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numérique et broché

2 premiers chapitres

1

LENNON

10 juin

Je jette un coup d’œil à ma montre et réalise aussitôt que si je ne décolle pas tout de suite, je vais arriver en retard au boulot. Je vérifie une dernière fois que ma tenue, ainsi que mes cheveux, sont bien en place. J’ai mis mes Richelieus marron chocolat, un pantalon cintré bleu marine, rehaussé par une ceinture de la même couleur que mes chaussures, et ma chemise préférée à petit carreaux bleus, que j’ai passé trop de temps à repasser ce matin. C’est toujours une obsession chez moi : mes chemises doivent être impeccables, hors de question de paraître négligé. Je suis un homme d’affaires implacable et mon talent ne passe pas uniquement par mes compétences de négociateur ou mon sens du business, l’image que je renvoie ne doit pas faire de pli (tout comme mes vêtements d’ailleurs).

J’attrape mes clés, mon portable et mon portefeuille, enfile ma veste et sors enfin de mon appartement. Premier arrêt, le Starbucks en bas de chez moi pour ma troisième dose de caféine de la journée. On a tous nos petits vices.

Lorsque je pénètre dans le café, je suis directement accueilli par le nouveau barista qui me fait les yeux doux depuis quelques semaines.

– Bonjour, Reese.

– Oh, bonjour Lennon, la même chose que d’habitude ?

– Tu me connais par cœur.

L’homme me sourit en rougissant. Reese est plutôt mignon, néanmoins un peu trop jeune pour moi. Je pourrais profiter de son corps svelte pendant une ou deux nuits, je suis même certain qu’il serait du genre à faire mes quatre volontés au lit, mais hélas, je ne suis pas un adepte des coups d’un soir. Ça m’arrive, bien évidemment, comme à n’importe quel mec de mon âge avec une libido comme la mienne, mais je suis davantage fait pour les relations que pour le papillonnage débridé. Accessoirement, je suis plutôt du genre à tomber amoureux très facilement et j’ai déjà vécu pas mal de déceptions en m’accrochant comme un idiot, trop facilement, à des mecs baisés trois nuits de suite et qui ont ensuite disparu sans laisser d’adresse. Je suis certain que Reese serait tout à fait sexy, à genoux ou à quatre pattes devant moi, mais non, je passe mon tour. Après tout, qui aurait envie de se faire servir son café du matin par son ex, jour après jour ?

– Et un americano qui marche.

– Merci.

– Tu veux quelque chose à manger ?

Je récupère mon gobelet et prends une gorgée avide de ma drogue préférée.

– C’est gentil, mais je vais m’abstenir, j’ai trop bossé pour ruiner mes abdos avec une pâtisserie, lui dis-je en plaisantant.

J’aurais dû m’abstenir de ce genre de remarque franchement superficielle et aguicheuse car Reese rougit de plus belle. Je n’aime pas faire espérer inutilement les mecs avec lesquels je sais que ça ne fonctionnera pas. En sortant, je remarque qu’il a marqué son numéro de téléphone sur le gobelet à côté de mon prénom (orthographié avec un seul N) et je ris sous cape.

 *** 

 

Grâce au miracle de la caféine, j’arrive pile à l’heure à l’agence Love Forever dans laquelle je travaille. Ellie Anderson et Joy Monaghan sont mes patronnes (et amies par la même occasion) depuis maintenant six ans. Notre entreprise est spécialisée dans l’événementiel autour de l’amour (déjà trouvé ou non).

Quand je suis sorti de Columbia, j’avais l’ambition démesurée de travailler dans la finance, mais lorsque ma mère est tombée malade, je suis rentré au bercail à Boston et je me suis promis de trouver un travail qui ne me bouffe pas entièrement mon temps libre, pour pouvoir m’occuper de ma maman, quitte à prendre un boulot moins gratifiant.

Je me souviens encore de ma rencontre avec Joy. J’avais vu une annonce dans le journal pour un poste d’assistant. J’avais trouvé le concept de l’agence assez étonnant, et puis une blonde plantureuse m’avait reçu et n’avait absolument pas pris au sérieux le jeune homme de vingt-six ans inexpérimenté que j’étais alors, quand je lui ai annoncé qu’elle ne trouverait pas meilleur associé. C’est vrai que ma jeunesse et mon apparence extrêmement soignée pouvaient faire croire que je n’avais rien dans le cerveau, mais je me suis démené pour lui prouver que ce n’était pas le cas.

Je n’aurai jamais la prétention de dire que je suis un homme extrêmement intelligent (en premier lieu parce que ça ne serait pas vrai), mais j’ai un bon sens des affaires, une détermination à toute épreuve, et quelques autres cordes à mon arc. Toujours est-il que lorsque Joy a mis en doute mes compétences, je lui ai montré de quoi j’étais capable. Résultat, je suis toujours là, et même si j’ai une paye et une situation bien moins avantageuses que si j’étais resté à New York, j’ai pu m’occuper de ma mère jusqu’à son décès, il y a presque quatre ans. De plus, j’ai créé de belles amitiés avec Joy et Ellie et je ne regrette absolument rien. Je me suis construit une véritable nouvelle famille avec ces deux femmes en or.

Quand je pousse la porte de nos locaux, je suis accueilli par une Ellie complètement paniquée.

– Lennon, oh, Seigneur, merci !

–Je t’en prie, c’est tout naturel. Mais, plus sérieusement, il se passe quoi, là ? m’exclamé-je en balançant mes affaires sur mon bureau.

– Albert Stein vient de m’appeler, il ne pourra pas s’occuper du mariage de Jeremy et Scott.

– Il n’est pas sérieux !

– Si ! Il m’a dit qu’il avait trop de boulot et qu’il ne pourrait pas assurer notre commande.

– OK, Ellie, respire un bon coup, ça va aller. On va embaucher un nouveau fleuriste.

– Pour août ? Tu crois qu’on va réussir à trouver un putain de fleuriste à, quoi, à peine deux mois du mariage ?!

– Calme-toi et laisse-moi faire.

– Je…

– J’ai dit laisse-moi faire, ma belle. Je m’en occupe, et toi, en attendant, tu appelles Jeremy et tu lui dis que tout va bien.

– Merci, Lennon, je ne sais pas ce qu’on ferait sans toi.

– Tu survivrais, j’en suis certain, m’amusé-je. Malgré tout, si, quand je reviens avec un nouveau fleuriste, tu veux encore me donner du Lennon, oh, Seigneur, merci, surtout n’hésite pas.

Ellie lève les yeux au ciel malgré la tension ambiante.

Je m’installe à mon bureau sans perdre davantage de temps et commence à appeler tous les établissements à la ronde. En effet, comme l’avait prédit ma collègue, la tâche est ardue mais, après avoir passé près d’une dizaine de coups de fil infructueux, je tombe sur notre sauveur. La voix de baryton qui me répond me donne instantanément des frissons dans tout le corps ; elle est chaude, enveloppante et parfaitement irrésistible.

– Tamie’s flowers, Sebastian à votre service.

J’oublie un instant que je dois parler, trop occupé que je suis à imaginer l’homme à l’autre bout du fil.

– Allô ?

– Euh… oui… pardon. Désolé de vous importuner, Lennon Gallagher, je travaille à l’agence Love Forever, sur Tremont Street. Nous sommes spécialisés dans l’événementiel…

– Je sais qui vous êtes, me coupe-t-il. Que puis-je pour vous, monsieur Gallagher ?

– Je suis à la recherche d’un fleuriste.

– Vous avez tapé à la bonne porte, alors, s’amuse Sebastian.

Son rire me fait un effet d’enfer et je m’étonne de sentir une chaleur se diffuser dans mon bas-ventre.

– Mon agence doit gérer un mariage pour le 7 août prochain. Nous avions déjà un prestataire pour les fleurs, mais il vient de se désister et nous avons grandement besoin de trouver quelqu’un de solide dans les plus brefs délais.

– Le 7 août ?!

– Je sais… je sais, j’imagine que vous avez déjà un travail de dingue, mais je peux vous assurer que vous serez payé en conséquence. Le couple que je représente gagne un salaire à six chiffres, si vous voyez ce que je veux dire.

– Jolis arguments. Vous savez parler aux petits commerçants, vous.

– J’en ai d’autres en réserve au cas où.

– Pouvez-vous passer à la boutique en fin d’après-midi ? Me montrer ce qu’il vous faut, et nous pourrons voir ensemble si c’est faisable, salaire à six chiffres ou pas ?

– Oh, merci infiniment ! Vous me sauvez la vie, monsieur.

– Sebastian, s’il vous plaît.

– Sebastian, soufflé-je, en ronronnant presque.

– À tout à l’heure, alors.

– J’y serai, soyez-en certain.

Je raccroche et j’ai envie de me taper la tête contre mon bureau en repensant à la manière dont j’ai dit son prénom.

Il est vraiment temps que j’expulse mon trop plein d’énergie d’une manière ou d’une autre, parce que réagir comme ça à la simple voix de… Sebastian est digne d’un adolescent prépubère qui vient de découvrir la section lingerie du catalogue de vente par correspondance (ou la section boxers, dans mon propre cas). Je ne sais même pas à quoi ressemble cet homme, c’est ridicule. Je me dis que j’aurais peut-être bien fait de garder le numéro de Reese, en fin de compte.

Au moins, je suis soulagé de constater qu’en à peine une heure, j’ai déjà une solution à apporter sur un plateau à mon amie en détresse.

– Ellie, c’est bon ! J’ai rendez-vous avec notre nouveau fleuriste cet après-midi !

 

***

 

 

Il est près de dix-sept heures lorsque je pénètre chez Tamie’s flowers. La petite cloche en haut de la porte lâche un carillon cristallin et j’entends du bruit dans l’arrière-boutique. Les lieux sont petits, mais décorés avec goût ; je m’approche du comptoir sans hâte quand un homme apparaît enfin.

– Bonsoir !

Je me fige quand je reconnais la voix que j’ai eue au téléphone ce matin. Sebastian se tient devant moi, avec un sourire à faire tomber n’importe quel être humain doué d’une vue qui fonctionne. Il est plutôt grand ; il me rend deux ou trois centimètres quand je suis pourtant habitué à dépasser presque tout le monde du haut de mon mètre quatre-vingt-huit. Des yeux bleus presque gris, des cheveux d’un blond foncé et une barbe rousse. Je suis subjugué, parce que le physique va vraiment très bien avec la voix que j’ai entendue.

– Monsieur ?

– Oh, pardon. Désolé, je suis vraiment tête en l’air aujourd’hui.

Enfin, je suis surtout en pleine traversée du désert en ce moment, et mon deuxième cerveau prend trop souvent le relais sur celui dont j’ai un besoin très urgent là, maintenant.

– Je suis Lennon, on s’est parlé au téléphone ce matin, dis-je enfin en lui tendant la main.

– Oui, bien sûr.

Sa poigne est ferme, sa paume légèrement calleuse en total contraste avec mes doigts fins et peu habitués au travail manuel.

– Alors, dites-moi, comment puis-je vous aider ?

J’ai tout prévu, et je lui sors immédiatement le projet papier qu’Ellie a monté pour la décoration de la salle. Elle m’a demandé si je voulais qu’elle vienne à ma place à ce rendez-vous, mais j’ai réussi à m’en sortir en lui prétextant qu’elle pourrait rentrer plus tôt chez elle, auprès de son homme, le très séduisant et très hétéro Preston Barlow.

Sebastian, c’est ma proie, je l’ai, je le garde !

Je commence une description détaillée sur les prestations que l’on voudrait, les types de fleurs, les compositions. Sebastian et moi discutons de tout. Lui, penché, ne quitte pas des yeux les photos et les croquis, alors que moi, j’ai toutes les peines du monde à détourner le regard de son visage. Le comptoir m’empêche fort heureusement de me mettre à mater autre chose, mais j’ai déjà assez à faire avec ce que j’ai devant moi. Sa peau est légèrement marquée par le temps, au coin des yeux. Ses traits sont harmonieux, ses yeux de la couleur d’un orage en été, sa bouche fine. Je décèle une lueur indescriptible dans son regard, qui me touche d’une manière obscure, mais impossible de la comprendre. Il doit avoir au moins quarante ans, je dirais, soit quelques années de plus que moi. Cet homme est indéniablement beau mais, au vu de sa tenue et de sa posture, je pense qu’il n’en a même pas conscience. Je me demande surtout ce que cachent ses vêtements et son tablier extrêmement seyants. Je suis presque déçu de ne pas sentir s’il porte du parfum, car l’odeur ambiante des fleurs est presque entêtante.

– Ça ne me paraît pas extravagant, au vu de ce que vous m’avez annoncé sur vos clients.

– Ça reste des gens simples, qui n’aiment pas étaler leur richesse, mais qui n’hésiteront pas à mettre le prix s’ils l’estiment justifié.

– Rappelez-moi la date, s’il vous plaît ?

– Le 7 août.

Sebastian se redresse et frotte pensivement sa main sous son menton barbu. Je ne peux m’empêcher de regarder les muscles de son bras se contracter en réponse à son mouvement.

– Je pense qu’on peut s’en sortir. Pouvez-vous me laisser tout ça le temps que je prépare un bon de commande détaillé ?

– Oui, bien sûr, je reviendrai les rechercher plus tard.

La bonne occasion. Même pas besoin d’inventer un prétexte.

– Je vous fais un devis d’ici lundi prochain, ça vous paraît honnête ?

– Vous nous sauvez la vie, alors oui, c’est parfait pour m… pour nous. Love Forever.

– Vous vouliez discuter d’autre chose ?

En toute honnêteté, non, car on a déjà parlé de tout, mais je ne peux me résoudre à partir comme ça sans au moins tâter un peu le terrain. C’est plus fort que moi. Beaucoup de gens sont persuadés que tous les hommes gays possèdent, de série, une espèce de radar qui permet de repérer n’importe lequel de nos semblables à des kilomètres à la ronde, mais la réalité est bien différente. En tout cas, pour ma part, il me faut toujours travailler un peu avant de connaître le fin mot de l’histoire. Déjà, parce que la manière d’être n’est pas toujours révélatrice de qui on a envie de s’envoyer, pour parler crûment, et parce que, comme tout le monde, on loupe parfois les signaux. Alors certes, on ne peut pas dire que Sebastian m’en ait très clairement envoyé, mais on ne sait jamais. Malgré tout, je n’ai pas intérêt à lui rentrer dedans direct (au sens propre comme au figuré), mais j’ai ma petite idée pour vérifier tout de suite s’il est du genre à casser du pédé ou pas.

– En revanche, je me dois de vous prévenir qu’il s’agit d’un mariage entre deux hommes.

Sebastian lève les sourcils d’un air étonné et bloque pendant quelques secondes ; je m’attends presque à un « je suis désolé mais ça ne sera pas possible » quand je me retrouve plutôt agréablement surpris.

– Et ? S’il n’y a que ça, ce n’est absolument pas un problème. Je dirais même que professionnellement je n’ai pas à avoir d’avis là-dessus. On me commande des fleurs, le reste ne me regarde pas. Ce serait malhonnête et particulièrement répugnant de m’offusquer.

– Tout le monde n’est pas comme vous.

– Et c’est bien dommage.

Sa réponse me plaît, mais elle est aussi révélatrice du fait que cet homme semble parfaitement hétéro ; je crois bien qu’un gay pur et dur aurait eu un autre genre de réponse.

Je suis déçu, c’est certain, mais je ne m’avoue pas vaincu. Cet homme me colle des frissons et je donnerais n’importe quoi pour me retrouver sous lui, ou l’inverse d’ailleurs (je n’ai pas de préférence, du moment que tout le monde prend son pied à la fin).

Un des fantasmes gays les plus répandus est d’attirer un hétéro dans leurs filets (il ne serait donc plus si hétéro que ça, en fin de compte) ; c’est peut-être l’occasion de voir si je peux me montrer à la hauteur de l’imaginaire collectif de ma communauté.

– Merci pour tout, Sebastian.

– De rien, et bonne soirée.

– Bonne soirée.

Je ressors de la boutique avec une boule dans la gorge. Mon éternel problème refait surface. Je suis un vrai cœur d’artichaut, et j’ai le sentiment récurrent que ça me perdra (et si le cœur ne s’en charge pas, j’ai un second candidat très motivé cinquante centimètres plus bas qui ne demande qu’à prendre le relais).

Bon, dans tous les cas, et même s’il est encore un peu tôt pour crier victoire au nom de l’agence, on dirait bien que j’ai réglé le problème des fleurs.

Oh, Seigneur, Lennon, merci.

2

SEBASTIAN

9 juillet

Je suis quelqu’un de posé, calme et réfléchi. Tenir cette boutique de fleurs, le rêve de ma défunte femme, travailler de mes mains, laisser libre court à mes pensées, mon imagination, en mariant les couleurs, les textures, créer de véritables tableaux presque vivants, c’est mon exutoire.

Je me sens libre quand je suis ici, entre ces murs. Je ne les quitte jamais vraiment puisque je vis au-dessus. Ce magasin est tout ce qu’il me reste depuis le décès de mon épouse, il y a deux ans. J’ai plongé corps et âme dans le travail, tellement désireux de pérenniser le projet de notre vie, son deuxième bébé, comme elle le disait si souvent.

Mon fils, Wyatt, s’est proposé pour me donner un coup de main, mais j’ai refusé. À vingt-sept ans, il a autre chose à faire de son temps libre que d’aider son père. Il doit se concentrer sur sa propre vie, son boulot de militaire, profiter lui aussi.

Cela fait plusieurs fois qu’il me pousse à sortir un peu de ma petite routine, il aimerait que je voie autre chose, mais je n’en ai pas envie. Rien ni personne ne m’en donne la motivation, en réalité.

Je ne vois pas où est le mal, après tout. Chacun vit le deuil à son rythme, à sa façon.

Cela fait une heure que je suis en plein ménage. D’abord la vitrine, maintenant les étagères. Je déplace, nettoie et replace. J’arrangerai ensuite les compositions mises en avant sur le trottoir et il faudra que je passe le balai. L’arrière-boutique a, elle aussi, besoin d’un coup de chiffon.

– Une célébrité est attendue et on ne m’a rien dit ? m’interpelle Prisca.

Je me tourne vivement vers mon employée, qui se tient dans le couloir reliant la boutique à la réserve et qui donne sur l’allée à l’arrière, là où l’on charge le camion pour les livraisons.

– Absolument pas. Pourquoi tu dis ça ? la mouché-je en haussant un sourcil.

– Cela fait bientôt huit ans que je travaille ici et je crois bien que c’est la première fois que je vois la boutique si propre. Mon Dieu, ce carrelage, il brille tellement que j’ai mal aux yeux, se moque-t-elle.

Je me renfrogne et retourne à mon rangement. J’entends le pas léger de Prisca me suivre jusqu’à l’étalage de bouquets colorés de fleurs d’été : pivoines, roses, lavande, lys, glaïeuls et dahlias.

– Hey, Sebastian, je plaisante. Je ne voulais pas te vexer.

– Tu ne m’as pas vexé.

– Tu dois bien avouer que cela ne te ressemble pas vraiment. Je ne dis pas que la boutique est sale et en désordre en temps normal, mais à ce point ? Et puis, généralement, tu attends le week-end pour t’occuper de ça.

– Je sais, je veux juste faire bonne impression.

– À qui ? s’intéresse-t-elle.

Eh merde ! Pourquoi ai-je été dire ça ? Maintenant, Prisca va insister, elle est beaucoup trop curieuse.

La vérité, c’est que je ne sais même pas pourquoi je suis comme ça. Être nerveux et ne pas tenir en place, c’est tellement éloigné de ma nature. Enfin, si j’analyse un peu les choses, je n’ai pas à chercher très loin pour en comprendre la raison, mais j’ignore pourquoi il a cet effet sur moi.

Je décide toutefois d’être honnête envers elle et lui explique posément les choses.

– Tu te souviens, je t’ai parlé du contrat qu’on a eu pour ce mariage qui aura lieu début août ?

– Oui, je m’en souviens, ils étaient embêtés par le timing, c’est ça ?

– Oui, l’un des employés doit venir vérifier les dernières propositions aujourd’hui et les montrer à ses clients, je suis un peu anxieux.

– Pourquoi tu stresses ? Tu vas gérer, comme d’habitude, je ne me fais pas de souci.

– Je me dis que ce serait peut-être l’occasion de déboucher sur quelque chose de moins occasionnel, peut-être un partenariat avec eux, tu vois ? Si mon travail leur plaît, ils auront envie de retravailler avec nous et ainsi de suite. Cela nous ferait une bonne pub, tu ne penses pas ?

– Bien sûr. Mais encore une fois, tu es très doué. Je sais que tu as toujours pensé que Tamara l’était plus que toi, parce que cette boutique c’était son envie et son idée à elle, mais tu l’es tout autant. Tu as su insuffler ton âme à ce lieu autant qu’elle.

– Merci beaucoup.

Ses mots me touchent profondément et me vont droit au cœur.

– Attends une seconde, rebondit-elle en revenant sur ses pas, alors qu’elle s’apprêtait à rejoindre la ruelle. Le mec dont tu parles, c’est le beau gosse que j’ai croisé la semaine dernière, et celle d’encore avant ?

Évidemment qu’elle l’a repéré.

– Oui.

– Il doit repasser encore aujourd’hui ?

– C’est exactement ce que j’ai dit.

– Intéressant.

– Prisca, la reprends-je doucement. J’imagine bien que tu aimerais pouvoir te rincer l’œil encore une fois, mais les livraisons ne vont pas se faire toutes seules.

– Chef, oui, chef.

Elle s’en va en riant tandis que je lève les yeux au ciel.

 

***

 

 

Lennon Gallagher.

Il est fortement possible que ce soit lui qui me rende nerveux. Et indubitablement, ce n’est pas normal.

Cela fait un mois qu’il a poussé pour la première fois les portes de la boutique et il est revenu de temps en temps, soit pour le travail, prendre des nouvelles sur l’avancement du projet ou simplement pour faire un achat personnel.

En temps normal, les clients vont et viennent et une fois un bouquet, une composition, une plante entre les mains, j’oublie souvent les visages et les noms. Je ne suis pas physionomiste pour un sou. Mais ? Il est impossible à oublier parce qu’il est…

Je relève brusquement la tête alors que le carillon au-dessus de la porte tinte avec clarté. Lennon pénètre à l’intérieur et, comme les fois précédentes, je ne peux qu’admirer son allure et son look impeccables. Il est de ce genre d’hommes sur lesquels on se retourne aisément.

Costume taillé à la perfection, coiffure soignée, mains propres. Le contraire de moi, en réalité. Et, surtout, au minimum quinze ans plus jeune. Alors, oui, ce n’est pas normal que cet homme attire mon attention à ce point, ni qu’il me rende nerveux.

– Sebastian, bonsoir.

– Bonsoir, Lennon.

Je déglutis, parce que prononcer son prénom me fait tout drôle. Et je déglutis une nouvelle fois alors qu’il me gratifie d’un sourire absolument enjôleur. Je parie qu’il en use et en abuse allégrement.

– J’espère que je ne te dérange pas ?

– Non, pas du tout. J’ai bien avancé dans le projet, c’est presque prêt. J’ai réalisé quelques croquis au feutre pour te donner une idée. Je vais te donner le dossier, que tu en discutes avec tes patronnes et aussi tes clients.

Je me dirige vers le bureau avec l’intention de récupérer les papiers pour les lui donner, mais quand je me retourne, je vois qu’il m’a suivi. J’ai un petit mouvement de recul qui ne passe pas inaperçu.

– Oh, je suis désolé, s’excuse-t-il en faisant un pas en arrière. Je ne voulais pas…

– Non, ce n’est rien. Entre, je… je peux te montrer ce que j’ai fait déjà.

– Oui, avec plaisir.

Lennon me rejoint près du bureau ; j’ai soudain l’impression que l’air vient de se raréfier et que l’espace est devenu beaucoup trop petit pour nous deux. Je suis déstabilisé par sa présence. Ce mec a beaucoup de charisme et je ne suis pas habitué à côtoyer des personnes telles que lui.

Je repose le dossier sur le meuble et en sors mes dessins.

– Waouh, s’exclame-t-il en se penchant un peu plus.

Son épaule frôle la mienne et son parfum me saisit les narines. Quelque chose de très masculin, boisé.

– J’aime beaucoup le mariage des couleurs.

– J’ai pensé que blanc et bleu serait une bonne idée. Des œillets, des pivoines, des roses, de la lavande, du jasmin, des dahlias. Des bouquets en bout de chaque rangée de sièges pour la cérémonie. De petites compositions pour les centres de table. Par rapport aux détails concernant les lieux, j’imagine des structures un peu montantes de chaque côté de la scène. Des petites touches, aussi, sur le bar et dans l’entrée.

– C’est vraiment superbe. Tu es doué.

– Merci.

Il me lance un nouveau regard, qui dure un peu plus longtemps. Ses yeux passent furtivement sur mes lèvres avant de descendre dans mon cou, puis il retourne aux croquis l’air de rien.

Je passe la langue sur mes lèvres et me décale un peu. Cet homme a un effet sur moi que je ne m’explique pas. Enfin, j’ai bien déjà ressenti cela auparavant, je l’ai même expérimenté, mais c’était il y a des années. Tamie a été la seule et l’unique depuis mes dix-huit ans.

Je suis mal à l’aise, je ne comprends pas ce qu’il m’arrive. Lennon n’y est pour rien, évidemment, mais je sens malgré tout que c’est lié à lui, à sa présence.

– Je suis persuadé que cela va plaire à Ellie et Joy, ainsi qu’à nos clients. Aucun doute là-dessus.

– Je l’espère.

– Ces dessins sont vraiment incroyables, tu as étudié l’art en plus d’avoir suivi une formation de fleuriste ?

– Non, souris-je. J’aime dessiner, c’est tout, et le métier s’y prête bien.

Lennon reste silencieux un instant tandis que je l’observe caresser du bout du doigt la courbure de l’arche de fleurs sous laquelle les invités devront passer avant d’aller s’installer sur les bancs. Puis, après quelques secondes, il rassemble tous les documents pour les ranger dans la chemise en carton.

– Tu peux le prendre pour le montrer à ton agence.

– Oui, merci.

Un silence s’installe entre nous tandis qu’il m’observe attentivement. Je ne sais pas trop comment interpréter ce que je crois voir. Il me semble ? Je secoue mentalement la tête, parce qu’entre nous, c’est tout bonnement impossible. Il est beaucoup trop jeune pour moi, sans parler de nos différences si flagrantes qu’elles sautent littéralement aux yeux. Je suis complètement ridicule, de m’imaginer de telles choses.

Il avance pour se retrouver à la même hauteur que moi, les documents entre ses mains, plaqués contre son torse. Ses yeux chocolat plongent dans les miens et me sondent. Respirer le même air que lui devient soudain beaucoup trop difficile. Ma poitrine se bloque et j’attends.

– J’ai fouillé sur internet, mais je n’ai pas trouvé ton site.

– Oh, euh… c’est parce que je n’en ai pas.

Ce changement de sujet de conversation me prend de court.

– C’est dommage, à l’ère numérique, cela pourrait être un plus pour ta boutique. D’autant plus quand je vois tes dessins, j’imagine tout de suite un mariage entre des photos naturelles et des esquisses. Je suis sûr que cela attirerait l’œil.

– Je n’ai jamais eu le temps de m’en occuper et ma femme non plus.

Lennon a un petit tic nerveux alors que je mentionne Tamie. Il recule légèrement et son regard descend jusqu’à ma main gauche, comme s’il ressentait le besoin de vérifier si je porte une alliance.

– Tu es marié, dit-il d’une voix posée, mais tu n’as pas de bague, pourtant. Cela peut induire certains ou certaines en erreur.

– Je ne le suis plus, expliqué-je. Enfin, je suis veuf, ma femme est décédée il y a deux ans.

– Oh, je suis sincèrement navré. Désolé, je suis trop indiscret. Je ne voulais pas me montrer inconvenant.

– Il n’y a pas de mal. Ne t’en fais pas. Est-ce que tu veux voir ce que donnent les fleurs toutes rassemblées pour les bouquets dans l’allée ?

– Oui, volontiers. Je pourrai ainsi faire quelques photos.

– Suis-moi.

Je le conduis vers le mur où sont alignés les bacs avec les fleurs vendues en petits bouquets, ou à l’unité pour certaines. Je commence par les blanches : lys, roses, freesias ; puis les touches bleues avec statices et bleuets. Je dépose les végétaux sur le comptoir, sélectionne quelques feuillages pour donner du volume à l’ensemble et me mets à la tâche.

Avec application et savoir-faire, je m’applique à donner vie à cet ensemble sous l’œil attentif de Lennon. Il ne rate aucun de mes mouvements et semble sincèrement admiratif. Les tiges tournent entre mes doigts et, une fois mon ouvrage terminé, je tends la composition dans sa direction.

– Voilà ce que j’imaginais.

– C’est vraiment superbe. Je suis très impressionné. Tu fais ça à une vitesse, sans rien casser. Je suis doué de mes mains, mais pas sûr que j’arriverais à en faire autant.

– Ça s’apprend.

Lennon prend quelques clichés avant de me questionner.

– Tu as toujours voulu être fleuriste ? se renseigne-t-il.

– Mes parents sont horticulteurs en dehors de la ville, j’ai toujours baigné dans les fleurs, les plantes, la nature, alors oui, on peut dire ça. Je n’ai pas vraiment décidé moi-même, ce sont plutôt elles qui m’ont choisi.

Nous sommes interrompus par le carillon à l’entrée, qui annonce l’arrivée d’un client.

– Je ne t’embête pas plus longtemps, Sebastian. Je vais montrer tout ça à mes patronnes et je reviens vers toi rapidement pour les détails et l’organisation du jour J.

– Très bien, on fait comme ça.

– Bonne fin de journée et bonne soirée.

– Toi aussi.

– À bientôt.

Il me gratifie d’un nouveau sourire qui ne me laisse pas de marbre ; je laisse mes yeux errer sur son corps alors qu’il quitte la boutique. Il a vraiment un physique parfait, il semble prendre soin de lui et son allure est assez sportive. Il est véritablement beau, en fait, mais je chasse aussitôt ces sentiments très perturbants pour offrir toute mon attention à mon nouveau client.

Arrête de rêver, Sebastian.

À suivre…

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