement que cela suffirait. Admettre que j’avais des problèmes de drogue était déjà un gros pas en avant. Sur place, j’ai rencontré des professionnels qui ont tenté de m’expliquer que même si on se débarrasse du problème en surface, l’addiction courra toujours en profondeur. Mon ego mal placé s’est persuadé que j’étais plus fort que ça, que les quatre semaines de cure suffiraient, jusqu’à ce que la réalité me rattrape : j’ai fait une rechute et j’ai rempilé pour un mois supplémentaire.

En toute honnêteté, je me serais arrêté là si mes parents ne m’avaient pas poussé à suivre les conseils du psychothérapeute, à savoir entrer dans un groupe de soutien. Mais bon sang, cette première séance ! Je ne m’attendais pas à ressentir autant de choses : étonnement, colère, gêne, honte aussi lorsque Christie a avoué faire face sans le soutien de sa famille depuis le début alors que pour moi, c’est tout le contraire. Et finalement, soulagement, en comprenant que je ne suis pas le seul à combattre des démons et à vouloir m’en sortir. Moi qui pensais que cela n’aurait aucun effet sur moi, j’admets m’être trompé. Et je ne suis pas sûr de savoir si j’en suis heureux ou non. Bien sûr, je sais que je ne dois pas faire ça pour mes proches, avant tout pour moi, pour obtenir ce que je veux, mais il n’empêche que je pense à eux à chaque pas que je fais afin de sortir de cette spirale infernale dans laquelle je me suis engouffré.

En sortant dans la douceur printanière de Californie, je prends une grande inspiration. Récemment, je n’ai pas vraiment profité du soleil et de l’océan, au fond du trou. J’ai fait de la résistance, j’ai grogné, j’ai insulté, j’ai envoyé balader ma famille, mes amis, parce que je ne voulais pas entendre raison. Je disparaissais pendant des heures alors que les gars m’attendaient pour enregistrer, et je me réveillais chaque fois dans un lit différent, auprès d’une fille dont j’avais oublié le nom, à peine conscient de la nuit précédente, noyé dans les vapeurs d’alcool et de drogue. Je chutais, sans m’en rendre compte. Tout ce pour quoi nous avions travaillé était petit à petit réduit en fumée. Et puis un jour, mon père et moi en sommes presque venus aux mains. Ce sont ses mots qui m’ont mis au pied du mur, alors que ma mère était en larmes. Je les avais déjà déçus, est-ce que je voulais vraiment faire la même chose avec mes amis et salir la mémoire de mon frère ? Avant cet incident, je n’avais tout bonnement pas conscience d’être tombé si bas. Ce jour-là, l’électrochoc m’a permis de leur faire une promesse : je ne boirais plus une goutte d’alcool et je ne coucherais avec aucune fille pendant un an, et plus jamais je ne toucherais à la drogue.

Je détaille le bâtiment qui se dessine derrière moi. Il ne paie pas de mine ; à moins d’en faire partie, pas moyen de deviner que se déroulent des réunions de Narcotiques Anonymes à l’intérieur. C’est évidemment ce que je suis venu chercher en m’éloignant de Venice : l’anonymat, la discrétion. Parce que je ne peux plus penser uniquement à moi-même, le groupe est en jeu.

Je rejoins ma voiture, la tête en vrac après cette première fois. Si je dois faire ça toutes les semaines, je sens que je vais finir lessivé. Heureusement, le trajet me permet de souffler un peu.

Je soupire de bonheur en pénétrant dans la maison que je partage avec mes trois meilleurs amis. Cela ne fait que trois petites semaines que j’ai quitté le centre de désintox. Je ne me doutais pas du soulagement que j’éprouverais en remettant les pieds ici. Cela m’a tellement manqué, cette impression de faire partie d’un tout, d’une équipe, de me reconnecter.

— Alors ! Cette séance ? m’accueille Ryan depuis le canapé alors que je referme la porte derrière moi.

— Tranquille.

Il hausse un sourcil brun avant de lancer un regard dubitatif à Ayden, son frère et sa copie presque conforme. Nés la même année, Ayden en janvier et Ryan en décembre, ils aiment dire qu’il s’agit d’un petit accident de parcours.

— Tranquille ? répète Oliver en arrivant dans le salon.

Je me tourne vers notre caricature du surfeur californien. Le grand blond en fait rougir plus d’une, pourtant ce qui marque chez lui, ce sont ses yeux noisette : perçants, ils sont capables de tout voir – même ce que l’on cherche à cacher.

— Ouais, tranquille.

— Je ne savais pas que participer à des réunions t’en ferait perdre ta langue. Ça craint pour le groupe. Comment on va faire si tu n’es plus capable de parler et de chanter ?

Je me détourne, esquivant le regard des deux bruns braqué sur moi. Des iris aux couleurs différentes, marron pour l’un, bleus pour l’autre, pourtant j’y lis la même inquiétude. Je serre la mâchoire avant de rejoindre l’îlot central pour déposer mes clefs dans le panier. Je ne peux pas vraiment leur reprocher de s’intéresser, mais je n’ai pas spécialement envie d’épiloguer sur le sujet.

— Je n’ai pas envie d’en parler, soupiré-je. C’était le deal, non ?

— On s’inquiète pour toi, tu ne vas pas nous le reprocher quand même ?

Olly hausse les sourcils, animant son piercing à l’arcade.

— Désolé, soufflé-je en m’installant sur le sofa entre les deux frangins. C’est juste que… je vous en ai suffisamment fait voir et je ne veux pas vous abrutir avec ça, OK ? C’était une réunion entre anciens drogués, point. Il n’y a rien de plus à en dire.

— Si, il y a plein de choses en fait ! me contre Olly en s’asseyant sur un fauteuil face à nous. Vous êtes combien ? Les autres participants sont jeunes ? Sympas ? Le mec qui gère le truc, il est comment ? T’as réussi à prendre la parole ? Tu t’y sens à l’aise ?

Je presse les poings sur mes paupières et grogne.

— J’accepte d’en parler rapidement, parce que je comprends votre inquiétude, mais on est d’accord que c’est censé être anonyme, hein ?

— Pas de problème, valide Olly, un sourire timide sur les lèvres.

Ayden et Ryan acquiescent alors que je me redresse.

— OK, alors… J’avais déjà parlé à Patrick pour m’inscrire, le maître de cérémonie, et c’est lui qui m’a accueilli. Il impose le respect, il a l’air d’un type bien. Il m’a permis de rencontrer Edward, qui sera mon parrain. On m’a demandé de me présenter rapidement, je n’ai pas réussi à prendre vraiment la parole devant le groupe. Peut-être la prochaine fois. On est dix en tout, on a entre vingt et quarante ans, je dirais. Hommes et femmes. On est tous dans le même bateau.

Je me passe une main sur la nuque, gêné devant les regards soutenus de mes amis.

— J’appréhende un peu de paroler parce que je suis nouveau, mais ça ne semble évident pour personne. Je m’en suis aperçu pour… l’une des participantes. On verra bien comment se passera la suite.

Je refuse de m’attarder sur la petite brune parce qu’ils interpréteraient totalement de travers mon intérêt. C’est purement professionnel, rien d’autre.

Après ces quelques confidences, je vois qu’ils sont satisfaits. Tant mieux ! Je sais bien qu’ils ne me jugent pas, qu’ils s’intéressent simplement parce qu’ils se font du souci pour moi, qu’ils tiennent à moi. Ils m’ont vu chuter et sombrer, alors c’est normal. En revenant vivre parmi eux, après ces mois de solitude, j’étais plus que soulagé de voir que rien n’avait changé, notre alchimie intacte. Mais parler de tout ça, c’est encore dur.

— Merci, G, de nous faire confiance. Tu sais, on est là pour toi, déclare Oliver en posant une main sur mon épaule. Bon, pizzas, ça vous dit ?

Et aussi simplement que ça, il se lève, suivi par Ryan qui va chercher des bières et un soda dans le frigo.

Je souris en me passant une main sur le visage, soulagé. Les mecs et moi, nous nous connaissons depuis la fin du collège. Nous venons tous d’un milieu favorisé, ayant grandi dans le quartier de Beverly Hills, mais c’est la musique qui nous a rapprochés. Cela va faire quatre ans maintenant que nous vivons en colocation dans cette maison de Venice Beach, le long du boardwalk ; depuis la fin de nos études à UCLA en réalité. Nous y avons tous les quatre suivi un cursus en musique avant de nous installer ensemble afin de lancer notre carrière. Bien entendu, rien de tout ceci n’aurait été possible sans l’intervention de nos parents respectifs.

La famille de Ryan et Ayden est légèrement névrosée, mais ils peuvent compter sur elle. Les parents d’Oliver sont rarement présents, il a toujours passé tout son temps chez moi ou les frangins, se créant une seconde famille. Quant à moi, même si je leur en ai fait baver, mes parents sont toujours là, auprès de moi. Ils m’ont toujours encouragé dans ma passion. Peu étonnant dans la mesure où mon père est producteur de musique et ma mère, agente. Mon avenir était tout tracé, c’est moi qui ai tout fait basculer il y a un an et demi. Maintenant, à moi de faire mes preuves pour vivre pleinement mon rêve. Plus que six mois à tenir, loin de toutes tentations, avant le début de la tournée !

Je rejoins ma chambre le temps que les pizzas arrivent et file sous la douche. La maison appartient aux parents d’Oliver tandis que ceux de Ryan et Ayden ont financé l’aménagement du sous-sol en studio d’enregistrement. Quant aux miens, ma mère manage notre carrière via son agence et mon père supervise notre entrée dans la cour des grands.

J’ai à peine eu le temps d’enlever mon tee-shirt que mon portable se met à sonner. Je ricane en voyant qui m’appelle. Quand on parle du loup.

— Salut, maman.

— Bonjour, mon chéri. Comment tu vas ?

Je m’assieds sur mon lit et soupire.

— Ça va.

— Vraiment ou tu dis ça pour que je ne m’inquiète pas ?

— Vraiment, je t’assure.

— D’accord. Comment s’est déroulée cette première réunion ?

Je lève les yeux au ciel. Décidément, ils se sont passé le mot !

— Bien. Je sais que tu aimerais que je t’en dise plus, mais le principe des réunions Anonymes…

— … c’est de rester Anonymes, j’ai saisi, acquiesce-t-elle en riant doucement. Je me fais seulement du souci pour toi.

— Je sais, maman. Mais je te promets que ça va. Je sais que vous avez toutes les raisons de douter, papa et toi…

— Non Garrett, nous ne doutons pas de toi, m’interrompt-elle. Les derniers mois ont été particulièrement difficiles, mais tu t’es battu pour t’en sortir. J’ai confiance en toi, mon chéri, je sais que tu vas maintenir le cap.

Je serre les poings, la gorge serrée. Je leur dois d’y arriver.

— Papa est dans les parages ? demandé-je en basculant en arrière sur le matelas.

— Oui, je te le passe. Bonne soirée, mon chéri.

Fermant les yeux, je tente de faire passer la boule qui m’empêche respirer. Il faut que je me reprenne.

— Allô, fils ? lance la voix grave de mon père.

— Salut, papa, soufflé-je alors que mon regard se plante au plafond.

— Ça va, mon grand ? Je ne vais pas te demander pour la séance, ta mère a dû le faire.

— Évidemment, ricané-je, imité par mon paternel.

— Alors, l’écriture ? Tu as pu t’y remettre ?

— Pas vraiment.

Ma tête pivote vers le bureau où traîne mon carnet de notes qui reste désespérément vide.

— J’essaie. Il y a quelques ébauches, mais rien de très élaboré.

— C’est un début, Garrett. Chaque chose en son temps. En attendant, n’oublie pas que vous êtes un groupe et que même si c’est plus souvent toi qui t’y colles, tes amis sont tout aussi doués. C’est pour ça que vous êtes aussi bons.

— Je sais. T’as raison.

En mon absence, les gars ont mis les bouchées doubles, allant même jusqu’à se découvrir un certain talent pour l’écriture. Bien entendu, ils me soumettent toujours ce qu’ils écrivent et je peux y apporter ma patte, mais ce n’est pas pareil.

— J’ai vraiment cette sensation de ne servir à rien, confié-je à mon père.

— Je t’interdis de dire ça. Garrett, tu ne vas peut-être pas aimer la comparaison, mais c’est comme avec les enfants en bas âge. Ils ne peuvent pas tout faire d’un coup : apprendre à marcher, parler et faire leurs dents. Concentre-toi sur un défi à la fois. Le reste viendra tout seul.

Je me contente de hocher la tête, même s’il ne peut pas me voir. Accepter mes faiblesses est sûrement le truc le plus dur que j’aie jamais eu à faire.

— Matt serait fier de toi, tu sais.

Une boule vient à nouveau se loger au creux de ma gorge et les larmes me piquent les yeux. Je bascule un bras sur mon visage même si je suis bien à l’abri, seul dans ma chambre.

— Il me manque tellement, putain, murmuré-je.

— Nous aussi, Garrett. Nourris-toi de tes émotions, de tous les bons moments. C’est ça qui compte.

J’acquiesce avant qu’il ne raccroche. Je presse les paupières et prends une profonde inspiration. Les derniers mois ont été très durs, c’est vrai. Un vrai combat, brutal mais nécessaire, mais je m’en sors. Du moins, j’en ai l’impression. Toutefois, se concentrer sur les bonnes choses ne suffit pas toujours, surtout quand certains souvenirs sont aussi douloureux qu’une plaie à vif.

J’avais arrêté de compter les jours après la mort de Matt. Je me suis laissé aller, à la dérive, dans les nimbes de l’alcool. Les images de l’accident tournaient en boucle, mais ça m’allait très bien. C’était ma faute, de toute façon, je méritais de connaître cet état. Pourtant, j’avais honte quand les mecs posaient les yeux sur moi, dès qu’ils ouvraient la bouche, prêts à m’aider. Je préférais fuir et me renfermer sur moi-même. Pareil pour Margo et mes parents. Ils ne voyaient que le haut de l’iceberg, ils ignoraient tout ce qui s’agitait en moi, cette culpabilité qui me rongeait et me bouffait de l’intérieur – qui me ronge toujours. J’essayais de la faire taire en m’abrutissant avec les vices à portée de main : les filles, le whisky et la cocaïne. Ce dernier péché, personne ne le connaissait. Je m’en cachais.

Jusqu’au jour où mes parents sont entrés dans le salon, et que je n’ai même pas pris la peine de me relever. Pas pris la peine de les regarder.

— Garrett, a prononcé mon père d’une voix dure.

J’ai tourné la tête vers lui et froncé les sourcils en les voyant tous les deux alignés derrière moi.

— Quoi ?

— Tu pourrais au moins faire semblant d’être content de nous voir.

— Quel intérêt ? ai-je répondu en tendant la main vers la bouteille d’alcool qui traînait sur la table basse.

Mon père s’est empressé de me la subtiliser.

— Tu plaisantes, j’espère ? a-t-il hurlé. Devant nous ?

— Je suis adulte, je fais ce que je veux.

— Est-ce que tu t’entends ? Je peux savoir à quoi tu joues ?

— Foutez-moi la paix ! me suis-je emporté en tentant de quitter le sofa.

Mais mon état d’ébriété avancée m’empêchait d’avoir des mouvements fluides et assurés. J’ai tangué sur mes jambes, vacillé, avant de retomber sur l’assise.

— Garrett, ça ne peut pas continuer ainsi, m’a supplié ma mère.

— Je n’ai pas besoin que vous me disiez quoi faire ! Je vais bien.

— Arrête de nous mentir ! De te mentir ! On voit très bien que tu ne vas pas bien. Tu pourrais au moins avoir la décence d’être honnête avec nous et avec tes amis, m’a accusé mon père.

— Laisse-les en dehors de ça !

— Je ne peux pas ! Tu sembles justement oublier que vous faites partie d’un groupe et que tes actions ont des répercussions sur tout le monde ! Tu veux continuer sur ta lancée et foutre ton avenir en l’air, votre avenir ? Tu veux voir tes rêves partir en fumée ? C’est vraiment ce que tu souhaites ?

— Tu ne sais rien du tout, ai-je soufflé en le bousculant d’une épaule, enfin debout.

J’avais l’intention de rejoindre ma chambre, mais il ne m’en a pas laissé l’occasion. Il m’a fermement retenu par le bras et m’a ramené contre lui. Mon père et moi faisons à peu près la même taille, mais il est plus costaud que moi. Plus jeune, j’avais un peu peur de lui, même s’il n’a jamais levé la main sur mon frère et moi, mais ce jour-là, je ne sais pas si c’est l’alcool et la drogue qui coulaient dans mes veines, mais je me suis senti pousser des ailes, bien trop englué dans mon malheur pour voir que j’allais regretter ce qui allait se passer.

— Garrett, tu es mon fils et il est hors de question que je reste sans rien dire et sans rien faire alors que je te vois te détruire à petit feu.

— Josh, je t’en prie, est intervenue ma mère, les larmes aux yeux.

— Non, Monica, les conneries ont assez duré ! Il n’est pas le seul à souffrir, mais ça doit s’arrêter. Tu ne peux pas continuer comme ça, Garrett.

— J’en ai rien à foutre ! me suis-je écrié en repoussant fortement mon père.

Je me souviens avoir eu l’impression de rencontrer un mur de béton. Mon père s’entretient parfaitement, un peu tous les jours, mais il a tout de même reculé d’un pas, le regard sévère. Ses yeux perçants me défiaient clairement.

— Ce que je fais ne vous regarde pas !

— Tu crois qu’on va rester les bras croisés alors que tu te détruis à coups d’alcool et de drogue ?

— Je… Comment ? ai-je bafouillé, stupéfait, battant en retraite.

L’entendre de sa bouche rendait les faits terriblement concrets. Putain, je me haïssais. Tellement.

— On n’était sûrs de rien, mais tu viens de nous confirmer ce qu’on suspectait.

L’air fier sur le visage de mon père m’a fait bouillir. J’ai serré et desserré les poings, sentant monter une colère sourde en moi. Pourquoi ne me laissaient-ils pas ? Tout était ma faute, ils auraient dû m’en vouloir, me haïr pour ce qui s’était passé. J’étais le responsable !

— Les verres ont laissé place aux bouteilles entières et à la cocaïne ? Vraiment ? Tu es tombé si bas que ça ? Tu sais pourtant ce que ça fait, tu as grandi dans ce milieu. Tu en connais les ravages, Garrett. Je pensais t’avoir élevé mieux que ça.

— Il faut croire que non.

Il s’est précipité vers moi et a attrapé le col de mon tee-shirt. La couture a craqué sous la pression, le bruit sec a résonné à mes oreilles, ravivant ma colère, me rappelant que j’étais toujours vivant, contrairement à d’autres.

— Fais attention à ce que tu dis, Garrett. Nous sommes tes parents, tu nous dois le respect.

— Qu’est-ce que ça change ? Tu vas me frapper ? l’ai-je provoqué en donnant un coup sur sa poitrine.

— Ne me tente pas !

Je n’attendais que ça, ça n’aurait été que justice. Mes yeux crachaient toute la haine que j’éprouvais pour moi-même. Je voulais le pousser dans ses retranchements, je voulais qu’il me montre que j’avais raison. Je ne valais plus rien. J’étais au fond du trou.

— Eh bien, qu’est-ce que tu attends, vas-y ! Frappe-moi ! Je t’attends ! C’est tout ce que je mérite, non ?

J’ai amorcé un pas pour me coller un peu plus à lui, le pousser à bout, mais un cri à nos côtés m’a ramené brutalement sur terre.

— Garrett ! Je t’en prie.

Ma mère était en larmes. Mon père a fini par me relâcher et je me suis senti comme une merde sous le regard déçu de mes parents. Je me suis détourné, me rattrapant au mur de l’entrée. Je voulais qu’ils me fichent la paix. Qu’ils me laissent dans ma misère. Quand allaient-ils se rendre compte de ce que j’avais fait ?

— Garrett, a murmuré ma mère en posant une main dans mon dos. Je t’en prie, mon chéri. Il faut que tu acceptes notre aide. Tu ne peux pas continuer ainsi. Ça va te détruire. Je ne veux pas te perdre aussi.

— Maman…

Gémissant, à deux doigts de m’écrouler au sol, je ne savais pas quoi faire.

— Laisse-nous nous en occuper. On est là pour toi. Accepte d’entrer en cure de désintox. Choisis la vie plutôt que de sombrer. Fais-le pour toi, pour nous, pour lui.

Ses mots ont eu raison de mon entêtement, de mon apitoiement, de ma colère. La famille peut être notre chute comme notre salut. Je me suis effondré dans ses bras. J’ai laissé toute ma peine sortir, prenant conscience de l’ampleur de mes actes quand j’ai entendu les pleurs de mon père se joindre aux nôtres. Lui qui est un tel roc, celui sur qui on peut s’appuyer, je ne pouvais pas rester de marbre en le voyant craquer. Je ne voulais pas, plus, infliger ça à mes proches. Ce n’était plus possible.

Deux semaines plus tard, j’entrais en cure et je mettais entre parenthèses nos projets. Ça a été dur, le manque, la prise de conscience, l’acceptation ; tellement, mais cela en valait la peine.

 

J’essuie les larmes qui se sont fait la malle et quand j’ai enfin réussi à me ressaisir, je rejoins la bande, mon carnet et un stylo à la main. Je dois essayer, surmonter mon blocage. Alors je prends place dans le fauteuil et couche sur le papier tout ce qui me passe par la tête, bien motivé à faire ma part du boulot et à prouver aux autres que je suis toujours moi.

À suivre…

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