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Mur de marbre
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numérique et broché

7 premiers chapitres

 1

Frank

 

La présaison de hockey est terminée depuis trois jours. Résultats en demi-teinte, deux victoires (même si elles étaient belles) pour quatre défaites : peut mieux faire. Demain c’est notre premier match à domicile contre les Blues de Saint Louis. Bien que j’aie apprécié des vacances méritées, le fait est qu’on a complètement foiré les séries éliminatoires d’avril dernier, et un sentiment d’amertume perdure. Quand je repense à ce qu’on a été capables de faire l’année dernière, franchement, je suis encore dégoûté et totalement dépité. J’espère que cette année sera meilleure et qu’on va tout déchirer. L’équipe est au taquet, la cohésion tip top, je ne vois pas de place pour l’échec ni rien qui puisse venir gâcher mon moral d’acier !

Les entraînements ont lieu à onze heures ici, à l’United Center fermé au public, ou bien au Johnny’s IceHouse West, une patinoire pas très loin de l’UC. Là-bas, c’est ouvert, mais on ne fait pas pour autant de séances de dédicaces. L’entraînement d’aujourd’hui est terminé et normalement, on rentre tous chez nous après la douche, ou bien on va manger un bout ensemble quelque part, mais là, les dirigeants nous ont demandé de venir en salle de réunion. Alors les mecs arrivent au compte-gouttes dans les vestiaires, certains plus ou moins rapidement, d’autres sont même carrément lents. Je fais partie des rapides, si bien que ça fait déjà presque dix minutes que je poireaute sur mon siège. Je commence à m’impatienter, tapant frénétiquement mon pied sur le sol.

Le PDG des Blackhawks n’est pas encore arrivé, mais Jack Tirell, notre entraîneur, est là avec quelques autres personnes du staff.

Putain, ça me saoule !

J’ai l’impression de perdre mon temps. Je me relève pour aller chercher mon portable que j’ai laissé comme un con dans ma voiture.

– Qu’est-ce que tu fais, Frank ? m’interpelle Jack.

– Je vais juste chercher mon téléphone.

– Ne t’attarde pas, il ne manque pas grand monde et ça va bientôt commencer.

– Ouais.

Il ne manque pas grand monde ? Il ne sait plus compter… Dans le couloir, je croise quelques joueurs qui ont enfin fini de se pomponner, ainsi que le personnel soignant. Sam, notre ailier droit star, m’appelle, et je me retourne tout en marchant à l’envers.

– Qu’est-ce que tu fous ? demande-t-il.

– Vous êtes trop lents, je me casse ! Ça fait déjà dix minutes que j’attends.

– Tu es sûr que tu t’es lavé ? me titille-t-il.

– Hein hein, grimacé-je alors que Nathan, notre capitaine, passe à côté de moi.

– Frank ! Attention ! s’exclame-t-il.

C’est trop tard, je viens de percuter quelqu’un et vu le « merde ! » qui s’échappe, ce n’est pas un de mes coéquipiers mais une femme. Quand je me retourne, une rousse au carré flou, accroupie, tête baissée, est en train de ramasser des documents. Je me précipite aussitôt pour l’aider, emmerdé.

– Excusez-moi, j’aurais dû regarder où j’allais !

L’inconnue est focalisée sur les papiers éparpillés partout, elle m’ignore. Des pieds passent de chaque côté de nous. Maintenant, avec cette connerie, je vais être le dernier à arriver ! Alors que je lui tends les derniers documents, mon regard tombe sur le dessus de sa main et j’arrête brusquement de respirer. Mon coeur marque un temps d’arrêt, un bourdonnement sourd résonne dans ma tête. Je m’empare de ses doigts et caresse du pouce la petite marque de naissance en forme de croissant de lune et les trois grains de beauté à côté qui font image d’étoiles.

– Lexi ? demandé-je d’une voix très rauque, bien plus que d’habitude.

Putain ! Putain ! Putain !

Elle retire brusquement sa main de la mienne et se redresse rapidement. Mes yeux lancent sûrement des éclairs, mais je ne contrôle rien. Je suis brutalement renvoyé neuf ans en arrière, quand cette femme m’a brisé le cœur. Elle est encore plus belle qu’avant, je ne me doutais pas que ça pourrait être possible. Ses cheveux longs ont laissé place à une coupe plus courte, magnifique, qui met en valeur son visage un peu plus rond. Elle tient fermement les documents contre sa poitrine. Elle porte un chemisier fluide blanc sans manches, un pantalon rose pâle. Deux escarpins noirs à talons aiguilles raisonnables viennent parfaire la tenue. Ses yeux verts scintillent et j’y vois passer un mélange d’émotions alors qu’elle m’étudie à son tour.

Moi aussi j’ai bien changé en presque dix ans, surtout depuis que je suis passé pro et que je fais partie des Blackhawks. Je ne suis plus l’étudiant qu’elle connaissait et elle n’est plus la jeune fille dont je suis tombé amoureux à l’époque, loin de là. Presque une décennie, il s’en est passé des choses… Pourtant, la revoir, bordel… tout remonte à la surface et j’ai la sensation de suffoquer.

– Bonjour, Frank, lance-t-elle enfin dans un murmure de voix qui me transperce et me donne des frissons.

Elle s’écarte et le bruit de ses talons sur le carrelage tourbillonne dans ma tête. Elle disparaît à l’angle du couloir et je reste scié sur place comme un débile alors que les derniers mecs sortent des vestiaires pour rejoindre la salle de réunion. Tant pis pour mon téléphone, je m’insère dans le petit groupe, histoire de ne pas être le dernier à arriver. Un peu comme un zombie, je rejoins le fond de la salle et m’écrase sur un siège sans prêter attention à ce qui se passe autour de moi.

Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas pensé à Lexi. Et je n’aurais jamais cru la revoir un jour. Pas ici, pas comme ça, dans mon univers.

Un brouhaha monte dans la salle alors que le PDG James McDonnell entre à son tour. Je me redresse légèrement, afin de me ressaisir un instant et de faire bonne figure, mais je sais que je ne peux leurrer personne. Je n’entends pas vraiment ce que dit James, je ne fais pas mieux quand coach T prend le relais, mais mon esprit sort du brouillard quand une voix cristalline s’élève dans le capharnaüm masculin.

– Bonjour, messieurs.

C’est Lexi qui parle, bordel de merde ! Mais qu’est-ce qu’elle fait ici avec nous ? ! Je me relève d’un seul bloc pour mieux voir parce que les mastodontes devant moi me cachent la vue. Les plus petits d’entre nous font déjà un mètre soixante-quinze, pas facile d’avoir un horizon dégagé. Elle se tient droite devant nous et semble empreinte d’une confiance en elle que je ne lui connaissais pas, d’autant plus devant un parterre de sportifs massifs comme nous.

– Je me présente, je m’appelle Lexi Hollner. Je suis diplômée en psychologie de l’université d’État du Michigan.

– Hey ! m’interpelle Sven à ma droite, tu n’es pas allé à cette fac aussi ?

Je hoche rapidement la tête histoire de ne pas l’envoyer chier, mais je veux me concentrer sur elle, comprendre ce qu’elle vient foutre ici. Pourquoi déboule-t-elle dans mon univers, pourquoi vient-elle tout chambouler maintenant ? !

– J’étais à Detroit jusqu’à l’année dernière où j’exerçais dans un centre d’aide et de traitement du trouble de stress post-traumatique, principalement chez les militaires, depuis quatre ans.

– Pourquoi vous êtes là ? l’interrompt une voix grognon dans la masse.

– On y vient, Oleg ! intervient James, de mauvaise humeur face à l’interruption.

– Le groupe, explique-t-elle en désignant le PDG, le coach, les autres dirigeants ainsi que l’équipe soignante, m’a contactée afin que je vienne évaluer l’équipe puis vous suivre et intervenir sur la gestion de la colère.

Un mélange de rires, de mécontentement, de grognements s’élève instantanément. Elle ne se doute pas une seconde que c’est comme si elle venait de jeter de l’huile sur le feu. Comment peut-elle envisager un seul instant de pouvoir canaliser tous ces kilos de muscles quand ils sont sur la glace ? La brutalité, à petite – bon c’est vrai, parfois grosse – dose, fait partie du sport et du spectacle. Les spectateurs raffolent d’une bonne bagarre, qui ne s’éternise jamais vu que les arbitres sont là pour nous séparer. Comment les dirigeants ont pu nous pondre un truc pareil ?

– C’est complètement ridicule ! s’exclame Keith, un de nos défenseurs.

– Absolument débile ! renchérit Alexej.

Sven se marre à côté de moi. Seuls les plus anciens osent dire à haute voix ce qu’ils pensent, mais je vois bien, en regardant les visages autour de moi, que personne n’est ravi de cette intrusion.

– On ne vous laisse pas le choix ! gronde James. La fin de saison dernière était absolument terrible. Vous avez tout donné pendant la saison régulière et tout s’est effondré pendant les séries éliminatoires. Mlle Hollner n’est pas là pour vous fliquer, elle va vous observer et elle choisira de travailler sur les points qu’elle estimera importants. Je refuse que l’on réitère les mêmes erreurs que l’année passée. Je suis dans le métier depuis longtemps, je sais ce que le hockey représente pour chacun d’entre vous, je n’ai aucun doute là-dessus. Je suis fier de vous et nous voulons juste mettre toutes les chances de notre côté.

Mon grognement se fait bien plus fort que je ne l’aurais voulu et presque tout le monde se tourne vers moi, exception faite de Lexi qui fixe le sol à ses pieds. On dirait bien qu’elle m’évite, je ne comprends pas. Elle a accepté de venir travailler ici, elle savait qu’elle m’y trouverait. Elle ne va pas pouvoir faire comme si je n’étais pas là. Et puis merde ! Ici c’est chez moi ! Ma colère monte d’un cran ; cela empire quand coach T me réprimande devant tout le monde et surtout devant elle. Ma fierté et mon ego en prennent un coup, même si c’est justifié.

– Frank. Toi le premier, il faut que tu apprennes à gérer ton ressenti face à Carmichael. Chaque confrontation m’apparaît comme une bombe à retardement !

– Ce crétin me cherche à chaque fois, me défends-je en bombant le torse et en haussant le ton. Je ne vais sûrement pas me laisser marcher sur les couilles ! Ce mec est un connard, il l’était déjà à la fac et il le restera. Pourquoi est-ce que vous vous souciez de ça maintenant ? Depuis que je suis entré dans le circuit professionnel, c’est comme ça. On ne s’aime pas, c’est tout. Et puis les bagarres font partie du spectacle.

Je cherche Lexi du regard, elle sait pourquoi les relations sont ce qu’elles sont entre Kane et moi, mais elle continue de m’ignorer et putain ça me fait chier !

– On en a tous conscience, Mlle Hollner également. Je dis juste qu’il faut essayer de calmer le jeu, ça devient systématique. Tu as été exclu en quart lors du sixième match à cause de ça, rappelle durement le PDG.

– Parce que vous croyez que je ne m’en veux pas assez ? ! craché-je en me mettant debout pour me défendre. Il n’y a pas besoin de faire venir un psy pour ça !

– On ne te demande pas ton avis. Tout le monde sera traité avec le même égard, nous intime James le regard sévère. Mademoiselle Hollner ?

Cette fois-ci, elle regarde l’assemblée, montrant un visage doux et agréable, mais ses yeux refusent de s’aventurer dans le fond de la salle. Comment compte-t-elle travailler correctement si elle ne veut pas me regarder ? Je suis là, j’existe et je n’ai pas l’intention de disparaître parce qu’elle revient dans ma vie !

– Dans un premier temps, je serai en phase d’observation sur le terrain mais aussi via les vidéos, puis j’aurai un entretien avec chacun d’entre vous. En fonction de mon appréciation, j’approfondirai si je le juge nécessaire. Je ne suis pas là pour vous punir. Je suis persuadée que tout peut se passer dans de bonnes conditions.

– Je vais m’assurer que chacun de mes gars y mette du sien, promet coach T.

Ça me fait bien marrer, autant de testostérone pour une seule femme, je demande à voir. Elle a peut-être pris confiance en elle, mais ça fait un sacré boulot quand même. Et je ne compte pas lui faciliter la tâche !

Alors que les mecs commencent à se lever, James a encore un truc à dire.

– Il va de soi que Mlle Hollner nous accompagne en extérieur, dans un premier temps du moins. Là encore, on ne vous demande pas votre avis, grogne-t-il pour couvrir les agacements de tout le monde. Je vous demande de vous comporter avec correction et amabilité, montrez-moi que j’ai raison de vous faire confiance.

Oh putain !

Elle va être avec nous pendant combien de temps ? Merde ! Jamais, mais alors non jamais, je n’aurais pensé me retrouver avec elle ici, sur mon lieu de travail, dans le cadre du hockey. Putain ! La vie m’en veut.

Je laisse le plus gros de la troupe sortir de la salle et je passe à côté d’elle sans un regard, tellement j’ai hâte de quitter cette pièce devenue étouffante. J’entends vite fait des bouts de phrases, James et Jack qui se demandent s’ils ont bien fait de nous annoncer ça maintenant et pas après la reprise. Ouais c’est sûr, cela serait sûrement vachement mieux passé si on avait appris cette connerie alors qu’elle nous aurait observés depuis plus longtemps en secret. Il fallait mieux arracher le pansement maintenant, même si ça fait chier, aucun doute.

On récupère nos sacs et on se disperse sur le parking pour rejoindre nos voitures, encore sous le choc. Certains s’arrêtent pour discuter entre eux, moi je suis déconnecté, pas moyen de rester ici !

Bordel, Lexi !

2

Lexi

 

Crevée après cette première journée intense, j’avais l’intention de rentrer à la maison, mais j’ai reçu un coup de téléphone de Selma, ma meilleure amie depuis le bac à sable. Elle m’a proposé de la rejoindre avec Claire, une de ses collègues, pour boire un verre en ville. Je n’ai pas eu le cœur à refuser. Elles m’ont donné rendez-vous au Jazz Showcase dans le Loop, endroit branché qui allie ambiance chaleureuse et bonne musique : de quoi passer une excellente soirée en leur compagnie.

– Lexi ! m’accueille Selma en bondissant de sa chaise.

Mon amie est une petite brune au regard brun bienveillant. Plus les années passent, plus elle s’embellit. À la fac, elle était constamment montée sur du deux cent vingt volts, elle courait partout, ne faisant pas spécialement attention à elle. Même si elle vivait le grand amour avec Greg, avec qui elle est toujours, elle était concentrée sur ses études de biologie. Le nombre de fois où je l’ai retrouvée mal coiffée, les lunettes de travers, légèrement débraillée ! Aujourd’hui, elle est plus féminine et rayonnante.

Je lui souris tendrement et la prends dans mes bras.

– Salut, tu vas bien ? Claire, bonsoir.

– Bonsoir, Lexi.

Claire lui ressemble un peu, bien qu’elle soit plus grande. C’est aussi une brune, mais aux yeux noirs. Aujourd’hui elle porte un chemisier aux manches longues, mais j’ai été très surprise quand je l’ai vue avec quelque chose de plus léger : ses bras sont couverts de tatouages. J’ai trouvé que cela tranchait avec son air un peu strict dû à sa coupe au carré, sa frange nette et ses lunettes. Mais quand on apprend à la connaître, on se rend compte qu’on est très loin de la vérité. C’est quelqu’un de très vivant, qui n’a pas sa langue dans sa poche.

Je prends place à leurs côtés et nous passons commande. Selma ne perd pas une seconde et me questionne dans la foulée.

– Alors ! Raconte-moi, c’était le grand jour !

– Qu’est-ce qui se passait aujourd’hui ? interroge Claire.

Selma hausse un sourcil, attendant que je me lance. De toute façon, si je ne le fais pas, elle ne va pas se gêner.

– C’était mon premier jour chez les Blackhawks. Ils m’ont engagée pour que je suive l’équipe et que j’aide les joueurs sur la gestion de la colère et d’autres choses si besoin.

– Non ? ! Mais c’est super ! ! Waouh ! C’est dingue.

– Oui, dingue est le mot.

J’ai longuement réfléchi avant d’accepter cette opportunité. J’ai pesé le pour et le contre, j’ai tourné les choses dans ma tête encore et encore et j’ai fini par dire oui. On est venu me chercher, je n’ai postulé à rien, j’ai vu ça comme une reconnaissance. Un patient que j’ai traité sur Detroit est le fils d’un des dirigeants de l’équipe. Voilà comment j’en suis arrivée là, et comme je ne suis plus du genre à renoncer face à l’adversité, j’ai accepté. J’en ai aussi beaucoup discuté avec Selma. Je sais qu’il s’agit potentiellement d’une mauvaise idée, mais je suis persuadée que cette expérience peut m’apporter tellement plus aussi, alors pourquoi refuser ?

– Eh bien, raconte-nous !

– L’équipe dirigeante est d’une gentillesse incroyable. J’ai rencontré le PDG, l’entraîneur, des membres du staff et de l’équipe soignante. Je ne me doutais pas qu’il y avait autant de monde dans l’ombre. Ensuite, on m’a conduite dans la salle où étaient réunis tous les joueurs.

– Tu as vu tous les joueurs ? ! s’enthousiasme Claire.

– Je ne savais pas que tu étais fan à ce point de hockey, intervient Selma.

– Oh tu sais, le hockey ou un autre sport, du moment qu’on parle de sportifs, je suis tout ouïe, sourit-elle en papillonnant des cils.

On rit toutes les trois, cela ne m’étonne pas vraiment d’elle.

– Pour répondre à ta question, oui, tous les joueurs étaient présents. Je dirais que la nouvelle n’a pas été spécialement bien prise. Je les comprends, j’apparais comme une intruse dans leur univers, ils ont sans doute l’impression que je vais les juger, les espionner. Mais ce n’est pas du tout le but de la démarche. J’espère qu’au fil du temps, ils se feront à ma présence et m’accepteront.

– Eh bien ! c’est génial. Tu en as de la chance.

– Je suis fière de toi, sourit Selma en s’emparant de ma main. Tu as franchi le pas et je suis persuadée que tout va bien se passer. Tu vas réussir à dompter tous ces mâles.

Je n’ose pas dire tout fort qu’il n’y en a qu’un seul qui m’effraie et qui pourrait me donner plus de fil à retordre que les autres, je ne veux pas trop m’étaler devant Claire. Selma était avec nous à l’université d’East Lansing, elle connaît tout de moi, mais pas Claire.

La conversation dévie quelques instants sur un autre sujet, mais Claire revient immédiatement aux Blackhawks. Je devais bien me douter qu’avec cette information, je déclencherais une multitude de questions.

– Tu as déjà pu discuter avec certains joueurs ? Comment ça va se passer, exactement ?

– Alors, non, je n’ai pas eu le temps et je ne voulais pas leur sauter dessus tout de suite. Je ferai un entretien avec chacun, puis j’étudierai les vidéos des matchs et j’assisterai aux rencontres. J’ajusterai en fonction.

– Tu vas devoir les suivre à l’extérieur ? demande Selma.

– Oui, c’est prévu.

– Tu y avais songé ? Ils t’en avaient déjà parlé ?

– C’était une possibilité, oui, et oui, j’y avais songé.

– Eh bien, tu vas en voir du pays.

– Bon sang ! Quand je vais dire ça à mon copain, il va être vert de jalousie ! Il est absolument fan du capitaine, Nathan Delansay. Tu crois que tu réussirais à avoir un autographe ?

– Je pourrai essayer, mais pas tout de suite.

– Oui, oui bien sûr ! Mon Dieu, je m’emballe. C’est tellement excitant.

– Ça se voit, rit Selma à ses côtés. Tu vas faire une syncope.

– Avoue qu’ils sont tous plus sexy les uns que les autres.

– Certains sont pas mal, effectivement, concède-t-elle.

– Et toi, Lexi ? Je suis sûre qu’en étudiant le trombinoscope des joueurs, tu as déjà flashé sur certains. Tu ne comptes pas en profiter un peu ?

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Eh bien, tout ce temps passé en leur compagnie, tu vas forcément te rapprocher d’eux, créer des liens. Une chose en emmenant une autre…

– Non. Je ne suis pas là pour ça.

– Ça m’a l’air assez catégorique, peut-être que tu changeras d’avis.

Je lance un regard à Selma qui m’étudie avec attention. Claire ne pense pas à mal en disant tout ça. Notre conversation est interrompue par une sonnerie de téléphone. Claire s’excuse et nous abandonne un instant.

– Je suis désolée, Lexi. Je ne savais pas qu’elle était folle à ce point de hockey ou de tout autre sport.

– Ce n’est rien.

– Alors, dis-moi. Ces retrouvailles ?

– Il aurait pu ne rien se passer, parce que je n’ai franchement pas eu le temps de parler à qui que ce soit en dehors du staff, mais bien sûr, ça ne s’est pas passé comme prévu. Il m’est rentré dedans dans le couloir. Autant te dire qu’il ne l’a pas très bien pris.

– Il te l’a dit ?

– Non, je l’ai vu dans ses yeux, dans son attitude. On n’a échangé qu’un bonjour. J’appréhende un peu ce qui va suivre.

– Mais tu le savais en acceptant ce travail.

– Bien sûr, mais entre s’imaginer ce que ce sera et y être confrontée, il y a un fossé. Je pensais être préparée, mais au bout du compte, j’en étais très loin.

Bien entendu, au cours des neuf dernières années, il m’a été difficile d’ignorer Frank. Frank et son succès parmi les Blackhawks, Frank et ses différentes publicités pour des marques sportives, une marque automobile aussi, des parfums, des sous-vêtements et j’en passe. Pratiquement à chaque coin de rue, tout venait me rappeler son souvenir. Lui et tous les autres hockeyeurs.

– Tu regrettes ?

– Non. Je pense ce que je dis, c’est une opportunité extraordinaire pour moi. Il est hors de question que je fasse marche arrière. Peu importe ce qu’il s’est passé entre nous, la façon dont les choses se sont terminées, je compte bien aller au bout. Nous sommes maintenant deux adultes, on a grandi depuis la fac : je suis convaincue qu’on peut passer outre et travailler correctement ensemble.

– J’aime beaucoup cette confiance en soi.

– Moi aussi.

Bon, j’avoue, si je veux être totalement honnête envers moi-même, cela risque d’être dur. Quand je suis tombée sur lui dans le couloir, j’ai été perturbée par sa présence physique, plus imposante qu’à l’époque et bien loin de ce que montrent les affiches publicitaires. Ses magnifiques yeux bleus m’ont scrutée avec violence et méfiance, je l’ai vu, mais bon sang, il est encore plus beau qu’à l’époque. Il a gagné en masse, en charisme, en tout. Lorsque j’étais dans cette salle devant tous ces hommes, sportifs professionnels, tous plus grands et costauds les uns que les autres, j’avais beau éviter Frank du regard, je ressentais sa présence sans le vouloir. Il irradie, c’est électrique et je n’avais pas vraiment prévu ça. Cela va peut-être légèrement compliquer les choses. Il y a quelques beaux spécimens dans l’équipe mais je sais bien qu’à mes yeux, aucun n’égalera Frank, malgré ce qu’il m’a fait. De toute façon, je ne suis pas là pour ça. Comme je l’ai dit à Claire, hors de question de mélanger vie privée et vie professionnelle.

– Qu’est-ce que j’ai manqué ? demande Claire en revenant.

– Eh bien, je montrais la liste des numéros de téléphone perso des joueurs à Selma pour qu’elle fasse son choix, dis-je en essayant de rester sérieuse.

– NON ! Tu as osé faire ça alors que j’étais partie ? C’est cruel !

Je secoue la tête, ravie d’être ici, en si bonne compagnie. Je lève la main pour qu’on passe une nouvelle commande.

– En vrai, tu as accès à ce genre d’infos ?

– Claire !

– Quoi ? Je me renseigne, c’est tout !

– Non, je n’y ai pas accès et tu me connais, même si c’était le cas, je ne partagerais rien du tout.

– Je sais bien, c’était juste pour savoir.

– Tu es sûre que tout va bien avec Eli ? demande Selma.

Claire se jette sur son verre avant de hausser les épaules. Il ne lui faut pas plus de quelques secondes pour se confier à nous. Eli et elle ont quelques difficultés en ce moment. Je tente de lui apporter des conseils, ravie malgré moi de ne plus être le centre de l’attention et que la conversation passe à autre chose.

Un peu plus tard, on dévie sur Selma, il n’y a pas de raison qu’elle soit épargnée.

– Comment va Greg ? demandé-je.

Greg et Selma sont ensemble depuis plusieurs années maintenant. Basketteur talentueux, il a été recruté alors qu’il était encore à la fac par les Pistons de Detroit. Il n’avait pas entamé la seconde année qu’il avait déjà été approché. Mais il a pris son temps, il a étudié les offres et il a tenu à terminer sa troisième année. Il pouvait compter sur le soutien de Selma qui poursuivait ses études à Lansing. Après avoir obtenu son doctorat avec mention, où elle s’est spécialisée en transgénèse, elle a décroché un postdoc à Chicago. Pour le moment, ils vivent dans deux États différents, je me fais donc du souci pour mon amie.

– Il va bien. Heureusement qu’il y a le téléphone, la messagerie, la webcam, on ressent un peu moins les kilomètres qui nous séparent, mais ce n’est pas évident. Je ne suis pas censée en parler, dit-elle tout bas en se penchant en avant. Mais son agent est en train de négocier un transfert.

– Quoi ? ! Ici, chez les Bulls ? s’exclame Claire.

Selma lui donne une tape sur la main.

– Tu veux un mégaphone ou quoi ?

– Pardon, désolée. Mais bon sang, toutes les deux, vous voulez m’achever ou quoi ?

Selma secoue la tête en soupirant.

– Il ne faut pas en parler. Les transferts alors que la saison a débuté sont assez rares. Et dès qu’il est question d’argent, les gens spéculent, lancent des rumeurs. Mais le fait est que cela fait des mois qu’ils sont en pourparlers, depuis qu’on est revenues, explique-t-elle. Ça ne saurait tarder.

– Mais c’est génial ! souris-je en lui serrant la main. Cela serait tellement merveilleux pour tous les deux. Et puis ici, c’est chez Greg.

Greg est originaire de Chicago. Si en plus il y retrouve sa chérie, forcément qu’il sera aux anges. Je suis vraiment très heureuse pour eux deux.

– On va croiser les doigts.

Selma me lance un sourire radieux, on dirait qu’elle ne se fait pas de souci quant à l’issue. Ce serait vraiment génial.

On passe le reste de la soirée à parler de choses légères et je savoure le temps passé avec mes amies. C’est toujours un plaisir.

***

Le lendemain, j’arrive en même temps que les joueurs pour l’entraînement avant le premier match de la saison régulière. J’ai eu un peu de mal à m’orienter, cet endroit est un vrai labyrinthe ; j’espère rapidement prendre mes marques. Quelques-uns me saluent d’un vague signe de tête, d’autres m’ignorent royalement. Je leur souris quand même. Je suis quelqu’un de sympathique, j’ai un visage qui inspire la confiance, alors je suis sûre de moi. J’ai réussi à libérer quelques récalcitrants à Detroit, je sais me montrer convaincante. Je rejoins le coach T et patiente à ses côtés après avoir échangé quelques mots. Une fois toute l’équipe rassemblée, il prend la parole.

– Aujourd’hui débute l’intervention de Mlle Hollner. On va faire l’entraînement comme d’habitude, elle restera en retrait pour y assister et à la fin, vous irez à tour de rôle vous entretenir avec elle.

– On va pas rester là à poireauter le temps qu’elle voie tout le monde ! intervient Oleg.

– Tu as mieux à faire, sûrement ? le reprend le coach. Ce sera durant le débriefing.

– Pour le moment, juste un court entretien, interviens-je pour les rassurer. Je ne vous retiendrai pas longtemps, le temps d’échanger quelques mots, en apprendre un peu plus sur vous et découvrir vos attentes.

Je sens que certains se retiennent de me dire qu’ils n’en ont aucune et je repère immédiatement que j’aurai du mal avec Oleg. Mais je tiendrai bon !

Je vais m’installer dans les gradins et les observe se mettre en place, interagir entre eux. Il y a quelques jours, on m’a donné accès aux archives vidéo et au dossier de chaque joueur. J’ai déjà pris connaissance de leur histoire, leurs statistiques, et de leur dossier médical, mais j’ai hâte de pouvoir m’entretenir face à face avec eux.

À la fin de la session, je me lève et m’avance vers la zone ouverte où ils rejoignent les vestiaires.

– Qui souhaite commencer ?

Je ne m’attendais pas à ce qu’ils se jettent tous sur moi, mais autant de détachement ? Ils se lancent tous des regards, se défiant d’y aller. Je lève les yeux au ciel quand enfin un des joueurs s’avance. Un des plus jeunes, Bryan Hardman.

– Je me dévoue, dit-il en me lançant un petit sourire.

– Merci beaucoup. Je vous retrouve à mon bureau, je vous laisse le temps de vous changer.

– D’accord.

Je les laisse et ne manque pas les railleries des autres sous le sifflet du coach T. Ils me donnent l’impression d’être dans une cour de récréation. L’atmosphère a beau être hyper masculine, remplie de testostérone, je devine immédiatement qu’il règne entre eux une bonne ambiance, un peu comme entre des frères d’une même famille.

Au bout de quinze bonnes minutes, Bryan entre enfin.

– Désolé, j’ai fait aussi vite que j’ai pu.

– Tout va bien. Je vous en prie.

Il prend place sur le fauteuil face au mien et je me lance.

– J’aimerais que vous me parliez un peu de vous. Et si vous avez des questions, n’hésitez pas.

– Qu’est-ce que vous voulez savoir ? Vous avez sans doute récupéré nos dossiers personnels.

– Oui, mais j’aimerais que cela vienne de vous. Je ne suis pas fan des cases remplies sur un bout de papier.

– D’accord. Eh bien, je suis originaire de Caroline du Sud. Je ne fais partie des Blackhawks que depuis trois ans, mais je me sens comme chez moi ici. On forme un peu comme une grande famille.

– C’est l’impression que vous me donnez. Vous vous entendez tous bien ?

– Oui. Bien entendu, parfois il y a des petites tensions, parce qu’on est tous différents, on se taquine très souvent, mais l’entente est vraiment idéale. Les plus anciens m’ont tout de suite pris sous leur aile, je me suis vite intégré. Je crois que de toute façon, je n’aurais pas fait mon difficile. Je vis un rêve éveillé. Je sais que ça l’est pour beaucoup de petits garçons : pouvoir un jour entrer au sein de son équipe favorite, pouvoir pratiquer son sport et réussir à en vivre. Alors je savoure chaque jour.

– Je me doute que ce doit être extraordinaire.

– Ça l’est vraiment.

– Est-ce que vous avez des questions particulières sur ma présence ici ?

– Non, pas spécialement.

– Je tiens à vous rassurer : je ne suis pas là pour vous fliquer ou vous dire comment jouer et vous comporter sur la glace. Je sais comment cela fonctionne, je viens du Michigan ; le hockey, c’est aussi toute une histoire chez nous. Ce sport peut être violent, les émotions, les sentiments que vous ressentez sur la glace peuvent parfois devenir incontrôlables. C’est sur ce point que j’essaierai d’intervenir, afin de vous donner les clés pour maîtriser ce flot et limiter les affrontements. Mais il n’y aura aucune sanction d’aucune sorte, si jamais il y a un combat. Et je sais qu’il y en aura.

Il se met à rire doucement. On échange encore pendant quelques minutes, puis je le libère.

– Je ne vous retiens pas plus longtemps. Est-ce que vous pourrez dire à Oleg de me rejoindre ?

– Ouh là ! Vous ne choisissez pas le plus facile pour continuer.

– J’aime les défis.

– Bon courage, sourit-il avant de me laisser.

Effectivement, je pense qu’il m’en faudra…

En quelques heures, je parviens à voir la plupart des joueurs. J’ai tenté d’abréger au maximum les sessions parce que je ne voulais pas les retenir plus que nécessaire. J’ai déjà une idée précise des personnages avec qui je vais devoir travailler plus en profondeur, quatre joueurs en particulier pour le moment : Oleg, Bryan, Daniel et Travis. Ce sont ceux qui ont le plus d’antécédents de bagarres sur la glace.

En regardant ma liste, je me rends compte que j’ai repoussé mon entretien avec Frank. J’ai dit à Mark, le dernier à être passé, que je ferais le sien demain parce qu’il restait trop peu de temps. Je suis sûre que cela lui conviendra. Je ne sais pas si je peux dire que je l’ai fait inconsciemment, je voulais juste me donner encore un peu de répit avant l’affrontement. Je sais que je ne pourrai pas l’éviter.

Durant l’entraînement, j’avais l’impression de ne voir que sa masse imposante. C’est l’un des plus grands de l’équipe, alors difficile pour lui de passer inaperçu. J’appréhende énormément de me retrouver face à lui, seule, qui plus est. Mais je suis sûre que si je mets en application ce que j’ai appris, je peux surmonter tout ça. Après tout, j’ai accepté le job non ? J’espère que je ne me voile pas la face en étant aussi optimiste. Si je me rappelle bien comment il était, il se montrait rarement malléable, alors la tâche va peut-être s’avérer un peu ardue.

***

Nous y sommes ; leur premier match est sur le point de débuter. Je suis allée acheter rapidement un truc à manger avant de rejoindre les gradins.

Je suis en stress, je n’avais pas percuté qu’ils rencontraient les Blues de Saint Louis. Je ne sais pas si je vais être capable d’assister tranquillement au match. J’ai demandé s’il était possible d’être placée devant, pas très loin du banc de touche et de la cage, pour avoir une meilleure vue sur le comportement des joueurs et leurs réactions vis-à-vis de ce qui se passe sur la glace. Mais je vais être au cœur de l’action et je commence à avoir des sueurs froides.

J’essaie tant bien que mal de faire abstraction du bruit environnant, de l’excitation de la foule. Tout ce qui m’importe, c’est le jeu et l’attitude des joueurs. La première chose qui saute aux yeux, c’est la cohésion de groupe. Chacun est dans son rôle, mais ils agissent tous en tant qu’équipe et j’aime ce que je vois. J’ai déjà remarqué que certains joueurs fonctionnent particulièrement bien ensemble. Les alignements sont souvent les mêmes, une routine est installée et malgré cela, les roulements ne posent pas de soucis dans le jeu. Ils sont bons.

La ligne d’attaque se met en place, un centre, un ailier droit et un ailier gauche, la ligne de défense derrière avec deux défenseurs, et le gardien. Le centre s’installe face à son adversaire au milieu de la patinoire et l’arbitre fait l’engagement. Un match de hockey se déroule en trois parties de vingt minutes chacune, avec parfois des prolongations, voire une épreuve de tir de fusillade en cas d’égalité.

Je suis comme à chaque fois sidérée par la fluidité des joueurs et leur rapidité sur la glace. Moi je me débrouille, j’arrive à patiner sans tomber mais rien de comparable. Cela a beau être un sport dit brutal et dangereux, cela reste malgré tout une discipline élégante à mes yeux.

Les Blackhawks ouvrent le score grâce à un but de Daniel à la quatrième minute. L’euphorie dans la salle fait plaisir à voir, ils sont chez eux ici. Je griffonne quelques remarques distraitement sur mon calepin, mais je suis prise dans le jeu. Je pourrai toujours revenir sur les vidéos plus tard.

Mon regard ne lâche pas Frank quand il évolue sur la glace. Je m’en veux mais c’est plus fort que moi. Le voir jouer en live au sein de cette équipe, au plus haut niveau national, c’est quelque chose. Je sais que le hockey est toute sa vie, il est clairement né pour ça. Je suis un peu perturbée de lui accorder autant d’attention, nettement plus qu’aux autres.

Son agilité, son aisance… Il maîtrise parfaitement son art. C’est comme si son corps était un aimant pour mes yeux. Comment c’est possible ? Je ne peux pas ressentir d’attirance pour lui. Je sais qu’il existe la mémoire des muscles. Le cœur en étant un, possède-t-il ses propres souvenirs ? Des réactions qu’il est difficile, voire impossible de contrôler ? Il en est hors de question ! Je suis plus forte que ça. Je ne succomberai pas une nouvelle fois à Frank. Mon cœur ne se souvient que des blessures infligées.

La première pause de dix-huit minutes arrive, les joueurs quittent la patinoire et la surfaceuse prend le relais pour lisser la glace. Lors de la deuxième période, les Blues réussissent à égaliser. Bryan fait reprendre l’avantage à son équipe avant que les Blues n’égalisent à nouveau. Une tension se fait ressentir. Le match est difficile.

Je ne connais pas encore le numéro de tous les joueurs. Heureusement, pour chaque action, l’écran central nous permet de savoir de qui il s’agit. Par contre, je sais que Frank porte le 89. Je guette avec attention chaque période où il se trouve sur la glace avec Carmichael. J’ai la sensation que le coach essaie de minimiser les risques, mais parfois les deux joueurs se retrouvent sur la glace en même temps. Ce n’est pas Frank qui cherche l’autre, pourtant à chaque fois, cette tension presque palpable s’empare de lui. Je remarque les coups d’œil, les affrontements quand ils se percutent. Je peux d’ores et déjà dire que Frank fait preuve d’un sang-froid respectable.

Je me redresse alors que Kane Carmichael vient de l’envoyer contre la paroi en plexiglas. Le choc est violent. Pourquoi mon coeur s’emballe-t-il de crainte que Frank ne soit blessé ? Ce sont les risques du métier, je ne devrais pas m’en faire, m’en soucier. Le coach de l’équipe adverse demande un changement, Kane quitte la glace. Frank reprend rapidement ses esprits et retourne à son jeu, presque comme si de rien n’était. Est-ce que mon palpitant tiendra le choc ? Est-ce que je vais m’y habituer ?

Durant la troisième période, les Blues marquent un autre but avant la fin de la première minute, suivi de deux autres sur les dernières minutes. La défaite est sévère pour un match de reprise, encore plus dans leur arène. Je ne fais pas encore partie intégrante de l’équipe, mais j’ai de la peine pour eux.

Je décide de rejoindre les coulisses avant que toute la foule ne se lève en même temps. Je descends les deux marches qui me séparent de la paroi en plexi et, tandis que je longe le rebord, mon regard tombe sur un des joueurs des Blues. Carmichael est là avec son petit air suffisant. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Son regard croise le mien une demi-seconde, il n’a absolument aucune idée de qui je suis. Rien qu’une femme parmi tant d’autres.

J’ai demandé à assister au débriefing postmatch pour observer les réactions à chaud des joueurs. Je me hâte de rejoindre le couloir qu’ils emprunteront. Afin d’éviter tout débordement après la fin d’un match, les deux équipes repartent de deux côtés différents. Je me dirige vers celui des Blackhawks et presse le pas. J’arrive dans le couloir en même temps que l’équipe, je lance un petit sourire triste aux premiers que je croise. La plupart se contentent de me regarder puis de détourner les yeux sans rien dire, le visage grave. Tous sauf Frank. Il me toise de toute sa hauteur, encore plus grand sur ses patins, et me lance un regard rendu noir par la colère et la frustration. Je suis déstabilisée un instant, il est si impressionnant. Je regarde son pouls battre à son cou, sa pomme d’Adam déglutir, je vois chaque goutte de sueur sur son front, ses cheveux en bataille après avoir retiré son casque. Pourquoi faut-il qu’il soit si attirant ? Il l’est encore plus qu’il y a dix ans, je suis obligée de l’admettre, mais ça ne me ravit pas.

– Alors, satisfaite de ce que tu as vu ? Je suis sûr que tu as pris plein de notes, ricane-t-il, hargneux, en fixant le bloc-notes que je serre contre ma poitrine.

J’hallucine ! Je m’en veux aussitôt d’avoir ces sentiments contradictoires, de faire attention à beaucoup trop de choses le concernant. Je hausse les épaules et me redresse, hors de question que je me laisse marcher dessus, surtout devant tous les autres. Ils ne nous prêtent pas forcément attention, mais certains nous jettent des regards appuyés avant d’entrer dans les vestiaires.

– De quel droit me parles-tu sur ce ton ?

J’avance vers lui, bien décidée à me faire parfaitement comprendre.

– Nous sommes sur notre lieu de travail, je t’interdis de mêler ce qui s’est passé entre nous à ce que nous faisons ici. Ça n’a rien à faire là !

– Rien ne t’obligeait à venir ici, je te signale, si ma présence te dérange. Tu savais pertinemment à quoi tu t’exposais.

– Je m’étais imaginé qu’on aurait pu mettre notre colère de côté et se montrer professionnels.

– Parle pour toi. Tu crois que je ne vois pas comment tu me regardes ?

– Tu n’es qu’un connard arrogant !

Il hausse un sourcil face à mon insulte et sa fossette se dessine alors qu’il sourit. Ce con est content parce qu’il vient de me faire sortir de mes gonds ! Et moi qui suis presque hypnotisée par son visage, son aura… Quelle idiote ! J’ai l’impression qu’il m’a tendu un piège. Quelle image donné-je aux autres ?

– S’il vous plaît ! ! hurle le coach quelques mètres plus loin, nous sortant de notre joute verbale. On n’attend plus que vous !

Je lance un regard mauvais à Frank et le retiens par le bras.

– Demain, nous aurons notre entretien, que tu le veuilles ou non. Et il va falloir que tu prennes sur toi, je n’ai aucune intention de m’en aller.

Je lui tourne le dos et m’empresse de rejoindre toute l’équipe, tremblant de colère.

3

Frank

 

Je n’arrive pas à croire qu’on ait perdu contre les Blues, contre ce connard de Carmichael. Il n’a pas attendu longtemps avant de me chercher, premier match de la saison ! Première minute ensemble sur la glace. Quel trou du cul ! Je me demande quelle force surhumaine m’empêche de lui démonter le portrait.

Pam, pam, pam, pam. Le punching-ball prend cher. Poum, poum, poum, poum. J’enchaîne deux crochets du droit, un du gauche et un uppercut. Je suis en nage et je suis furieux ! Pam, poum, pam, pam. Un crochet du droit, un du gauche et deux coups de jambe. La chaîne qui le tient au plafond tinte et je recommence. Toujours en sautillant sur mes pieds, je tourne autour du sac de frappe, retenant l’envie folle de casser quelque chose pour de vrai, pas seulement dans le vent.

– Ça va, Frank ? demande Mark qui s’entraîne au rameur derrière moi.

– Très bien !

– Qui est-ce que tu vois ?

– Carmichael.

– Pourquoi je ne suis pas étonné ? rit-il.

Nos affrontements remontent à la fac ; cela faisait deux ans qu’il jouait pour l’équipe des Spartans quand je suis arrivé. Il avait une très bonne réputation sur la glace, un peu moins en dehors, mais je pensais qu’on aurait pu devenir amis. Je me suis d’ailleurs rapidement entendu avec tous mes autres coéquipiers. Mais avec Kane, c’était différent. Je pense qu’il s’est senti menacé dès le début. Le coach était impressionné par ma glisse, mon jeu, mes performances. Kane a peut-être été mis moins en avant, il a eu du mal à partager le devant de la scène. C’est là qu’est née notre perpétuelle concurrence. Elle a fini par se propager en dehors de la glace, et j’ai eu beaucoup plus de mal à l’accepter.

– Tu devrais peut-être te calmer, non ? suggère-t-il. Garde des forces pour tout à l’heure.

Mais je ne l’écoute pas. Pam, poum, pam, poum. J’ai chaud, mon palpitant turbine et je laisse sortir toute ma rage. J’enchaîne une série de crochets : droite, gauche, droite, gauche, droite, gauche. Putain ! Bim, bam, bim, bam, boum ! Je me dis qu’en cet instant une petite séance de krav maga avec Jordan, un de mes meilleurs amis, me ferait le plus grand bien, mais je n’ai que ce sac de frappe. Seulement celui-ci ne me renvoie aucun coup et bordel, c’est frustrant. Je retire un gant et attrape la bouteille d’eau que j’ai posée sur le banc de muscu.

– Tu ne risques pas d’être en retard ?

– En retard pour quoi ? feins-je de ne pas comprendre.

– Frank, soupire-t-il en s’installant derrière le sac pour me le tenir.

– Elle peut bien attendre.

– Non ! Elle ne peut pas attendre ! gronde Lexi en entrant.

Tous les regards se tournent vers elle. Bryce et Nicholas ouvrent les yeux en grand, Anatoli et Oleg se marrent un peu plus loin.

– Je ne sais pas à quel jeu tu joues, mais je ne suis pas d’accord. Je suis ici pour une raison et tu vas devoir t’y plier. Ça ne m’amuse pas non plus, si tu veux tout savoir. Si tu as le moindre problème, je te suggère d’aller trouver tes patrons ; en attendant, je te donne quinze minutes pour me rejoindre dans mon bureau.

Je la regarde, stupéfait, me remettre en place devant tous mes coéquipiers et surtout me donner des ordres. Je suis sidéré : je ne lui connaissais absolument pas ce côté autoritaire. Je m’avance vers elle, la jaugeant des centimètres qui nous séparent.

– Vos désirs sont des ordres, madame.

Elle me foudroie du regard, sans doute énervée des mots employés.

– Quinze minutes.

Puis elle tourne les talons et nous laisse.

– Putain ! s’exclame Travis. Qu’est-ce que tu lui as fait ? Un coup d’un soir en colère ?

Il est tellement loin de la vérité… mais je n’ai aucune envie de m’étendre sur le sujet. Je récupère une serviette et les abandonne. Comme Madame avait l’air pressé qu’on fasse ce putain d’entretien, je zappe sciemment la douche et la rejoins dans mon jus. Je suis encore tout transpirant, je ne dois pas sentir spécialement bon, mais ce n’est que Lexi.

Ne voulant pas la contrarier encore plus, je cogne et attends qu’elle me dise d’entrer. Elle lève les yeux et ouvre la bouche. Son regard passe sur moi et je suis sûr de ce que je vois, l’attirance entre nous est palpable, malgré ce qui s’est passé. Je suis persuadé qu’elle le vit aussi mal que moi.

– Tu avais le temps de prendre une douche.

– Sûrement pas, je m’en voudrais de te faire attendre. Autant s’en débarrasser.

– Comme tu veux.

Je la détaille alors qu’elle quitte son bureau. Je ne le fais pas exprès, mes yeux ont leur propre volonté. Pourquoi est-ce qu’il faut qu’elle soit si belle ? Elle porte une robe en maille noire à liserés rouges. Des bottines basses noires complètent la tenue. Elle s’installe dans un des fauteuils et désigne l’autre qui lui fait face.

– Installe-toi, je t’en prie.

Pourquoi tant de manières ? Je grogne en posant mon cul sur le siège désigné. James a dit qu’il fallait qu’on soit coopératifs, mais putain ça me démange de tout envoyer balader. Lexi sent bien que j’ai envie d’être partout sauf ici, et je sais qu’elle préférerait s’entretenir avec n’importe qui d’autre que moi. L’un comme l’autre, nous sommes l’épine dans le doigt de chacun.

Elle récupère des papiers, met ses lunettes rondes. Putain de bordel de merde, qu’est-ce qu’elle est sexy avec ça ! Et dire que tous les mecs sont passés dans ce fauteuil avant moi et l’ont vue comme ça. Je suis censé la détester, je la déteste, mais est-ce qu’on peut trouver quelqu’un qu’on déteste extrêmement sexy et attirant ? Visiblement, mon corps et ma bite semblent convaincus que oui. Putain, je ne suis pas dans la merde !

– Je suis vraiment désolée pour la défaite d’hier, commence-t-elle en plantant son regard dans le mien.

– Ouais, marmonné-je en croisant les bras.

– Comment te sens-tu par rapport à ça ?

– Comment veux-tu que je me sente ? m’écrié-je en me redressant. Je suis déçu, en colère, j’aurais aimé faire tellement mieux.

– Tu prends ça très à cœur, commente-t-elle.

– J’ai toujours pris les choses à cœur.

– Mais c’est un travail d’équipe.

– Parfaitement, et je peux te dire qu’on est tous dans le même état.

– Pourtant ce n’est que le premier match, vous allez en avoir quatre-vingt-deux en tout.

– Je sais, mais le premier, c’est important. J’ai parfois l’impression qu’il va donner le ton pour la saison entière. Même si ce n’est pas le cas, affirmé-je en me rasseyant.

Elle me lance un petit sourire et parcourt ses notes. Pourquoi est-ce que j’ai sorti ça, d’abord ? Elle possède un truc vaudou qui pousse les autres à se confier sans qu’ils le veuillent ou quoi ? Je m’enfonce dans le fauteuil, je ne veux pas qu’elle croie que je suis partant pour cet échange. Et puis pourquoi est-ce qu’elle me parle avec cette voix toute douce ? Après notre échange dans la salle de muscu, ça me perturbe un peu.

Elle arrive à être professionnelle, tout simplement. Je dois bien être capable de faire pareil.

– Comment te qualifierais-tu en tant que joueur ?

– Qu’est-ce que c’est, cette question ? ricané-je.

Bon, on repassera pour le professionnalisme, il ne va pas falloir qu’elle me cherche avec des questions à la con.

– Eh bien, dis-moi ce que tu penses de toi, de ton parcours, de tes résultats, de ton évolution au sein de l’équipe ?

– Mes stats parlent pour moi, et les résultats, tu les connais. Ce n’est pas un peu présomptueux de se décrire comme tu me le demandes ?

– Je ne te demande pas cela pour ça.

– Je ne veux pas répondre à cette question.

– Pourquoi ça ?

Je me renfrogne alors qu’elle me fixe de ses yeux verts perçants. Je ne suis plus le gamin qu’elle a connu, je ne suis plus celui qui est tombé amoureux d’elle et qui aurait tout fait pour elle. Elle ne m’aura pas.

– Bien, cède-t-elle en griffonnant des trucs sur son calepin. Comment te sens-tu dans l’équipe ?

– Très bien.

– Dis-m’en un peu plus, insiste-t-elle.

– On s’entend très bien. On vient d’horizons différents, de pays divers aussi, c’est cool. Les rookies sont pris en charge par les plus anciens. Ce n’est pas forcément évident avec le turn over au moment du draft, mais c’est le jeu, on y est tous habitués. On a un bon coach. Parfois il y a des désaccords, mais c’est normal. Voilà, finis-je en la fixant.

Elle est calme et concentrée face à moi, comme si rien ne s’était jamais passé entre nous. Comment fait-elle ? Est-ce que j’avais si peu d’importance pour elle à l’époque ? Est-ce que c’est pour ça qu’elle m’a laissé tomber comme une merde, sans un mot ni un regard en arrière ? Je ne devrais pas me sentir encore blessé après presque dix ans, mais c’est pourtant le cas, merde ! Et ça me rend dingue !

– D’accord. Tout se passe bien en dehors de la glace, dans ta vie privée ? reprend-elle sans me regarder.

Je me demande un instant si les autres gars ont eu droit à cette question aussi. Je ne vois pas ce que ça vient foutre dans cet entretien. Qu’est-ce que ça peut lui faire ? Qu’est-ce qu’elle cherche à faire, à apprendre ? Elle veut m’analyser ? Hors de question, putain !

Je tente d’accrocher son regard, mais elle est plongée dans ses notes. Je n’ai aucune envie de m’étendre devant elle, ma vie privée est ma vie privée. Ça ne la regarde pas, bordel ! Je n’ai honte de rien. Mais elle est à l’origine de notre séparation, elle aurait pu faire partie de ma vie, alors je n’ai pas du tout envie de lui confier quoi que ce soit, cela ne la regarde pas.

– En quoi c’est important ? sifflé-je.

– Cela peut inévitablement interférer avec ton attitude sur la glace. C’est important, dit-elle en me regardant par-dessus ses lunettes.

– J’ai une super baraque, les mêmes amis depuis mon adolescence, je gagne plus que bien ma vie, je fais le sport que j’aime le plus au monde et je suis payé pour ça. Je suis en bonne santé, je baise autant de filles que je veux quand ça me chante, déclaré-je en attirant enfin son attention. Tout va très bien.

Elle n’apprécie pas ce que je viens de dire. Elle a ce petit tic qui lève légèrement le coin de sa bouche et fait tressaillir son œil gauche. Je la connais. Elle fouille dans mon regard pour déterminer si je dis la vérité, mais je l’emmerde. Je n’ai pas à justifier mes actes, ni devant elle ni devant personne. Elle ne répond rien, se contente de noter quelque chose sur ses feuilles, probablement des trucs du genre : je suis un crétin, un connard imbu de sa petite personne, un gros con prétentieux… Et je m’en tape complètement.

Elle se redresse, puis se penche imperceptiblement vers moi et ajuste ses lunettes. La balle retour est sur le point d’arriver.

– Est-ce que tu dirais que tu joues de ta popularité ? demande-t-elle sur un ton condescendant.

– Tu sais quoi, Lexi ? Va te faire voir. Est-ce que tu poses les mêmes questions aux autres ou c’est seulement à moi ? Qu’est-ce que tu fous là, au juste ? Il n’y a pas assez d’équipes de sport sur le territoire ? Il faut que tu débarques ici, putain ! explosé-je.

– Les dirigeants sont venus me chercher, je n’ai pas demandé à être ici, se défend-elle.

– Tu as accepté le job, Lexi, ne viens pas me dire qu’on t’a contrainte et forcée à venir bosser avec nous ! la contredis-je. Tu savais pertinemment que je faisais partie de cette équipe. Tu savais que tu me trouverais ici et pourtant tu as dit oui ! Pourquoi ? !

Elle se relève brusquement. Son regard s’allume d’un feu incandescent. Elle vient d’entrer en mode rousse incendiaire. L’espace d’un instant j’oublie tout et réalise à quel point elle est sexy. J’aime les femmes fortes, qui osent dire tout fort ce qu’elles pensent, qui n’ont pas peur de s’affirmer. Elle a changé, elle n’était pas comme ça, pas autant du moins. Comment puis-je passer d’une haine non feinte à un désir presque incontrôlable ? Je deviens timbré !

– N’agis pas comme la victime ! Tout est ta faute !

– Tu te fous de ma gueule ? !

– Tu m’as très bien entendue. Tout est ta faute !

Et pouf, envolé le désir ! Je secoue la tête et avance d’un pas. Je la toise de haut en bas et me penche sur elle. Elle recule légèrement et sa respiration s’accélère. Elle déglutit nerveusement. Je me demande un instant si elle me pense capable d’être violent envers elle. Jamais je ne l’ai été et même si je bous, c’est une ligne que je ne franchirai jamais.

Elle croit pouvoir être la seule à savoir utiliser les mots ? Elle n’a pas à me dire ce que je dois ressentir, et surtout, elle n’a pas à m’accuser.

– Je t’interdis de dire ça. Tu as été lâche et tu m’as laissé tomber comme une merde. Ne viens pas me dire ce que je suis censé ressentir ou pas, tu entends ? dis-je fermement avant de tourner le dos et de quitter la pièce en claquant la porte derrière moi.

Je rejoins à la vitesse de l’éclair les vestiaires pour prendre une douche. Devant mon casier, je donne un grand coup dans la porte. Mes phalanges s’enfoncent dans le métal et y laissent une empreinte indélébile. Bordel de merde ! J’ai la rage ! Comment ose-t-elle m’accuser de la sorte ? Dire que je suis responsable ? C’est sa faute à elle ! Elle me prend vraiment pour un con !

Après une douche express, où j’évite de croiser les gars, je me hâte de m’habiller, je ne supporte plus de rester au même endroit qu’elle. Pourquoi a-t-il fallu qu’elle accepte de venir bosser ici ? Qu’est-ce qu’elle cherche à faire ? Les pneus crissent sur le sol et je laisse une marque de gomme en quittant le centre. Je prie pour ne croiser aucun flic alors que je récupère Lake Shore. Je ne regarde pas le compteur, mais je sais que je suis largement au-dessus de la limite. Tout ce que je veux, c’est rentrer chez moi et tenter de l’oublier. Pourtant, tout ce qui afflue là-haut, ce sont des images du début de notre histoire. Même après dix ans, j’ai encore du mal à comprendre comment on a pu en arriver là.

***

Dix ans plus tôt

Cela fait plusieurs fois que je la croise lors de mon footing matinal. Lexi Hollner, la capitaine de l’équipe féminine de basket des Spartans de MSU. Une jolie rousse aux magnifiques yeux verts, à la peau laiteuse et au superbe visage parsemé de taches de rousseur. Autant dire que je craque. Seulement, elle m’ignore royalement. Elle ne répond pas à mes signes de tête, à mes sourires enjôleurs. Elle doit avoir des problèmes de vue, je ne vois que ça. À moins que je ne sache plus comment m’y prendre.

Pourtant, je n’ai aucun problème niveau relationnel. Je plais aux filles, j’en profite tout en restant respectueux. Jusqu’à maintenant, aucune ne s’est plainte. Je pourrais laisser tomber, mais quelque chose m’attire chez elle et bon sang, quand je ferme les yeux, il m’arrive de voir son visage et son air concentré avec sa queue de cheval qui se balance derrière elle quand elle court, ou encore son sourire quand elle est au self avec ses amis. Elle évolue avec les basketteurs, évidemment. Ce n’est pas que nous ne nous entendons pas, nous faisons partie de la même famille des Spartans, mais on ne traîne pas forcément ensemble. Il y a peut-être quelque chose à exploiter de ce côté-là.

À proximité du Computer Center, je ralentis le pas. Nick, un des hockeyeurs, est à trois mètres devant moi et il est en train de draguer Lexi. Rien ne m’oblige à intervenir, je n’ai aucun droit sur elle. Connaissant Nick comme je le connais, il est sûrement à son maximum : lourd, insistant et emmerdant. Si je suis respectueux envers la gent féminine, ce n’est pas son cas.

Lexi a les joues toutes rouges. On pourrait croire que c’est à cause du jogging, mais si j’en juge par ses ongles qu’elle triture nerveusement et ses pieds qu’elle admire, on devine aisément que c’est à cause de Nick. Elle est mal à l’aise. Il ne m’en faut pas plus pour me décider à intervenir.

– On peut savoir pourquoi tu dragues ma copine ? grogné-je en arrivant près d’eux.

Je passe un bras autour des épaules de Lexi. Je suis trop occupé à regarder le visage de Nick se décomposer pour voir comment Lexi réagit. Un problème à la fois.

Nick recule d’un pas et secoue la tête, l’air vraiment désolé. Je ne me doutais pas que je lui faisais aussi peur.

– Je savais pas que vous étiez ensemble. Tu penses bien que sinon…

– Ouais, c’est bon pour cette fois.

Il s’en va et je me détache enfin de Lexi. Si elle semblait intimidée par Nick, ce n’est pas la même chose avec moi, elle me fusille du regard.

– Je peux savoir pourquoi tu as fait ça ?

– Tu semblais mal à l’aise, alors je me suis dit que…

– Que quoi ? Que j’avais besoin d’aide ? Ce n’était pas le cas.

– Oh d’accord, donc tu étais sous le charme de Nick et c’est pour ça que tu regardais tes pieds.

Elle fronce les sourcils et croise les bras tout en soupirant.

– Je n’ai pas dit ça, mais j’aurais pu me débarrasser de lui toute seule.

– Sans doute, mais quand Nick a une idée derrière la tête, il peut se montrer assez persuasif.

– Tu sais sans doute de quoi tu parles, n’est-ce pas ?

Je hausse un sourcil et ne peux m’empêcher de sourire. Ses yeux descendent sur ma fossette et je souris un peu plus.

– Désolé, je ne voulais pas abuser. Je pensais réellement bien faire. Tu sais comment est Nick.

– Oui, justement, je le sais.

– D’accord. Tu es une grande fille qui n’a pas besoin d’un preux chevalier. Qu’est-ce que je peux faire pour me faire pardonner ?

– Rien.

Elle me passe devant pour reprendre sa course. Bon, eh bien on peut faire mieux comme première discussion. Je décide de saisir l’occasion, et en deux pas, je la rejoins.

– Qu’est-ce que tu fais ? murmure-t-elle en me lançant un regard en coin.

– Je peux me joindre à toi ?

– Pourquoi tu voudrais faire ça ?

– Pour faire connaissance avec toi. On est arrivés tous les deux l’année dernière, on fait tous les deux partie d’une équipe des Spartans, je suis sûr qu’on a d’autres points communs et qu’on pourrait bien s’entendre.

Elle n’ajoute rien mais elle ne m’envoie pas paître pour autant. Alors tranquillement, on continue notre footing, sans savoir que cette matinée deviendra la première d’une longue série.

4

Lexi

Petit à petit, je prends mes marques entre les rencontres à domicile et à l’extérieur, le rythme de vie soutenu, les trajets en avion qui prennent du temps et fatiguent, les séances avec les sportifs, leur coopération pas toujours évidente. Je me sens même de mieux en mieux intégrée. Je ne dis pas que tout est gagné, mais je ne suis plus vraiment considérée comme une étrangère venue foutre la merde. Le seul, finalement, avec lequel j’ai le plus de mal est Frank, sans grande surprise. Mais malgré tout, je tiens bon, je dois me montrer forte et professionnelle. Il n’a pas cherché à revenir sur la dernière fois. Il doit sans doute considérer qu’il a dit ce qu’il pensait et que le sujet est clos, mais je sais qu’un jour ou l’autre, on sera obligés de remettre ça sur le tapis. Cela me met en colère de voir qu’il me colle tout sur le dos alors qu’il en est le responsable. Je pourrais rétablir la vérité, mais je ne suis pas prête à partager cette blessure avec lui, pas après qu’il est parti comme il l’a fait, pas après qu’il m’a abandonnée. On pourrait croire que dix ans, c’est largement suffisant pour guérir, mais cela ne l’est pas tant que ça.

J’ai profité de quelques jours de repos après le dernier match, qui s’est malheureusement soldé par une défaite. Je suis allée rendre visite à mes parents. Ils habitent Muskegon dans le Michigan, de l’autre côté du lac Michigan. Cela m’a fait le plus grand bien, je me suis sentie comme ressourcée. Je voulais pousser jusqu’à Detroit pour voir mes frères, Eric et Shane, mais je n’ai pas eu le temps. Les joueurs ont continué les entraînements sur la glace et la préparation physique avec de la musculation, mais moi, j’étais bien contente de souffler un peu et de sortir de cette ambiance gonflée à la testostérone. Le moral est un peu remonté depuis le premier jour de la reprise. L’équipe comptabilise trois victoires pour quatre défaites, mais les esprits sont bons.

Il y a deux semaines, je me suis longuement entretenue avec Nathan et Oleg. Ils se sont tous les deux battus lors du même match contre les Predators de Nashville. Cette rencontre était d’une grande intensité et elle s’est soldée par une défaite des Blackhawks, alors autant dire que ces premiers entretiens étaient un peu laborieux. Je préfère intervenir à chaud, parce que les réactions sont bien plus spontanées, donc plus sincères. Avec Nathan, cela s’est très bien passé. En tant que capitaine, il se doit de montrer l’exemple. Il faudra un peu plus de temps à Oleg avant qu’il se sente à l’aise.

Nous sommes dans le bus qui nous conduit à notre hôtel, pas très loin du Prudential Arena où doit avoir lieu le match de demain soir. On est arrivés il y a une heure à Newark ; les Blackhawks doivent y rencontrer les Devils du New Jersey. Une certaine agitation règne dans le car. Je suis installée à l’avant avec quelques membres du staff, les joueurs sont dans le fond. Je discute énormément avec Stuart, l’un des chiropracteurs. J’échange avec lui sur son travail au sein de l’équipe, ses différentes expériences, et inversement : il s’intéresse à mon travail lorsque j’étais à Detroit. Ayant un frère dans l’armée, il se sent forcément concerné. Je tourne la tête vers les gars qui, après un bon moment de calme, semblent soudainement agités par quelque chose. Un brouhaha s’élève et Neil est en train de faire passer son téléphone. Quand il s’arrête dans les mains de Frank, celui-ci fronce les sourcils et grogne de mécontentement. Je me demande bien de quoi il s’agit. Il rend brusquement l’appareil à son coéquipier, s’ensuit une discussion mouvementée dont je ne saisis pas le sujet.

Le capharnaüm prend fin à notre arrivée. Tout le groupe descend, puis s’affaire à récupérer ses bagages. J’essaie de ne pas voyager trop chargée. Bryan attrape ma petite valise et me la tend en souriant gentiment.

– Merci.

– De rien.

L’hôtel Hilton Newark Penn Station est vraiment magnifique. De la moquette au sol, de nombreux tableaux abstraits aux murs et des couleurs chaleureuses. Dispersés dans le hall, des coins détente avec fauteuils qui ont l’air extrêmement confortables. En avançant vers la réception, je me dis que j’ai vraiment de la chance. Je n’avais pas tout à fait réalisé qu’en acceptant ce travail, je serais amenée à voyager autant, à découvrir de nouvelles métropoles et à loger dans des endroits si luxueux. Est-ce que je vais m’y habituer ? Je ne sais pas. Y prendre goût ? Sans aucun doute.

Un des managers récupère les clés et fait la distribution. Je me sens parfois un peu à l’écart, étant la seule femme parmi le voyage. Mais heureusement, le temps fait que j’ai réussi à me créer une place au sein de l’équipe et ce sentiment a tendance à s’amenuiser.

Un petit groupe de personnes à quelques mètres de nous est en train de mitrailler les joueurs. Certains acceptent de prendre la pause pour des selfies et de donner des autographes. J’observe la scène, amusée et rassurée de voir qu’ils n’ont pas la grosse tête et prennent plaisir à interagir avec leurs fans.

– Jamais vous ne vous en lassez ? demandé-je à Sebastian à mes côtés.

– Jamais. Je dirais que c’est ce qu’on préfère, après être sur la glace. Tous autant qu’on est, on adore ça. Et puis, si notre notoriété peut aider et donner du bonheur aux gens, pourquoi se priver ? La plupart d’entre nous participent à des projets caritatifs, notamment en partenariat avec des écoles ou des fondations que nous avons nous-mêmes créées.

– Vraiment ? Personne ne m’en a parlé.

– Il faut poser les bonnes questions, sourit-il avec un clin d’œil.

– Effectivement.

Je pense surtout que la plupart ne veulent pas s’étendre sur ce sujet, peut-être pour garder une certaine humilité. Tout ce que je peux dire c’est qu’en découvrant des choses comme ça, je fonds un peu plus pour cette équipe.

– Lexi, m’interpelle Bryan alors que je m’en vais pour rejoindre l’ascenseur.

– Oui ?

– Euh… commence-t-il en se frottant l’arrière du crâne, on… on va sans doute aller boire un verre avant de dîner, est-ce que tu veux te joindre à nous ?

Je suis surprise. C’est déjà notre troisième match en extérieur mais c’est la première fois qu’ils me proposent de me joindre à eux.

– Oh, eh bien…

Je me demande un instant s’il s’agit d’une initiative collective ou de sa part seulement.

– On en a discuté avec les gars et, enfin… On se dit que pour faire partie intégrante de l’équipe, tu dois venir avec nous.

– Vraiment ? Tous les gars ?

– Je t’assure. Je sais qu’on n’était pas franchement fans au tout début, mais ça va beaucoup mieux maintenant.

Je jette un œil à la troupe qui n’a pas encore rejoint sa chambre pour m’en assurer. Effectivement, tout ce que je vois, ce sont des regards encourageants. Bien entendu, le seul peu avenant est celui de Frank. Il pense sûrement me dissuader d’accepter, mais cela a plutôt l’effet inverse.

– Oui, je sais, le rassuré-je d’un sourire. C’est avec plaisir.

– Génial. Dans trente minutes, ça te va ?

– C’est parfait.

Je rejoins ma chambre et prends le temps de me doucher. J’hésite un instant devant les quelques vêtements choisis. Je n’ai pas pensé un seul instant que je serais amenée à sortir. Je n’ai pas pour intention de séduire qui que ce soit, mais j’ai quand même envie d’être jolie. Est-ce que c’est mal ?

Pourquoi est-ce que tu ressens cette envie à peine perceptible d’être belle devant Frank ?

Il s’en fiche sûrement. Il peut avoir toutes les femmes qu’il désire, il me l’a dit. Rah ! ! Je m’énerve !

J’opte pour un jean slim et une chemise en soie violine. Simple mais féminin. Parfait.

Je rejoins le bar de l’hôtel, le cœur battant à cent à l’heure. Une vingtaine de paires d’yeux se posent sur moi alors que j’avance vers eux. Ils ont tous déjà un verre à la main, alors je les salue en leur adressant un sourire et vais passer commande au bar. Une masse imposante et agréablement parfumée se matérialise à mes côtés. Pas la peine de le regarder, je sais qu’il s’agit de Frank, certaines choses ne s’oublient pas et son odeur en fait partie. De même que son magnétisme : mon corps y est toujours réceptif, il va finir par me trahir. Je me tourne tout de même vers lui pour savoir ce qu’il me veut. Il m’observe les yeux plissés, une lueur de colère vibre dans son regard. Il prend une profonde inspiration, se tourne vers ses coéquipiers avant de revenir à moi.

– Qu’est-ce qu’il y a ? Non ! Ne dis rien ! Je ne veux pas savoir, tu ne gâcheras pas ce moment. Je n’ai pas besoin de ton consentement ou de ta permission pour être ici, d’accord ? Que ça te plaise ou non, je vais passer la soirée avec vous. Tu es le seul à t’y opposer.

– Tu y prends du plaisir ? Hein ?

– Tu dis n’importe quoi.

– Tu as bien changé.

– Et toi, tu es redevenu celui d’avant. Peut-être celui que tu as toujours été ? Qu’est-ce que j’en sais ?

Je l’abandonne pour rejoindre les autres. Je m’installe entre Bryan et Nicholas. De manière un peu bourrue, Frank prend place à l’opposé, aux côtés de Mark et Sven.

– Eh bien, FBI ! Pourquoi tu fais la gueule ? C’est l’air de l’Atlantique qui te fait cet effet-là ?

Il me fixe du regard mais ne répond rien. Je ne suis pas sûre que ce soit nécessaire, il faudrait être aveugle pour ne pas se rendre compte qu’il y a une certaine tension entre lui et moi.

– Alors, Lexi, dis-nous tout. Tu viens d’où ? Depuis combien de temps es-tu à Chicago ? m’interroge Nicholas.

– Je suis originaire de Muskegon et je suis arrivée à Chicago l’année dernière.

– Pourquoi avoir quitté Detroit ?

– Mon contrat se terminait et je pensais me lancer dans l’ouverture de mon cabinet. Puis ma meilleure amie a obtenu une bourse de recherche à Chicago, alors j’ai décidé de la suivre. Ici ou là-bas, ça revenait au même.

– Mais comment tu as fini chez nous, du coup ? demande Bryan.

– Un concours de circonstances, je dirais. J’ai soigné le fils de Steve Hassen, le vice-président du service marketing, au centre où je travaillais.

– Ah, d’accord.

– Et ça va, tu te plais à Chicago ?

– Énormément. Je ne suis pas vraiment dépaysée, mais je trouve que c’est une ville magnifique.

Nicholas me parle de Madison dans le Wisconsin, où il est né, et j’interroge Bryan sur la vie qu’il a eue sur l’île de Hilton-Head. Keith se mêle à la conversation et me parle du Canada. Je n’y suis jamais allée, mais cela me plairait bien.

Après notre verre, nous rejoignons la grande salle réservée pour le dîner de l’équipe. Le régime alimentaire des joueurs est particulièrement surveillé et les repas sont mis au point par la nutritionniste. J’ai cru comprendre qu’elle se joignait parfois aux déplacements, mais ça n’est pas encore arrivé depuis le début de la saison. J’apprécie de pouvoir profiter de son programme. Je n’ai pas de problème de poids ou de carence, cependant c’est toujours bon à prendre.

À table, je garde mes voisins de tout à l’heure. Keith ne fait pas partie des joueurs que j’ai choisi de suivre, mais il m’a surprise la semaine dernière en demandant à me parler. Il vit une période difficile. En plein divorce avec sa femme, il avait besoin d’une oreille attentive.

– Comment tu te sens ? lui demandé-je discrètement.

– Ça va. C’est dur, mais je suis bien entouré, sourit-il en regardant ses coéquipiers. Je te remercie.

– Ne me remercie pas, c’est normal.

– Tu veux voir une photo de mon fils ?

– Avec plaisir.

– C’était son anniversaire il y a quelques jours. 3 ans.

Il me tend son téléphone et je regarde, attendrie, le cliché d’un mini-Keith en train de souffler ses bougies.

– Il est adorable. Il tient le coup ?

– Oui. Enfin… je pense qu’il est trop petit pour se rendre compte des choses, mais avec sa mère, on veut faire ça intelligemment, alors pas de scandale.

– C’est bien. Vous êtes des parents responsables.

– On essaie.

Notre conversation est interrompue par des voix qui montent en bout de table. Frank est en train de parler avec Mark. Puis il se lève brusquement et quitte la table.

– Frank ! Reste, bon sang !

Mais ses supplications resteront sans réponse.

– Qu’est-ce qui lui prend ? s’étonne Bryan.

– Il fait souvent ça ? demandé-je.

– Non. En fait, il a changé depuis quelque temps.

Keith hausse un sourcil en me regardant bizarrement. Je dois sûrement conclure que cela coïncide avec mon arrivée, mais je n’ai pas l’intention de m’étendre sur le sujet.

En prenant la direction de ma chambre, je me dis que j’ai passé une excellente soirée. J’apprécie réellement d’apprendre à connaître tous les joueurs d’une manière un peu plus personnelle. Je me rends compte qu’ils sont tous vraiment adorables, même les plus récalcitrants du début, comme Oleg.

Le fil de mes pensées est arrêté par Frank qui est en train de faire le pied de grue devant ma porte de chambre.

– Qu’est-ce que tu fais là ?

– J’aimerais te dire deux mots.

– À cette heure-ci ? Sûrement pas. On parlera lors de notre prochaine séance.

– Je croyais que je n’étais pas sur ta liste !

– Je viens de changer d’avis.

– Je peux savoir combien de temps ça va durer ce cirque ? Ça n’est pas suffisant que tu emménages dans MA VILLE, que tu débarques dans MON ÉQUIPE, que tu t’immisces dans MA VIE, il faut aussi que tu fasses du charme à MES COÉQUIPIERS !

– Je leur fais du charme ? Mais tu délires complètement ! Je crée des liens avec des personnes que j’apprécie et qui m’apprécient en retour. Ils se sont trompés sur mes intentions au départ, ils se rendent compte que je peux les aider. Ce qui n’est visiblement pas ton cas. Arrête deux secondes de jouer les martyrs, tu veux ? Cela ne te mènera nulle part. Cette situation, fais-je en désignant l’espace entre nous deux, c’est toi qui en es le responsable. Si cela ne te convient pas, tu peux partir. C’est un peu ta spécialité après tout.

Je m’empresse d’ouvrir la porte de ma chambre et la lui claque au nez.

5

Frank

J’entre dans la chambre que je partage avec Mark et le trouve en train de bouquiner.

– Je suis désolé de m’être emporté tout à l’heure.

– C’est rien. On a tous nos petits moments.

– Ouais.

– Mais je trouve qu’en ce moment, ça t’arrive assez souvent. Tu es sûr que ça va ? Qu’est-ce qui se passe exactement entre Lexi et toi ?

– Rien, marmonné-je, absolument rien.

– Qu’est-ce qui s’est passé, alors ? redemande-t-il.

Je grogne en retirant mes godasses et mon tee-shirt. Je me doutais bien que cela sortirait à un moment donné. Je suis sûr qu’ils se sont tous demandé pourquoi je réagissais de cette manière, mais personne ne m’avait encore questionné. Forcément, après la scène de ce soir, la curiosité est montée d’un cran. Je pensais pouvoir profiter de la soirée moi aussi, mais quand j’ai vu Keith montrer des photos à Lexi, je ne sais pas pourquoi, cela a fait grimper ma colère. Je ne veux pas qu’ils l’aiment, pas après ce qu’elle m’a fait. Ils n’ont pas le droit.

Mark est celui avec qui je m’entends le mieux dans l’équipe, alors je n’ai aucun mal à me confier à lui. J’ignore pourquoi je ne l’ai pas fait plus tôt, ça m’aurait sans doute soulagé, mais je ne voulais pas l’emmerder avec ça. Peut-être que j’attendais que ça vienne de lui.

– On était à la fac ensemble. On est sortis ensemble durant la deuxième année, pendant presque un an. Je… Elle était là quand j’ai été pris au repêchage chez les Blackhawks. On était heureux. Certes, je devais partir à Chicago et elle était à Lansing pour les études mais je… Ça aurait pu marcher.

– Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné alors ? demande-t-il.

Je retire mon jean et enfile un tee-shirt pour la nuit. Je me frotte violemment la tête et passe une main sur mon visage pour faire fuir les souvenirs qui remontent à la surface, sans succès.

Pourquoi est-ce que ça fait si mal au bout de tant de temps ? Ce n’est pas comme si j’avais mis ma vie entre parenthèses depuis elle ! Je me suis amusé, j’ai eu quelques relations un peu plus sérieuses. Bon, rien qui n’ait excédé plusieurs mois, peut-être que ça veut tout dire en fait. Je suis pathétique !

– Je savais que ça n’allait pas être facile, la distance, cette nouvelle vie qui commençait pour moi, mais on était sur la même longueur d’onde. Après la folie du repêchage, on est rentrés à Lansing.

Les images de la nuit de rêve qu’on a passée affluent à une vitesse incroyable sous mes yeux. Comment puis-je me souvenir de ça de manière si précise ? Sa joie, son excitation, sa fierté aussi. Bordel ! ! Elle avait acheté des sous-vêtements à l’effigie des Blackhawks et les avait fait personnaliser en faisant floquer mon nom. Si ce n’était pas une preuve d’amour, qu’est-ce que c’était ?

– Frank ?

– Ouais, pardon. Une énorme fête était donnée en mon honneur à la fac, et puis de toute façon Lexi devait y retourner. J’étais dans un état second, les potes étaient tous là, tellement heureux pour moi. À part Carmichael, les autres membres ne jouaient que par pur plaisir, ils ne souhaitaient pas intégrer les pros. Alors, en me voyant réaliser mon rêve, ils étaient tous fous de joie pour moi. Je me suis peut-être un peu beaucoup lâché, mais je me contrôlais. À partir de là, c’est parti en sucette. Lexi a commencé à me prendre la tête parce que j’avais trop bu, que je laissais Caitlin, une fille avec qui j’avais couché auparavant, trop m’approcher. Elle a paniqué et elle s’est mise à m’accuser. Elle m’a dit que j’étais comme tous les autres, que cela lui donnait déjà un aperçu de comment ça serait pour moi ensuite, les soirées, les beuveries, les filles faciles. Je n’ai pas compris, je ne comprends toujours pas d’où c’est sorti. Peut-être qu’elle avait bu aussi, peut-être qu’on lui a dit certaines choses, qu’on l’a mise en garde. J’en sais rien.

– Elle a sans doute eu peur.

– Ouais, sûrement, mais pourquoi subitement ? Je veux dire, elle me connaissait, quand même ! J’ai bataillé pour sortir avec elle, si tu savais. Elle était tellement timide, constamment sur la réserve. Et puis elle a fini par voir qui j’étais vraiment et c’était… incroyable. Je n’avais jamais vécu ça. Du coup, je n’ai pas saisi tous ses reproches. On en avait parlé, je l’avais rassurée, mais pas assez apparemment. Alors j’ai pété un câble. Sous le coup de l’alcool, je n’ai pas supporté qu’elle m’accuse de la sorte, devant tout le monde en plus. Elle a été jusqu’à me dire que je ressentirais la même chose si elle se mettait à flirter avec Carmichael.

– Merde ! J’imagine ta réaction.

– Je suis parti en furie en la laissant sur place. J’en avais marre. Je me suis dit qu’après une nuit passée chacun de son côté, on pourrait discuter au calme et remettre les choses à plat. Peut-être qu’elle n’était plus sûre de nous, peut-être qu’elle avait besoin d’entendre certaines choses.

– Mais ça ne s’est pas passé comme ça, n’est-ce pas ?

– Non, pas vraiment, ricané-je amèrement. Le lendemain, je me suis réveillé avec une gueule de bois phénoménale, mais je ne pensais qu’à Lexi. Il fallait que je répare ce qui était cassé, mais avant que je ne puisse la retrouver, mes potes m’ont attrapé et ils m’ont raconté ce qui s’était passé après mon départ.

Je quitte le regard de Mark alors qu’il est suspendu à mes lèvres. Putain ! J’ai l’impression d’être dans une de ces foutues séries de télé-réalité. Ça craint !

– Plusieurs personnes l’ont vue monter à l’étage avec Kane, et quand il en est ressorti, il n’y avait aucun doute sur ce qu’il s’était passé dans cette chambre.

– Elle t’a trompé avec Carmichael ? ! s’exclame-t-il. Putain de merde ! Je suis vraiment désolé, Frank. Pourquoi est-ce que tu ne m’as jamais parlé de ça ? Ça explique tellement plus de choses entre toi et ce connard.

– Ce n’est pas tellement un sujet sur lequel j’aime m’étendre, et puis j’évitais autant que possible de penser à elle et à lui. D’ailleurs, ça reste entre nous, OK ? Pas besoin d’ébruiter la chose.

– Bien sûr, tu peux me faire confiance. Je comprends ton attitude, mais pourquoi est-ce qu’elle est si froide avec toi ?

– Parce qu’elle pense que tout est ma faute.

– Comme si tu l’avais poussée dans les bras de l’autre salaud ?

– Je n’en sais rien.

– Tu en as parlé avec elle ?

– J’ai tenté lors de notre premier entretien, enfin, je lui ai hurlé dessus. Mais selon elle, c’est à cause de moi. Putain, cette prise de tête avec une nana, c’est tellement…

Mark fronce les sourcils et je m’écrase sur le lit en une grosse masse inerte. Les femmes, putain !

– Il faudrait peut-être que vous mettiez les choses à plat. Cette tension entre vous, tout le monde la ressent. Je ne suis pas sûr que ce soit fini pour elle non plus.

– Ouais, ouais…

Mark comprend que la conversation est terminée. Bordel de merde, j’enrage. Je passe encore pour le méchant de l’histoire et je déteste ça.

Lexi hoche la tête plusieurs fois de suite, puis fixe ma bouche avec envie. J’aimerais qu’elle fasse le premier pas, parce que je ne veux pas qu’elle se sente forcée. Si c’est elle qui se lance, eh bien je… Mes pensées sont stoppées par ses lèvres qui se posent doucement sur les miennes. Bordel de merde, depuis le temps que je rêve de ce moment ! C’est trop bon. Ses mains sont à plat sur mon torse et son corps penché en avant sur le mien. Ses lèvres bougent doucement sur les miennes. Je la respire et pose une main sur sa nuque, l’autre dans son dos pour la plaquer complètement sur moi. Ses mains quittent mon torse pour se nouer derrière mon cou. Je la tiens fermement, aucune chance que je la laisse s’échapper maintenant.

Nos baisers sont chastes tout d’abord, je prends le temps pour qu’on s’apprivoise, puis doucement, je viens lécher ses lèvres en attendant qu’elle se sente prête et s’ouvre à moi. Quand elle le fait, la sensation est incroyable. La douceur et le goût de sa langue. Putain, je deviens fou. C’est le meilleur premier baiser que j’aie jamais eu. J’ai envie de sourire et de hurler au monde entier la joie intense qui s’empare de moi.

Je glisse pour m’allonger et l’entraîne avec moi. Je me positionne sur le côté sans la lâcher. Je passe une jambe au-dessus des siennes. J’ai besoin de la sentir au maximum. J’ai du mal à refréner mon désir, mais elle est tout ce qui compte. Nos baisers sont de plus en plus impatients, sa respiration s’accélère en réponse à la mienne. Ses mains se frayent un chemin sous mon tee-shirt et je frissonne de plaisir. Je quitte un instant ses lèvres pour la douceur de son cou. Moi aussi j’aimerais la toucher ailleurs, mais je dois me fixer une limite à ne pas franchir, sinon je ne serai pas capable de m’arrêter. Je reviens rapidement à ses lèvres parce qu’elles me manquent. Mon érection ne cesse de grossir. Je ne me rappelle même plus la dernière fois que j’ai baisé. Je sais bien qu’il est hors de question que je lui fasse l’amour ici, mais je suis un homme, elle m’attire énormément, alors je n’ai aucun moyen de camoufler mon désir, seule une bonne douche froide pourrait en venir à bout. Quoique. Elle ne peut pas ne pas la sentir, mais elle ne dit rien, elle n’est pas gênée. Elle ne réagit pas non plus comme les filles avec qui j’ai déjà couché, qui se frottaient dessus pour augmenter leur désir. Décidément Lexi n’a rien à voir, elle est Lexi tout simplement et je…

– Debout, feignasse !

Putain, qu’est-ce que… ?

Je me redresse vivement alors qu’un coussin s’abat sur ma tête. Je fusille du regard Mark qui se marre au-dessus de moi.

– Tu te crois drôle ?

– Eh bien, je vois que tu es d’aussi bonne humeur qu’hier soir.

– Tu y mets tellement du tien, faut dire.

– Allez, c’est pour ça que tu m’aimes. On va être en retard pour le petit déj’.

Je le regarde de la tête aux pieds, il est déjà prêt.

– Ouais, tu me donnes deux minutes ?

– Ça marche.

Il me lance un petit sourire entendu avant d’éclater de rire. Mon regard descend et je me rends compte qu’une bosse déforme les draps. Ouais, bon, ça va ! La trique du matin, tous les hommes sont concernés. Sauf qu’en ce qui me concerne, une certaine rousse en est responsable et bordel ça me fait chier !

En arrivant dans la salle à manger, je me rends compte que je suis le dernier. Toutes les têtes se tournent vers moi et m’observent. J’ignore tous les regards et vais direct au buffet. J’empile de quoi remplir mon estomac qui gargouille et rejoins Mark.

– Ça va ? Tu as soulagé la tension ?

– Tu comptes me faire chier avec ça toute la journée ?

– C’est tellement tentant, merci.

Je grogne pour toute réponse alors qu’il se marre avec Sven. La bouche pleine, je remarque seulement maintenant que Lexi est déjà à table, plus loin, toujours en compagnie de Bryan, Nicholas et Keith. Je lève les yeux au ciel et secoue la tête. La journée commence bien.

***

Après l’entraînement du matin, on a toujours un gros débriefing. On regarde la vidéo de notre dernier match et celui des Devils qu’on affronte ce soir. On fait le point sur les joueurs prévus à l’alignement, on parle de leurs points forts, de leurs faiblesses et on revoit ce qu’a planifié le coach. Après le déjeuner, on bénéficie de deux, trois heures de repos avant les échauffements et la préparation.

Je suis un peu à la bourre parce que j’étais au téléphone avec Leah, ma sœur. Elle n’avait rien de très important à me dire, si ce n’est me souhaiter bonne chance pour ce soir. Quand j’arrive dans les vestiaires, je m’attends donc à être chambré. Et ça ne loupe pas, Mark en première ligne.

– Eh bien, Frank ! On a toujours un petit problème ?

– Arrête avec ça, putain ! grogné-je en posant mon cul sur le banc.

– Tu devrais peut-être songer à t’en occuper, ça te détendrait, dit-il sérieux.

– Faut que tu tires un coup mon vieux, renchérit Daniel. Trop de pression.

– Je n’ai pas besoin de conseils sur ma vie sexuelle.

Je me déshabille et enfile ma tenue réglementaire : plastron, coudières, jambières et culotte avec protection. Par-dessus, je revêts de hautes chaussettes, un short et un maillot à l’effigie de notre équipe. À l’extérieur comme ce soir, notre tenue est blanche mais à Chicago, elle est rouge. Ensuite, je mets mes patins et mes gants. Ainsi habillé, je me sens presque invincible.

L’excitation commence à monter, les mecs roulent légèrement des mécaniques, voulant se donner confiance. Ils parlent de notre dernier match qui s’est soldé par un échec ; une petite victoire ne ferait pas de mal.

– Putain, soupire Bryan à côté de moi.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Tu penses quoi de Zijac ?

C’est un joueur des Devils, un Canadien, il occupe le même poste que moi.

– Il est bon, très bon.

– Ouais, il a marqué les deux derniers buts de leur match contre les Coyotes et il a mené son équipe à la victoire.

– Tu es tout aussi bon, Bryan. Ne t’en fais pas.

– C’est gentil.

Il lève les yeux vers l’entrée des vestiaires. Lexi est en train de discuter avec coach T.

– J’ai un bon pressentiment.

Je me tourne vers lui, de quoi parle-t-il ?

– Pour ce soir, précise-t-il. Pour l’équipe, mais aussi pour toi. J’ai la sensation que tu en aurais bien besoin.

– Je vais bien.

– Si tu le dis, rit-il en se levant. Mais ça remonterait ton moral une petite victoire, un petit but et pourquoi pas être élu étoile du match. Tu l’as déjà été deux fois depuis la reprise.

Je médite ses paroles. Il est évident que cela ferait du bien, mais le plus important est de gagner.

Coach T entre dans la pièce et tape dans ses mains.

– Allez les mecs ! C’est l’heure. Rappelez-vous ce qu’on a vu, les enchaînements, les alignements, on reste concentré, on fait un jeu propre et tout ira bien.

L’équipe lance un cri d’encouragement et, un à un, on s’avance dans le couloir. On récupère notre casque et notre crosse. À partir du moment où je l’enfile et où je mets mon protège-dents, je me coupe du reste. Plus rien ne compte à part le match à venir, la glace, mon sport. Mon cœur accélère la cadence à mesure qu’on progresse dans le couloir. On entend de plus en plus distinctement les bruits de la salle, la musique, le brouhaha du public. Cette effervescence m’électrise, j’y puise toute l’énergie et la force nécessaire pour le spectacle qui va suivre. C’est tout ce pour quoi je suis né, le hockey est toute ma vie.

6

Frank

Je sors de mon match contre les Kings de Los Angeles. Une belle victoire, trois à zéro, où j’ai marqué d’ailleurs. Comme à chaque fois, j’exulte de bonheur en quittant la glace pour rejoindre les collègues dans les vestiaires. L’euphorie a toujours du mal à descendre dans les cas comme ça. Le coach sait qu’il doit attendre pour nous parler. On crie, on hurle, on se prend dans les bras, on hurle à nouveau. On célèbre avec un peu plus de vigueur les buteurs – ce soir Nathan, Anatoli et moi-même. Et on acclame aussi John, notre gardien, qui a réussi un blanchissage.

Nos vestiaires ne ressemblent pas à ceux qu’on trouve dans les salles de muscu ou les piscines. Ici, l’espace est dégagé, les bancs forment un U et chacun a son emplacement, avec portemanteau et casier où mettre ses affaires. Avant chaque match à domicile, les membres du staff distribuent notre équipement. Dans une pièce annexe, on a des casiers fermés à clé pour les biens personnels un peu plus sensibles. Même si on se fait tous confiance, nous ne sommes pas à l’abri d’une intrusion.

Une fois la folie légèrement redescendue, le coach nous fait son petit discours ultramotivant. Cela nous fait deux matchs remportés à la suite, cinq victoires à présent pour quatre défaites. L’équipe est remontée à bloc, ça motive. Personnellement, j’en suis à mon sixième but et j’ai déjà été élu trois fois étoile du match : Bryan avait eu du nez avant notre rencontre contre les Devils. Je gère. Le hockey, c’est toute ma vie, je suis fait pour ça.

Le truc que je gère moins bien, c’est Lexi. Je n’y arrive pas. Je l’observe alors qu’elle se tient en retrait. Je dois avouer qu’elle m’impressionne, elle ne s’en sort pas trop mal finalement, dans cet univers hypermasculin. Elle a mis l’ensemble de l’équipe dans sa poche. Mais ça ne marche toujours pas sur moi.

Après une douche, je me presse car je suis en retard pour rejoindre Jordan et Graham. On doit se retrouver pour aller boire un verre.

– Frank ! m’interpelle Lexi au détour d’un couloir.

Je prends une profonde inspiration. Il ne manque plus que ça. Je pivote sur mes talons et la toise, le regard dur.

– Je voulais te rappeler la date de notre prochain entretien.

– Déjà ? Qu’est-ce que j’ai fait ?

– Je te l’ai déjà dit à Newark, et puis tu as eu plusieurs accrochages avec le numéro 34 tout à l’heure.

– Tu plaisantes ? C’était rien du tout ! Je pensais que tu intervenais sur les combats.

– Non, c’est un ensemble. On doit travailler pour vous éviter d’en venir aux mains.

– Je n’ai pas besoin de toi pour me contrôler.

– Tu n’as pas le choix. D’autant que dans quelques jours vous rencontrez de nouveau les Blues, il serait peut-être bien de…

– Tu n’as qu’à m’envoyer un texto pour me dire le jour et l’heure.

– Je n’en ferai rien. Mardi, après l’entraînement, avant le match contre les Flames.

– Et pourquoi pas demain ?

– Vous êtes en repos demain, mais ça ne me dérange pas, si cela t’arrange.

Pourquoi est-ce que j’ai cru l’avoir ? Quel con !

– Mardi ça ira.

Je n’ajoute rien, passablement agacé, et quitte enfin le centre. J’imagine déjà l’accueil des potes, moi qui clame haut et fort que je n’aime pas les gens en retard. Je ne leur ai pas encore parlé de Lexi, je ne sais pas pourquoi d’ailleurs… Mais bon, ils vont se douter de quelque chose en voyant ma gueule, c’est sûr.

Comme escompté, j’arrive à la bourre au WestEnd. Je repère Graham et ses presque deux mètres au fond de la salle, Jordan est à ses côtés. Nous sommes meilleurs amis depuis le primaire. Inséparables comme les doigts d’une main. Ils ont grandi dans un quartier difficile de Chicago, Englewood. Mes parents vivant dans un coin bien plus huppé et ayant un niveau de vie assez aisé, je n’aurais jamais dû les côtoyer, mais ma mère était institutrice dans ce quartier, alors le destin a voulu qu’on se rencontre.

– Hey, hey ! ! m’accueille Jordan en venant me prendre dans ses bras. T’es en retard.

– Ouais, je sais, désolé, marmonné-je en lui rendant son étreinte.

– Je suis quand même content de te voir. Super matchs, deux buts ! Excellent.

– Merci ! Salut, Graham, dis-je en lui donnant une accolade. Ça va ?

– Ça va, tiens, on t’a commandé une bière.

– Merci, les gars.

Je prends place entre les deux et avale une gorgée. Oui, il me fallait bien ça. Dire que j’apprécie nos soirées rien que tous les trois est un euphémisme. Je mourrais si elles cessaient.

J’ai une famille unie et aimante, deux parents encore mariés qui s’aiment profondément, un frère et une soeur que j’adore, mais Jordan et Graham, c’est particulier. Ils sont comme des frères. Nous sommes là les uns pour les autres, toujours, n’importe quand. Notre amitié a survécu à mes deux années passées à Lansing et elle n’a jamais été aussi forte.

– Ça n’a pas l’air d’aller, remarque Jordan.

Je me doutais qu’il serait le premier à s’en apercevoir. Il est lieutenant de police, alors forcément, il possède un certain don pour voir ce genre de choses.

– Il s’est passé quelque chose ? demande Graham très sérieux.

– Vous vous souvenez de Lexi ?

Mes deux amis échangent un regard. Évidemment qu’ils s’en souviennent. Ce sont eux qui m’ont ramassé à la petite cuillère. Ce sont eux qui m’ont aidé à surmonter cette épreuve. Grâce à eux j’ai réussi à sortir la tête de l’eau et me concentrer sur ma carrière. Elle n’aurait peut-être pas été si florissante s’ils n’avaient pas été là.

– Pourquoi tu nous parles d'elle ? Elle est venue te trouver ? se renseigne Jordan.

– Non, pas vraiment, fais-je en me frottant le front. Euh… en fait, elle bosse pour les Blackhawks.

Je leur raconte nos retrouvailles dans le couloir, le poste que les dirigeants lui ont proposé et son rôle au sein de l’équipe.

– On peut savoir pourquoi tu as attendu tout ce temps pour nous mettre au courant ? demande Jordan, mécontent.

– Je n’en sais rien. Toi, fais-je en désignant Graham, tu as suffisamment à faire avec le basket et ta nana.

Graham joue en tant que meneur pour les Chicago Bulls depuis une dizaine d’années maintenant. Comme moi, il a la chance d’avoir vu son rêve se réaliser. Il a fait ses études sur Chicago et a été recruté alors qu’il jouait pour les Ramblers à l’université Loyola.

– Et puis toi, continué-je en me tournant vers Jordan, ton boulot te prend suffisamment de temps.

– Il n’empêche qu’on est tes amis, putain ! s’énerve Jordan en prenant la mouche. Tu aurais dû nous en parler tout de suite, pas deux mois plus tard ! Je n’y crois pas.

– Je suis d’accord avec Jordan, renchérit Graham.

– Ça fait à peine trois semaines, pas deux mois, le contredis-je.

Bon, je ne vais pas leur dire le nombre de jours exact, vingt, ils me prendraient pour un barjo.

– Je ne voulais pas vous ennuyer avec ces conneries.

– Parce que tu crois que Jordan fait mieux avec sa meuf ? se moque Graham en attirant le regard noir de notre ami.

– Oui, tu as raison.

– Eh bien merci, les mecs, ça fait plaisir. Bon… Tu te sens comment par rapport à ça ?

– Pas terrible. Je vais être obligé de me taper des sessions avec elle sur la gestion de la colère, comment veux-tu que je me sente, bordel ? Si on ne peut plus se battre de temps en temps sur la glace… La voir tous les jours, c’est insupportable. La voir évoluer dans mon univers, c’est dur. Le plus dur, c’est de voir les mecs qui s’entendent bien avec elle. Ils n’ont aucune idée de ce qu’il s’est passé.

– Tu ne leur en as pas parlé ?

– Avec Mark seulement. Je n’ai pas envie d’ébruiter la chose, ça ne servirait à rien de toute façon.

– Vous avez parlé d’autre chose que du boulot ? demande Graham.

– Pas vraiment.

– Ne nous mens pas ! articule Jordan en me donnant un coup sur le bras.

– Mais t’es pas bien !

– Arrête de faire le con et accouche. Garder tout ça pour toi, ça ne sert à rien, insiste Graham.

– Je n’ai eu que le premier entretien avec elle pour l’instant. Je n’y ai pas vraiment mis du mien, mais je répondais à ses questions, même si je ne voyais pas vraiment l’intérêt de certaines. Et puis quand elle a commencé à m’interroger sur ma vie privée, je l’ai un peu cherchée, on va dire.

Mes deux amis secouent la tête, sûrement désabusés par mon attitude. Mais ils ne sont pas à ma place !

– Comment est-ce qu’elle l’a pris ?

– Elle m’a demandé si je jouais de ma popularité.

– En gros, si tu te sers de ta crosse pour attirer les meufs ? décrypte Graham avec poésie.

– Je ne sais pas ce que ça voulait dire exactement, mais ça m’a fait sortir de mes gonds. J’avais cette sensation que c’était parce que c’était moi. Alors le ton a monté, de son côté comme du mien. Elle a fini par me dire que c’était ma faute, fais-je en secouant la tête.

– Votre rupture ? C’est une blague ? !

– Non. Le pire, c’est qu’elle croit ce qu’elle dit. Tu aurais vu la hargne dans son regard quand elle s’est emportée. J’ai tous les reproches et elle est blanche comme neige.

– Il y a un truc qui cloche, fait Jordan.

– Eh bien vas-y, mène ta petite enquête.

– Ne me tente pas. Tu veux que je cherche des trucs sur elle ? Des trucs louches ? Comme ça tu pourrais peut-être faire pression pour te débarrasser d’elle ?

– T’es sérieux ?

– Non, c’était pour t’aider moralement, te montrer que je suis de ton côté.

– Ouais, en gros tu sers à rien.

Je voulais plaisanter, mais c’est vraiment sorti comme un reproche. Heureusement, je vois à son regard qu’il ne m’en tient pas rigueur. J’appelle le serveur pour commander la seconde tournée.

– Tu es sûr que ça va aller, Frank ? demande Graham, une main sur mon épaule.

– Oui. Je ne veux plus en parler pour le moment. Elle est là pour la saison, je vais faire avec et puis après basta. Chacun reprendra sa petite vie tranquille. Je dois juste prendre sur moi. Ça va le faire.

Les mecs me lancent un regard sceptique que j’ignore.

Après avoir terminé nos bières, on rejoint la table de billard plus loin et on s’installe un peu bruyamment. Ce n’est pas forcément mieux durant le reste de la partie. Tout ce que je sais, c’est qu’être en compagnie des potes me fait un bien fou.

Deux nanas plutôt mignonnes viennent nous rejoindre. Jordan se met en retrait alors qu’elles nous demandent, à Graham et moi, un autographe et un selfie. On se prête au jeu avec plaisir. C’est toujours agréable.

Je me dis que Graham doit vraiment être accro à sa copine, parce qu’il refuse poliment les avances de la petite blonde. Jordan ne leur prête pas du tout attention, concentré sur son jeu, alors forcément elles se tournent vers moi. En temps normal, je ne me poserais pas de questions, mais là, ce soir ? L’envie me fait défaut. Je les congédie avec douceur et reviens à la partie. Graham me fixe avec attention.

– Quoi ?

– Où est passé Frank ? Le tombeur, l’irrésistible ?

– Ouais, c’est ça, cause toujours. C’est toi qui as rembarré la petite blonde avant moi, je te signale.

– Je ne dis pas le contraire.

– Jordan et toi, vous êtes vraiment mal barrés !

– Tu peux toujours te foutre de nous, mais si j’en juge par ce qui vient de se produire, tu es dans le même bateau, intervient Jordan.

– Ça n’a rien à voir. Je n’ai pas la tête à ça et je suis fatigué.

Mes deux potes explosent de rire devant mes excuses bidon. Je pensais pourtant avoir été assez convaincant. Je grogne pour toute réplique et ordonne à Graham de jouer.

Je refuse d’admettre que la situation actuelle me perturbe au point que je refuse une partie de jambes en l’air avec une nana sexy. Quelle belle merde !

7

Lexi

Aujourd’hui, c’est journée détente. Selma tenait à m’emmener dans un spa pour décompresser. Cela ne peut pas me faire de mal. Je la rejoins devant la boutique et l’enlace chaleureusement. Un mois a passé depuis notre soirée avec Claire, alors je suis hyper contente de la voir. On s’est parlé au téléphone depuis, mais ce n’est pas pareil.

– Comment tu savais que j’en avais besoin ?

– Un don de meilleure amie, c’est tout, fait-elle avec un clin d’œil en poussant la porte.

Je suis immédiatement saisie par les odeurs d’encens. Nous sommes rapidement prises en charge, j’ai l’impression que Selma a ses petites habitudes.

– Tu viens souvent ? lui demandé-je alors qu’on rejoint le hammam.

– Régulièrement. Greg m’a offert un abonnement. Ce n’est pas que le projet de recherche occupe cent pour cent de mon temps mais parfois, quand je suis lancée dans une manip, je peux passer plusieurs jours sans sortir du labo, alors il a pensé que ce serait une bonne idée.

– Je dirais qu’il a eu raison. Et si je peux en profiter, c’est tant mieux !

Selma travaille dans une société de recherche médicale. Je ne suis pas une spécialiste en biologie, je ne suis jamais très longtemps ce qu’elle raconte quand elle se lance sur le sujet. Tout ce que j’ai retenu, c’est qu’il s’agit d’une étude sur les maladies cardiaques. Je crois qu’il est question de mutation génétique, mais au-delà de ça, je suis perdue.

On discute de choses légères. On a rarement besoin d’échanger sur nos familles, parce que nos parents sont voisins. Ils sont donc au courant de tout avant nous. Le nombre de fois où ma mère m’a raconté des trucs dont la mère de Selma lui avait parlé, avant que Selma ait eu la chance de le faire en premier et vice versa !

Quand on commence à avoir du mal à respirer, on rejoint la salle pour attaquer le massage en tandem. Je choisis quelque chose de doux, tandis que Selma demande que ce soit un peu plus tonique. L’odeur plus qu’agréable des huiles de massage emplit la pièce et je me décontracte immédiatement.

– Tu bosses trop, c’est pour ça, commenté-je alors qu’on s’installe sur les tables chauffées.

– Ouais, mais qu’est-ce que tu veux, j’adore ce que je fais.

– Vous trouvez quand même du temps avec Greg pour vous retrouver ? Vous arrivez à arranger vos emplois du temps ?

Il y a quelques jours, Selma m’a annoncé que le transfert chez les Bulls a été approuvé et Greg l’a rejointe sur Chicago. Elle était totalement euphorique et hystérique ! ! Et moi aussi, du coup. Ils le méritent. Cette journée ensemble, c’est aussi un moyen de fêter ça.

– Oui, enfin, cela ne va pas vraiment changer les choses, si ce n’est qu’il sera auprès de moi pour les matchs à domicile. Ce n’est pas évident, il a beau être basketteur, il est aussi souvent sur la route qu’un hockeyeur, donc tu sais ce que c’est maintenant. Mais on fait tout pour que ça marche. Les retrouvailles ne seront que meilleures, sourit-elle en me faisant un clin d’œil.

Je sais qu’elle ne dit pas ça en pensant à mal, et malgré moi, Frank se mêle à mes pensées. Pourquoi est-ce toujours le cas ? Pourquoi ne peut-il pas simplement m’apparaître comme un joueur comme les autres ? Quand je crois l’oublier, il resurgit, ma colère et mon ressenti se mélangeant aux doux souvenirs.

– Votre recherche de maison avance ?

En arrivant à Chicago, j’ai pu m’acheter un bel appartement avec l’argent de la vente de celui de Detroit. Selma se contentait d’un logement en location, mais maintenant que Greg est là, ils espèrent trouver la maison de leur rêve. Ils ont entamé leur recherche depuis quelque temps déjà.

– Pas terrible. On en a visité quelques-unes mais on n’arrive pas à tomber d’accord. Quand quelque chose plaît à l’un, il y a un truc qui cloche pour l’autre. Mais je ne perds pas espoir, on finira par s’entendre, c’est obligé. On n’est pas pressés, de toute façon.

– Je suis contente pour vous. Ça me fait plaisir de vous voir si heureux. Ça n’a pas été trop dur pour Greg de quitter les Pistons ?

– Il était tellement content d’être transféré chez les Bulls. C’est chez lui, ici. C’est l’équipe de ses rêves. Il a adoré chaque instant passé chez les Pistons, mais c’est un nouveau chapitre de sa carrière qui s’ouvre et il est heureux.

– Tant mieux.

– Tu sais, commence-t-elle d’une voix douce, Greg a retrouvé quelqu’un chez les Bulls.

– Ah oui ? Qui ça ?

Mon corps se crispe, pourquoi est-ce que j’ai une drôle de sensation ? Peut-être à cause du ton tout doux qu’elle a pris.

– Je ne sais pas si tu t’en souviens, Frank nous avait présenté ses deux meilleurs amis. Eh bien, Graham joue pour les Bulls depuis sa sortie de la fac.

– C’est dingue.

Je ne suis pas réellement enthousiaste. Graham ne m’a rien fait, je n’ai rien contre lui mais je me demande pourquoi la vie s’entête à créer des connexions avec Frank. Bon, certes, j’ai accepté de travailler pour les Blackhawks, mais qu’on me propose le poste alors que je n’ai rien provoqué, c’était déjà hallucinant et perturbant. Et puis maintenant, Greg et Graham ? Inévitablement, cela ravive les souvenirs de tout le monde. Du destin ou du hasard, quelle force joue avec moi ?

– Comment ça se passe ?

Elle n’a pas besoin de donner plus de précisions, je sais ce qu’elle me demande. Je hausse les épaules alors que la masseuse insiste sur le bas de mon dos.

Je suis restée très évasive au téléphone et Selma n’a pas insisté. Je la soupçonne d’avoir mis au point cette journée pour en apprendre plus. Je ne peux pas lui en vouloir, c’est ma meilleure amie, elle se fait du souci pour moi. Et si mon métier est d’écouter les autres, Selma joue ce rôle pour moi. Il est peut-être temps de vider mon sac, de laisser parler mon trouble, ma colère et mon attirance pour Frank, toujours là malgré tout. Tous ces sentiments contradictoires qui bataillent en moi.

– Comment tu vas ?

Son regard est chaleureux et son sourire doux alors qu’elle pivote vers moi.

– Je n’en sais rien, avoué-je, sincère. Ça fait tellement longtemps. Mais je… j’ai l’impression que mon corps, mon cœur se souviennent, tu vois ce que je veux dire ? Dès que je le regarde, les souvenirs, les sensations reviennent. Je devrais avoir oublié, non ?

– C’était ton premier amour, Lexi. Même si ça s’est mal terminé, tu ne peux pas oublier ça.

– Ça me fait souffrir, lui confié-je. Ça ne devrait pas, mais c’est le cas. Je savais à quoi je m’exposais en acceptant ce poste, et j’ai peut-être sous-estimé la situation. Il m’a reproché de prendre plaisir à le faire souffrir en réapparaissant. Tu te rends compte ? C’est à cause de lui que tout s’est fini et il m’accuse !

– Comment ça ?

La masseuse appuie un peu plus fort entre mes omoplates. Visiblement, la douceur ne suffit pas sur moi. Elle doit sentir des nœuds alors que mon corps réagit à mon discours. Je ne peux pas m’en empêcher. Même mon pouls accélère.

– Pendant notre première session, il s’est mis en colère. J’essayais d’être professionnelle, mais il est parti en vrille. Il me tient pour responsable. Selon lui, je l’ai mis plus bas que terre et je l’ai abandonné.

Selma garde le silence et me fixe de ses yeux noisette. Elle fronce le nez, comme toujours quand elle réfléchit.

– Tu ne lui as jamais expliqué pourquoi, hein ?

– Bien sûr que non, pourquoi j’aurais eu à m’expliquer, d’abord ? m’écrié-je. Il est parti, il m’a abandonnée et n’a pas cherché à comprendre. Il a cru tout ce qui se disait, il m’a condamnée. C’était déjà assez difficile de surmonter cette épreuve, je n’allais pas non plus lui courir après. Ce n’est qu’un homme arrogant, imbu de sa petite personne, qui profite de sa notoriété et de ses privilèges. Il n’a plus rien à voir avec le Frank dont je suis tombée amoureuse. Je n’ai pas d’efforts à faire pour lui.

– Lexi, ce n’est pas moi, l’ennemi, dit-elle doucement.

– Je suis désolée. Je suis injuste, reniflé-je, les larmes aux yeux. Pardon.

– Ce n’est rien, dit-elle en tendant la main entre nos tables pour s’emparer de la mienne. Vous êtes maintenant deux adultes. Peut-être qu’il vous faudrait une bonne conversation, histoire de crever l’abcès. Tu lui expliques, il comprend et vous passez à autre chose.

– Peut-être, concédé-je, même si je ne sais pas si j’en serai capable.

– Il te monte à la tête, si tu veux mon avis. Il faut que je te sorte, décrète-t-elle.

– Oh non, non. Pas la peine, vraiment.

– Tu n’as pas à discuter. C’est moi qui décide. Ce soir on sort, point barre. Je ne te pousserai dans les bras de personne, promet-elle. Mais si tu veux mon avis, un petit coup vite fait ne te ferait pas de mal.

Heureusement que j’ai la tête cachée dans le trou de la table, elle ne voit rien de ma gêne.

– Désolée, s’excuse-t-elle parce qu’elle n’a pas besoin de voir mon expression pour sentir mon malaise. Je sais que tu n’es pas comme ça, mais tu as besoin de te détendre, de t’amuser.

– C’est d’accord. Pour la soirée, précisé-je toutefois.

– Génial !

Je prends seulement conscience maintenant que les masseuses n’ont rien perdu de notre conversation. Je me sens encore plus ridicule. Tout ceci est ridicule.

***

Nous sommes au Canada pour une série de quatre matchs. Ce soir, c’est l'avant-dernier, l’équipe affronte les Canucks de Vancouver, mais pour le moment je m’entretiens avec Oleg. C’est un peu compliqué d’organiser des sessions individuelles quand nous sommes en extérieur, mais on y arrive. Je profite du moindre instant disponible.

Il s’est battu hier contre un joueur des Flames et a fini par être exclu. Cela n’a pas empêché l’équipe de remporter le match, mais l’ambiance était quelque peu tendue après ça. Le début de l’entretien est laborieux, comme souvent, cependant je ne perds pas espoir.

– Selon toi, qu’est-ce qui te pousse à répondre par les poings ?

 La gueule du type en face.

– Oleg.

– Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? On a chacun nos têtes, on ne s’entend pas avec tout le monde.

– Une tête, je veux bien, mais toi… Carlson chez les Flames, Andrickson chez les Devils, Roberts chez les Predators, énuméré-je en parcourant mes notes.

– Bon, j’en ai peut-être plus que certains, mais je n’y peux rien.

– Tu ne peux rien à quoi ?

– Quand l’autre me cherche, c’est plus fort que moi.

– Qu’est-ce qui se passe exactement ?

– C’est comme si je débranchais un fil. Je jette les gants sur la glace et je laisse parler mes poings.

– Est-ce que tu aimes ça, te battre ?

– Je n’irais pas jusqu’à dire que j’aime ça, mais je ne déteste pas.

– Est-ce que savoir quelle sera la réaction du public te pousse à aller au bout plutôt que de laisser courir ?

C’est impressionnant l’effet que cela a sur les spectateurs, ils en raffolent vraiment. Cela me surprend toujours autant quand j’observe les mouvements de foule, les cris, les appareils photo et vidéo qui n’en loupent pas une miette.

– Je ne sais pas trop, en réalité, je ne me pose pas la question. C’est comme ça, sur un coup de tête. En tout cas, ça n’est jamais prémédité, se défend-il.

– Te bagarrais-tu souvent, plus jeune ?

– Régulièrement, oui.

– Pourquoi ? Je ne te juge pas, Oleg, j’essaie juste de comprendre d’où cette tendance peut venir, ce qui la motive, expliqué-je alors qu’il reste silencieux.

– C’était une façon pour moi de montrer ce dont j’étais capable. En frappant le premier, personne ne venait m’emmerder. J’étais dans les plus petits, alors c’était un moyen assez efficace pour me faire respecter.

Je prends quelques notes et repose mon bloc-notes.

– Le schéma est similaire à ce qui se passe sur la glace. Lorsque le joueur adversaire te cherche, te taquine, t’insulte même, tu te sens blessé, alors pour te défendre, tu réagis comme quand tu étais enfant.

– Mais je suis un adulte ! s’emporte-t-il. Ce sont des conneries. Ce qui se passe, c’est que s’il me cherche trop, je réplique de manière à lui faire passer un message, point barre. Il n’y a pas non plus mort d’homme.

– Tu pourrais tout aussi bien laisser couler, Oleg. Seulement, tu réagis de la seule manière que tu as toujours connue.

– Je ne vois pas où est le mal.

– Je ne dis pas que tu as un problème, mais on pourrait essayer de travailler pour que tu te maîtrises plus facilement.

– Ouais, marmonne-t-il, peu convaincu.

– Bon, je trouve qu’on a fait des progrès, je ne t’embête pas plus longtemps. On se retrouve tout à l’heure pour le match.

– Ouais.

Il ne se fait pas prier et quitte la pièce. Je note deux, trois réflexions sur sa fiche. Il était réticent au début, mais il a fini par se confier de lui-même. C’est un pas énorme de me parler de son enfance et cela joue indéniablement sur la vie adulte. Je suis très satisfaite de ce qui sort de notre entretien.

Pas comme celui que j’ai eu avec Frank. Une vraie catastrophe. Je pensais partir sur une bonne note en débutant sur ses performances durant le match contre les Kings, son but, ses deux aides qui font monter ses statistiques. Mais il n’y a eu aucun échange, il me répondait par oui ou non, de temps en temps un « j’en sais rien » avec sa variante « je sais pas ». Pas très brillant. Et si, avec les autres, j’arrive à orienter le dialogue, à percer un peu la carapace, avec Frank, je fais face à un mur en béton armé. Ça m’attriste qu’il refuse de mettre le passé de côté pour saisir l’aide que je peux apporter. Professionnellement, ce serait un échec pour moi si je ne finissais pas par y parvenir.

Je n’avais pas pensé à cet aspect du job, mais plus le temps passe et plus je m’attache à cette équipe, à ses joueurs. Leurs défaites deviennent les miennes, leur tristesse est commune. Je comprends encore mieux ce que Frank m’a dit une fois, qu’ils partageaient tout. Leurs victoires me font chaud au cœur, autant que si j’avais été sur la glace avec eux. Leurs résultats sont excellents jusqu’à maintenant et même s’ils perdent ponctuellement un match, ils donnent encore plus d’eux-mêmes la fois suivante et cela leur réussit.

***

Une nouvelle fois, je me laisse imprégner par l’ambiance qui règne dans l’arène Rogers. Ce n’est pas toujours évident pour l’équipe de jouer en extérieur, mais, d’une manière générale, les spectateurs canadiens sont respectueux.

Comme un aimant, mes yeux trouvent Frank sans le vouloir. Leur équipement n’est pas particulièrement sexy, la tenue camoufle tout, on ne voit rien de leurs muscles, mais elle les rend encore plus imposants. Ils sont immenses. Et Frank est particulièrement attrayant, je suis obligée de l’admettre : ça, ça n’a pas changé. Il adresse un sourire charmeur à une jeune femme en débardeur moulant qui arbore des tatouages des Blackhawks sur les joues et les bras. J’ose espérer qu’il ne s’agit que de tatouages temporaires, parce que c’est particulièrement affreux. Je chasse la jalousie qui grimpe en moi et me concentre sur la glace. Le match débute et les cris des spectateurs m’emportent.

J’ai réussi à observer tous les joueurs jusqu’à la reprise de la troisième période. Le match est difficile, les Canucks dominent trois à zéro et l’équipe est plus que tendue. La mise au point avec le coach n’a pas dû être tendre.

Je suis comme hypnotisée par le corps de Frank qui progresse sur la glace, fluide, précis et puissant. Je me mords la lèvre et penche le buste en avant afin de mieux le suivre. Peu avant la fin de la troisième minute, Anton marque enfin le premier but grâce à une aide de Frank, et l’effervescence grimpe d’un coup.

Je n’ai pas la prétention de dire que je connais le Frank d’aujourd’hui, mais je le connaissais très bien, et je peux affirmer qu’il est nerveux. Ses mouvements sont plus secs que d’ordinaire. J’ai croisé à deux reprises son regard et il était bien plus foncé, comme si un orage faisait rage en lui. Suis-je responsable de cette agitation ? Qu’est-ce que ça me ferait si c’était le cas ? Une chose est sûre, ce n’est pas très professionnel de le penser et ça ne devrait pas me faire quelque chose.

Après avoir réussi à égaliser, les prolongations offrent une dernière chance aux Blackhawks de gagner. Mon palpitant n’en peut plus. Je gigote sur mon siège, tape du pied et mes yeux fusent en même temps que les joueurs sur la glace. Anatoli a remplacé Bryan, et quand, à la quatrième et dernière minute il fait mouche grâce à Keith et, une nouvelle fois, Frank, je bondis de mon siège et hurle mon bonheur sans tenir compte de mes voisins ni craindre une quelconque honte. Mon équipe vient de gagner !

***

En arrivant à l’hôtel, je suis encore remplie d’un mélange d’adrénaline, d’euphorie et de bonne humeur. Maintenant que je suis mieux intégrée dans l’équipe, je n’hésite pas à leur montrer que je suis heureuse pour eux, que je partage leur joie dans la victoire.

Comme il n’est pas loin de minuit, je m’apprête à rejoindre ma chambre mais Bryan m’appelle.

– On va aller fêter la victoire, tu te joins à nous ?

– Tu es le préposé à l’invitation, Bryan ? le taquiné-je.

– Qu’est-ce que tu veux, tu les impressionnes tous.

Je ris doucement et lève les yeux vers le groupe un peu loin. Comme à chaque fois, je ne manque pas le regard de Frank qui me fusille. Jamais il ne se lasse ?

– Que comptez-vous faire ?

– Aller boire un verre quelque part. Il n’y a pas de match demain et ensuite on prend l’avion pour Edmonton, alors autant en profiter.

Ses yeux bleus me scrutent et attendent une réponse.

– D’accord, je serais ravie de me joindre à vous.

– Vraiment ?

– Oui, fais-je en hochant la tête.

On se retrouve dans un bar tendance, pas très loin de l’hôtel. On s’installe en regroupant plusieurs tables et Donny se charge de la première commande. Bien entendu, la bande attire les regards. Quelques clichés sont volés, deux femmes viennent demander des autographes, mais dans l’ensemble, le public n’est pas trop envahissant. J’ai l’impression de faire un peu tache parmi tous ces mastodontes, mais ça ne me dérange pas. Ce soir, je suis entourée de Sven et Travis ; Bryan n’est pas loin.

– Tu as des frères et sœurs, Lexi ? m’interroge Travis.

– J’ai deux frères plus jeunes que moi, Shane et Eric. Ils sont tous les deux à Detroit. Et toi ?

– J’ai un frère, James, il est hockeyeur également.

– C’est vrai ?

– Il entame sa cinquième année chez les Maple Leafs. Avant, il jouait pour les Flyers.

– Je n’en savais rien. Je n’ai pas fait attention quand vous les avez affrontés en octobre. Comment ça se passe quand vous vous retrouvez sur la glace ?

– Très bien. On se cherche, on se motive. Comme quand on était plus jeunes. Je suis sûr que tu te feras une joie de nous observer un peu plus en détail quand on les rencontrera à nouveau, mais ce ne sera pas avant mars.

– Peut-être bien, ris-je doucement. Et toi, Sven ? Des frères et sœurs ?

– Non, je suis fils unique.

– Ce n’est pas trop dur de vivre loin de sa famille ?

– On s’habitue. Je rentre dès que je peux en Suède et mes parents viennent régulièrement me rendre visite. Ils aiment beaucoup Chicago.

L’ambiance est vraiment agréable, une petite piste est accessible au centre de la pièce. Bryan me propose une danse alors qu’une musique douce emplit l’espace. J’hésite un instant au moment où mon regard accroche celui de Frank. Il ne m’a pas décroché un seul mot de toute la soirée. En fin de compte, à part quand il y est forcé lors de nos sessions, il ne me parle pas. Cela me blesse, mais je ne peux pas le forcer. J’ai compris il y a bien longtemps qu’on ne force pas Frank Bash Irving à faire quoi que ce soit, à moins qu’il n’en ait envie. Je pose ma main dans celle de Bryan et le laisse m’entraîner sur la piste.

– Tu passes une bonne soirée ? se renseigne-t-il, les mains sagement posées au-dessus de mes hanches.

– Très bonne, merci pour l’invitation.

– De rien. J’imagine que ça ne doit pas être évident de t’intégrer dans un groupe comme ça.

– Non, effectivement. Ce travail n’a rien à voir avec ce dont j’ai l’habitude, mais j’apprends énormément et j’aime ça.

– C’est cool.

– Et puis vous êtes tous très sympathiques, sous vos airs un peu bourrus pour certains.

Il rit doucement et son visage s’illumine. Il y a quelque chose dans son regard, sa timidité peut-être, qui le rend très attachant. Un parfum vient chatouiller mes narines et un frisson descend de ma nuque pour parcourir ma colonne vertébrale. Je sais ce que ça signifie, mon corps réagit à Frank. C’est triste pour Bryan, mais je ne l’ai jamais ressenti en sa présence. Je m’en veux d’éprouver ça alors que je danse avec un autre. Frank entre dans mon champ de vision alors qu’on tourne doucement avec Bryan. Il me fixe avec ses yeux rendus sombres à cause du manque de luminosité. Il semble furieux. Je détourne le regard, soudain mal à l’aise.

– On retourne s’asseoir ? demande Bryan.

– Oui, je prendrais bien un autre verre, soufflé-je, la gorge sèche.

– Ça marche. Tu veux quoi ?

– Un gin tonic, s’il te plaît.

Je rejoins la table tandis que Bryan va passer commande. Le regard de Frank ne me quitte pas, il essaie de me déstabiliser ou quoi ? Je déglutis, nerveuse, et tente de reporter mon attention sur les autres. Ce n’est pas chose aisée. Je me précipite presque sur mon verre alors que Bryan me le tend. Bon sang, mais qu’est-ce qui me prend ? C’est ridicule.

Mon sang ne fait qu’un tour quand je vois une blonde aguicheuse s’avancer vers Frank. Elle le drague ouvertement et si j’en juge par sa réaction et le langage de son corps, il n’est pas insensible à ses charmes. On n’a rien en commun. Elle est petite, blonde, toute menue et les vêtements qu’elle porte ne couvrent pas grand-chose. Il l’invite d’un coup de tête à s’asseoir à ses côtés et pivote, me tournant désormais le dos, pour porter toute son attention sur elle. Pourquoi est-ce que je réagis comme ça ? Pourquoi est-ce que je ressens cette jalousie et cette peine ?

– Tout va bien ? demande Bryan en se penchant vers moi.

– Est-ce que tu veux bien me raccompagner ? Je suis un peu fatiguée.

– Oui, bien sûr.

– Je suis désolée d’interrompre ta soirée.

– Ce n’est rien, voyons. Je ne vais pas te laisser rentrer toute seule.

On salue la tablée, Frank m’accorde à peine plus d’une seconde avant de retourner à sa pétasse. Cependant, cette seconde suffit à me transpercer. Il est capable de faire passer tellement d’émotions dans son regard azur… cela m’a toujours perturbée et intimidée aussi. Je baisse la tête et emboîte le pas à Bryan pour rejoindre la sortie. Je resserre ma veste contre moi et on prend la direction de l’hôtel.

– Qu’est-ce qui se passe entre Frank et toi ? demande Bryan en m’arrêtant net.

– Comment ça ?

– Je ne suis pas aveugle. À vrai dire, personne ne l’est. Je ne veux surtout pas m’attirer les foudres d’un de mes coéquipiers, mais je suis curieux.

– Il n’y a plus rien entre Frank et moi. On était ensemble à la fac, c’est tout.

– D’accord. D’accord. Mais si tu veux mon avis, je ne suis pas sûr que ce soit terminé, comme tu dis. Il te regarde d’une façon tellement…

Il cherche ses mots sans y parvenir, mais je vois bien ce qu’il veut dire. Il pense que Frank a toujours des vues sur moi. J’ai bien du mal à le croire. Frank me déteste, c’est ce que je lis à chaque fois que je croise son regard. Il reste peut-être un désir latent, quelque chose contre lequel on ne peut lutter, mais ce n’est pas le sentiment principal qui nous anime l’un comme l’autre. Est-ce qu’il s’est confié à ses coéquipiers ? Que leur a-t-il raconté ?

– Je suis désolée. Je ne veux pas que tu croies que…

– Je ne crois rien du tout, me rassure-t-il en souriant. Tu es incroyablement belle mais je ne cherche pas à te séduire. Je veux seulement que tu te sentes à l’aise parmi nous. Je me souviens de ce que j’ai ressenti en arrivant. Tu débarques dans un groupe, ce n’est pas évident de faire ta place, de montrer ce que tu vaux. Alors j’imagine que ça l’est encore moins quand on est une femme et qu’on arrive pour faire ce que tu dois faire dans un milieu masculin.

– C’est adorable, Bryan, merci beaucoup, le remercié-je.

– Il n’y a pas de quoi, rit-il doucement alors qu’on entre dans l’hôtel.

– Merci de m’avoir raccompagnée. Je ne te retiens pas plus. Bonne fin de soirée, à demain.

– Je vais rentrer aussi. Bonne nuit, Lexi.

J’hésite, puis finalement je me penche en avant pour le prendre succinctement dans mes bras. Bryan se tend légèrement puis se détend aussitôt. C’est agréable et réconfortant, mais je ne fais pas durer ce moment trop longtemps. Je ne voudrais pas qu’il se fasse des idées malgré ce qu’il m’a affirmé à l’instant. Je me suis juste dit qu’une petite démonstration valait mieux que des mots.

– Merci beaucoup, Bryan.

– De rien. À demain.

Il me suit du regard alors que je vais pour appeler l’ascenseur. Je m’attends à ce qu’il le prenne avec moi, mais il reste dans le hall, il est en train de répondre au téléphone. Les portes se referment sur son sourire alors qu’il hoche la tête vers moi pour un dernier salut.

À suivre...

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