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Mur de marbre

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broché

10 premiers chapitres

Prologue

« L’amour est partout, imprévisible, inexplicable, insurmontable. »

Richard Curtis, Love Actually

 

Aimer, c’est vraiment un truc trop con. Je ne veux plus jamais ressentir ça. J’arrête. Hors de question que je m’encombre à nouveau d’un sentiment pareil. Au début tout va bien, tout est rose. On confierait sa vie, on se donne corps et âme. Jamais personne ne t’a aussi bien compris, connu. Et puis comme ça, du jour au lendemain, tout s’arrête. C’est comme si on t’ouvrait la poitrine et qu’on t’arrachait le cœur à mains nues. Une souffrance incommensurable. Une peine qui me bouffe toute crue.

Et puis de toute façon je suis persuadée qu’on peut très bien vivre sans. Je parle du vrai amour, celui qui se donne sans rien attendre en retour. On n’en a pas besoin. Enfin du moins, moi je n’en ai pas besoin. J’ai des amis, de très bons amis, une meilleure amie, je vais me contenter de l’amour de l’amitié. Finalement, quand on y pense, c’est le meilleur. On a le droit d’aimer plusieurs personnes, l’amitié est bien moins emmerdante que l’amour et puis perdre un ami ça fait moins mal au cœur. Je ne dis pas que ça ne fait pas chier, mais ce n’est pas pareil.

À partir d’aujourd’hui mon cœur devient en béton, plus rien ne peut l’atteindre. Je ne laisserai personne y entrer, ni même y entrevoir ce qui se trouve à l’intérieur, c’est bien trop compliqué, trop noir, trop triste, trop moche. Personne n’a envie de savoir.

Je vais faire ce que je sais faire le mieux, revêtir un masque et faire semblant. Faire semblant que tout va bien, que je ne souffre pas. Parce que dorénavant mon cœur est de pierre, rien ne peut l’altérer.

1 - Chance

« La chance qui dure est toujours suspecte. »

Baltasar Gracián, L’Homme de cour

 

Ça a toujours été la phrase fétiche de mon père. Celle qu’il utilisait pour dénigrer ce qui se passait chez les autres et du coup justifier qu’il ne faisait rien.

Je ne sais pas si c’est de lui que je tiens mon pessimisme sur la vie, mais en ce qui me concerne, en ce qui concerne la vie, je crois en cette phrase toute simple. Quand quelque chose de bien m’arrive, ça ne dure jamais bien longtemps.

Je viens de passer deux semaines horribles, ballottée entre mille émotions. Je ne me suis toujours pas remise, mais j’essaie de faire face, bonne figure, j’y suis obligée.

Ça fait bien cinq minutes que je suis plantée au pied de l’immeuble où je travaille. Je n’étais pas très motivée ce matin en quittant l’appartement mais il faut bien que je reprenne le boulot.

J’ai mis une jolie robe parfaite pour le travail, bleu roi. Sophia m’a dit que cette couleur m’allait bien. Moi, franchement je m’en fous. Pour le moment, je serre fort mon manteau contre moi, parce qu’avec cet hiver rude le froid est bien mordant.

Je prends une profonde inspiration et entre. Je salue Hank, le garde à l’entrée, montre mon badge, passe le portique et rejoins les ascenseurs. L’immeuble où Harmon & Fox possède ses locaux est un des nombreux immeubles qu’ils ont dessinés dans la ville de New York. Ils ne possèdent pas l’immeuble entier, mais seulement trois étages dans la partie supérieure. Il s’élève dans le West Side, offrant une vue imprenable sur Central Park. J’avoue que, rien que pour la vue, c’est tout de même un plaisir de venir travailler ici.

Si d’habitude c’est ce que je ressentais en y allant, aujourd’hui c’est un peu spécial. Je reprends après deux semaines d’absence pour raisons personnelles et j’ai peur de ce qui m’attend en revenant. En quinze jours, beaucoup de choses peuvent avoir changé, dans le monde du travail tout bouge très rapidement. Le tintement de l’ascenseur se fait entendre, je suis arrivée à mon étage.

Les patrons fondateurs du cabinet d’architectes sont messieurs Fox et Harmon comme l’indique son nom. Ensuite des architectes juniors s’occupent des différents projets, il y a bien entendu une section ressources humaines, juridique, commerce… Moi, dans tout ça, je suis secrétaire. Je n’ai absolument pas de formation là-dedans, mais je me suis retrouvée à faire un remplacement et me suis montrée assez efficace, donc je suis restée.

Je travaille sous la tutelle directe de Daniel Williams. Un homme vraiment adorable, un peu plus vieux que moi, toujours gentil, proche de ses employés ou plutôt de ses « collaborateurs », comme il dit, même si on est bien loin d’avoir les mêmes fonctions, responsabilités et salaires que lui. Mais il ne traite jamais personne comme s’il était supérieur, toujours respectueux et c’est ce que j’apprécie chez lui.

Je longe le couloir, passe devant la réception, salue de la tête Karen qui est au téléphone et rejoins mon bureau. Quand j’arrive devant, j’ai un sursaut. Une espèce de blonde, pas vraiment habillée pour l’emploi, est assise à mon poste. Au bout du bureau, un carton avec des affaires à l’intérieur. J’approche et jette un œil. Ce sont les miennes : mon pot à stylos, mon cadre avec la photo de Tommy et moi, ma petite plante qui visiblement n’a pas aimé mon absence et divers trucs qui traînaient.

Je jette un œil interrogatoire à la blonde qui daigne enfin m’accorder son attention.

– Je peux vous aider ? me demande-t-elle avec un fort accent du Sud.

– Oui, euh… Je… C’est mon bureau, lui expliqué-je.

– Non, plus maintenant. Tenez, me dit-elle sur un ton hautain en me tendant une enveloppe.

Je m’en empare et alors que je m’apprête à l’ouvrir, j’entends qu’on m’appelle.

– Dominica ! s’exclame Daniel en sortant la tête de son bureau.

– Qu’est-ce que… qu’est-ce qui se passe ? bafouillé-je.

– Viens dans mon bureau.

Je le rejoins en serrant fort l’enveloppe dans ma main. Même pas la peine de l’ouvrir, je sais ce qu’il y a d’écrit sur ce putain de bout de papier.

– Comment vas-tu ? me demande-t-il en prenant place dans son fauteuil.

Je jette un œil à la pièce. Une nouvelle maquette commence à prendre vie sur le côté gauche. Le dernier projet est installé à droite. Sur les murs, de magnifiques photos d’immeubles de New York et d’ailleurs. Du bazar comme d’habitude sur son bureau. Dans le coin face à la porte, un gros pachira qui a l’air d’avoir un peu soif.

– Je suis renvoyée, c’est ça ? dis-je d’une voix un peu trop aiguë et désespérée à mon goût.

– Je suis navré, répond-il visiblement sincère.

Il quitte son siège et me rejoint. Je suis toujours debout, figée comme une statue.

– Je… je suis vraiment désolé. J’ai fait tout ce que je pouvais pour empêcher M. Harmon de faire ça. Je t’ai défendue, insiste-t-il.

– Je te crois, dis-je blasée. Mais visiblement ça n’a pas été suffisant.

– Pendant la grosse réunion pour le projet, il était sur les nerfs, il a gueulé après tout le monde, moi, le premier.

Depuis quelques mois, toute l’équipe travaille sur un gros dossier, un de ceux qui pèsent plusieurs millions, voire milliards. Un énorme complexe immobilier à Brooklyn, en vue de la modernisation du quartier.

– Il cherchait partout la secrétaire, quand il a vu que tu n’étais pas là, même si je lui ai expliqué pourquoi, il est entré dans une colère monstre. Je ne l’avais jamais vu comme ça et pourtant j’ai vu défiler d’aussi gros projets que celui-ci. Mais c’est différent pour lui, cette fois-ci. Bref, il a piqué une crise à cause d’un papier qui manquait. Ça n’a absolument pas mis en péril le projet, mais ça l’a énervé et même si j’ai fourni le document dans la foulée… Tu connais la suite.

– Oui, je vois. C’est ma faute, j’aurais dû le mettre.

– Tu n’y es pour rien, Dominica.

– C’est pas grave, dis-je fataliste.

– Je te promets que j’ai essayé de lui faire comprendre les choses. Franchement quand tu vois qui ils ont mis à ta place, je suis dépité, lâche-t-il en désignant la bimbo installée à mon ancien poste alors qu’il s’assoit sur le bord du bureau.

– Elle se montrera peut-être compétente.

– Ouais, tu es plus optimiste que moi sur ce coup-là. Je suis vraiment désolé, me répète-t-il.

– Je sais Daniel, je sais, lui dis-je en esquissant un petit sourire. J’avais un mauvais pressentiment en venant ce matin, j’avais vu juste.

– Si tu as besoin d’une lettre de recommandation, je peux te l’écrire. Je serais ravi de le faire. J’adore travailler avec toi.

– Moi aussi, Daniel. Je verrai, je vais peut-être encore prendre un peu de temps pour moi. Je ne me sentais pas vraiment prête pour recommencer à travailler de toute façon.

– Comment tu t’en sors ?

– Je fais aller. Merci pour les fleurs au fait. J’étais un peu déconnectée, je n’ai pas pris le temps de t’envoyer un petit mot.

– Ne t’excuse pas, Dominica, j’imagine ce par quoi tu es passée, je ne te reproche rien. Je suis vraiment désolé d’ajouter cette épreuve par-dessus tout ça.

– Tu n’y es pour rien. M. Harmon est un con après tout, une réaction différente m’aurait étonnée, lui confié-je sans malaise.

Daniel se met à rire. Il a toujours apprécié mon honnêteté et mon franc-parler, ce n’est pas maintenant que je vais changer.

– Si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas surtout.

– D’accord, lui promets-je sans savoir si je le ferai.

– Peut-être qu’on aura l’occasion de se revoir, cette fois-ci en dehors du travail, me dit-il en se redressant.

– Ouais, ça serait sympa. Bon, je ne vais pas t’embêter plus longtemps. Merci en tout cas d’avoir été un supérieur sympa.

– C’était un plaisir aussi de travailler avec toi, me sourit-il avant de me prendre dans ses bras.

Je lui rends succinctement son étreinte, un peu surprise, lui lance un sourire sincère alors qu’il me libère et sort. Je récupère mon carton sous l’œil un peu vicieux de la blonde. Visiblement, elle semble ravie d’avoir récupéré la place de quelqu’un d’autre. Je lui souris de manière bien faux cul et m’en vais. Je jette un dernier coup d’oeil à la vue avant de prendre l’ascenseur, je n’aurai sûrement pas l’occasion de revoir quelque chose comme ça avant un moment, alors j’en profite.

***

Je fais le trajet jusqu’à l’appartement un peu comme un zombie. J’ai de la chance, même s’il se trouve de l’autre côté de Central Park, plus au nord-ouest sur Park Avenue, à la limite avec Harlem, je n’en ai que pour trente minutes environ en prenant le métro. Je ne fais attention à rien autour de moi. En rejoignant le quai, j’ai dû bousculer deux ou trois personnes, ce qui m’a valu plusieurs insultes. En temps normal, je me serais retournée et j’aurais répliqué encore plus crûment, mais là, je suis ailleurs.

J’essaie d’analyser où j’en suis. Pas vraiment brillant jusqu’à maintenant. La chance me lâche… Mon père avait raison. À cette constatation, j’ai envie de pleurer. Je me sens nulle.

Pendant que j’étais dans les bureaux, la neige a recommencé à tomber. Pas trop violemment mais suffisamment pour recouvrir le sol. Je suis gelée à cause de ces fichus collants. Je n’ai pas mis des chaussures avec de trop hauts talons, mais c’est comme si je marchais à chaque pas sur de la glace.

Je reste figée en haut de la sortie du métro, je n’ai pas beaucoup de trajet à faire jusqu’à l’appartement, mais je ne le sens pas. Avec le pot que je me traîne ces derniers temps, je vais sûrement me casser la gueule.

J’avance prudemment, certains ont dégagé l’entrée des immeubles de l’avenue, mais d’autres non. J’ai l’impression d’avoir mis une heure à parcourir deux cents mètres. Alors que je ne suis plus qu’à trois mètres de l’entrée de mon bâtiment, la neige sous mes pieds se trouve être juste posée sur une couche de verglas et je ne fais pas un pli. Le carton m’échappe des mains, mes pieds partent en l’air et mon cul atterrit lourdement au sol.

– Putain de merde ! hurlé-je comme une furie.

Rien à foutre d’être prise pour une folle, je commence à en avoir marre. J’ai l’impression que le sort s’acharne contre moi. Je pourrais tout aussi bien me mettre à taper des pieds et des poings par terre comme une enfant contrariée par ses parents, mais je résiste à la tentation.

Je pose mes mains dépourvues de gants sur la neige pour me relever quand je sens qu’on m’attrape puissamment les coudes pour m’aider à me mettre debout. Une fois sur mes deux pieds, je jette un oeil à mon bon samaritain et fronce les sourcils. Il est accroupi, en train de récupérer mon bordel qui s’est renversé par terre. Il fourre tout dans le carton qui est trempé sur le fond, le ramasse et me le tend.

L’homme donne l’impression d’être un sans-abri. Une casquette vieillotte vissée sur la tête, une barbe super longue pas du tout entretenue, des cheveux hirsutes qui dépassent sous le couvre-chef. Par contre ses vêtements semblent propres et assez récents, ce qui me fait dire qu’il n’est pas clochard. Une veste kaki près du corps et un pantalon battle noir. De grosses chaussures aux pieds.

Je n’ai même pas le temps de le remercier qu’il a déjà tourné les talons et me laisse avec mon carton mouillé. Je hausse les épaules, il passe peut-être une aussi mauvaise journée que moi. Je me rends compte que j’ai mal au cul quand j’avance pour rejoindre mon appartement. Je tape mon code, pousse les portes avec mon postérieur et entre au chaud alors qu’un gros moteur de voiture rugit à proximité.

Une fois dans l’appartement, je ne prends pas le temps de m’occuper du carton que je laisse en vrac sur le comptoir de la cuisine. Je vais dans la chambre et prends la précaution de mettre mon manteau sur un cintre pour qu’il puisse sécher car il n’a pas apprécié ma chute. Quand je me tourne, je tombe sur mon reflet dans le miroir. Je regarde ma robe, tous ces efforts pour rien. Je l’enlève de colère et l’envoie balader sur le lit. Le sentiment de mal-être qui m’habite souvent me revient en pleine figure. Je ne méritais pas de bosser dans un endroit pareil de toute façon. Je n’ai que ce que je mérite. M. Harmon n’a rien vu en moi, c’est tout.

Les larmes qui avaient menacé de couler tout à l’heure affluent toutes en même temps et j’éclate en sanglots. Je suis vraiment nulle. Je tombe au sol au pied de mon lit et tends la main dessous pour attraper ma petite boîte, celle qui soulage tous mes maux. Je sais que je ne devrais pas, mais j’ai besoin de m’échapper un instant. J’ai besoin de transformer la douleur émotionnelle en une douleur physique. Quand c’est physique, c’est beaucoup plus simple.

Méthodiquement, je prends une petite lame de rasoir, j’imbibe un coton d’alcool, nettoie la peau tendre à l’intérieur de ma cuisse puis je désinfecte la lame. Lentement, je l’appuie sur ma peau et je fends ma chair. Pas très long, pas très profond, mais juste assez pour me sentir soulagée. Je regarde le sang couler. Cette matière si précieuse, celle qui insuffle la vie. Je reste un moment à observer le petit filet sur ma cuisse. Quand il commence à sécher, je nettoie tout ça et pose un pansement dessus.

Je parcours du regard les autres cicatrices. Toutes sur la partie supérieure de la cuisse, fines, blanches, chacune marque un moment difficile de ma vie. Le seul moyen que j’ai trouvé pour me soulager de toute cette merde qui se cumule depuis que je suis toute petite. Je me souviens de chaque épreuve qui m’a poussée à me marquer de la sorte, parce qu’elles sont gravées dans le marbre, elles le sont aussi sur ma peau. Rien ni personne ne pourra y changer quoi que ce soit.

Soudain prise de panique à l’idée de pouvoir être surprise à faire ça dans ma chambre, je nettoie et range tout dans la boîte que j’envoie valser sous mon lit. Je me change et rejoins le salon. Me voilà à nouveau seule et je me sens bonne à rien. Je n’ai envie de rien. J’ai envie de voir mon frère, mais il n’est pas là. C’est le seul avec qui je peux parler de tout sans avoir peur d’être jugée, parce que lui seul connaît tout de moi.

À défaut d’avoir quelque chose à faire, je me précipite vers le congélateur pour prendre une glace. Avec ce qui m’arrive, faire le plein de glucose, c’est ce qu’il me faut.

Les deux dernières semaines, j’ai perdu presque huit kilos, il faut que je me remplume, c’est moche. Les os de mes hanches ressortent et me donnent la sensation qu’ils vont déchirer ma peau.

Étant donné que M. Harmon a décidé de mon avenir professionnel au sein du cabinet, je décide que mon programme pour la journée sera glandouille sur le canapé devant des conneries de téléréalité.

***

J’ai dû m’assoupir, car je fais un bond dans le canapé quand j’attends la porte s’ouvrir bruyamment et Sophia s’écrier :

– Dominica ! Qui va sortir ce soir entre filles et bien rigoler ? !

– Pas moi, marmonné-je en me redressant.

Je jette un œil dans la cuisine, il est dix-huit heures trente passées. Sophia se plante devant moi et me regarde avec des yeux de chien battu. Elle devine tout de suite que quelque chose cloche. Elle se débarrasse de son manteau rouge cerise et s’assoit sur la table basse pour me faire face.

Sophia est ma meilleure amie et colocataire. C’est une belle brune dont le carré est illuminé par des mèches couleur caramel. Dès que je suis en sa présence, je me sens mieux. Elle a toujours les mots qu’il faut pour faire que les gens se sentent mieux.

– Qu’est-ce qui se passe ? me demande-t-elle doucement.

– J’ai été virée, murmuré-je, honteuse même si techniquement je n’y suis pour rien.

– Quoi ? ! s’offusque-t-elle. Comment ça ? Pour quels motifs ?

Je reconnais bien là ma meilleure amie. Elle bosse dans un cabinet d’avocats. Pour l’instant, elle n’est qu’assistante, mais en parallèle elle suit des cours pour devenir elle-même avocate, alors du coup elle se sent forcément piquée au vif.

– J’ai pas envie de discuter de ça, dis-je en repoussant le plaid qui me couvre les jambes.

– Pourquoi ils ont fait ça ?

– Parce que je me suis absentée quand je n’aurais pas dû.

– Mais bon sang, c’était un problème familial, qui ne se serait pas absenté en pareille circonstance ? s’exclame-t-elle.

– Je sais bien. C’est encore un caprice de M. Harmon. Daniel a essayé de défendre mon cas, mais c’était peine perdue. Tu ne peux pas négocier avec Harmon.

– Quel connard !

– Oui, c’est ce que j’ai dit à Daniel. Il a rigolé. C’est pas grave, marmonné-je.

– Si, c’est grave ! C’est complètement irrespectueux de virer quelqu’un alors que…

– C’est bon, Sophia, la coupé-je, je vais m’en remettre, je trouverai quelque chose ailleurs.

– Ça n’a pas l’air d’aller pourtant… constate Sophia en montrant les deux pots de Ben and Jerry’s vides qui traînent sur la table basse.

– Y’en avait un qui était presque fini, me défends-je.

– Ouais mais en y réfléchissant bien, je crois que c’est toi qui l’avais commencé, se moque-t-elle gentiment.

– Ouais bon, ça va.

– Bon allez ! me dit-elle en me donnant un petit coup dans le bras. Bouge tes fesses, on sort.

– Oh non. Franchement non. J’suis bien là, dans le canapé, au chaud.

– Ouais, je vois ça. Mais j’ai dit aux filles qu’on se rejoignait au Murphy’s. Tu ne veux pas les décevoir.

Je lui fais la grimace. C’est sûr qu’elle ne pouvait pas deviner que je me ferais virer, elle pensait bien faire en organisant ça.

– Tu vas aller remettre cette belle robe que tu avais ce matin, te maquiller un peu et on y va, décrète-t-elle sans me laisser le choix en souriant.

2 - Amis

 

« Ce n’est pas tant l’intervention de nos amis qui nous aide, mais le fait de savoir que nous pourrons toujours compter sur eux. »

Épicure

 

La seule chose pour laquelle je crois que j’ai vraiment de la chance et qui ne pourra jamais changer, ce sont mes amies. Quand j’entre dans le bar, accompagnée de Sophia et que je vois la petite bande bien installée à notre table fétiche, je ne peux m’empêcher de sourire. Elles sont toutes là sans exception. Je les regarde une à une et leur adresse à toutes un grand sourire, le plus sincère que j’ai fait ces derniers temps.

– Elle est là ! s’exclame Brooke en se levant la première pour m’embrasser et me faire un câlin.

Brooke est photographe professionnelle. Elle n’est pas tout le temps avec nous car elle voyage beaucoup. De taille moyenne, c’est une jolie brune aux cheveux longs qui a la particularité d’être tatouée sur beaucoup de parties de son corps et d’avoir une de ses oreilles percée sur toute la longueur du lobe.

– Tu nous as manqué, dit Julie en prenant le relais.

Julie est la rigolote du groupe. Infirmière dans un des nombreux hôpitaux de la ville, elle n’est jamais à court d’anecdotes à nous raconter, ne manquant ainsi jamais une occasion de faire rire la bande. C’est une grande blonde, élancée qui possède un grain de beauté au-dessus de la lèvre comme Cindy Crawford.

– Coucou Dominica, me murmure Joanna à l’oreille en me serrant fort contre elle.

Joanna pourrait tout à fait rivaliser avec Julie en ce qui concerne les anecdotes car elle est secrétaire médicale dans un gros cabinet de chirurgie esthétique. C’est une petite rousse tout en rondeurs dont le visage est parsemé de taches de rousseur. Elle a les yeux les plus verts que je n’ai jamais vus, ils sont comme deux pierres de jade, tout simplement magnifiques.

– Je suis contente que tu sois venue, me dit Elyne alors que Joanna la laisse passer pour m’atteindre.

Elyne est la plus sérieuse du groupe, mais elle est toujours partante quand on fait une sortie. Commerciale pour un grand groupe pharmaceutique, elle est aussi souvent en déplacement. Mais elle répète tout le temps que ses voyages n’ont rien d’aussi sympas que ceux de Brooke. De taille moyenne, ses cheveux châtains sont tout le temps attachés et elle a deux beaux yeux turquoise très perçants.

– J’espère que tu vas bien, me dit Ann, la dernière à me saluer.

Je lui souris tendrement. Ann est une petite blonde à la frange sauvage. Les lunettes sérieuses qui habillent son visage tranchent énormément avec ses piercings à la lèvre et à l’arcade. Elle paraît toute douce en surface, c’est pourtant celle qui use le plus facilement de jolis mots fleuris. Elle bosse dans une agence de pub.

Je prends place entre Elyne et Joanna et les regarde à nouveau toutes tour à tour.

– Je suis contente de vous voir aussi les filles. Quand Sophia m’a dit qu’on venait ici, j’ai fait la grimace, avoué-je. Mais maintenant que je suis là, je me sens bien.

– Nous aussi, disent-elles toutes en chœur, alors qu’Elyne me serre la main.

Une première tournée a déjà été commandée et consommée. Sophia s’occupe de renouveler les verres pour tout le monde. La musique n’est pas trop forte, on peut donc s’entendre parler. J’essaie d’avoir une oreille sur toutes les conversations, histoire de ne rien rater.

– Alors ! Pas d’histoires croustillantes à nous raconter ? demande Ann à Julie.

– Oh si des tonnes ! Mais elles sont trop dégueus. J’ai passé ma journée aux urgences gynéco, alors je vous passe les détails. Ne me dites pas « si, si on veut savoir » parce que, croyez-moi, vous ne voulez pas savoir. Je vous évite des nuits et des nuits de cauchemar, vous me remercierez plus tard, sourit-elle.

– Oh merde ! T’es pas sympa ! soupire Brooke.

– Moi, j’en ai une si vous voulez ! s’exclame Joanna en reposant son verre de gin.

– Allez ! On t’écoute ! répond Sophia.

– Ce matin, j’étais tranquillement à l’accueil, encore en train de remplacer cette Pamela, qui je pense doit déjà être passée aux urgences gynéco ! plaisante-t-elle en regardant Julie. Donc, je suis tranquillement en train de gérer mes dossiers quand entre en furie la femme d’un des chirurgiens gérants. Elle pénètre là-dedans comme dans un moulin. Je la suis dans le couloir en lui demandant si je peux l’aider. Je sais que son mari est en consultation alors j’espère qu’elle ne va quand même pas entrer comme ça.

– Et ? demande Sophia, suspendue à ses lèvres.

– Eh bien elle est entrée et sans frapper.

– Et ? interroge Elyne tout aussi passionnée par le récit.

– Eh bien, son mari était en train de s’envoyer en l’air avec la patiente.

– Non ! s’exclame-t-on toutes en même temps, le rire aux lèvres.

– Ouais. Elle est entrée là-dedans, a foutu deux trois baffes bien placées à son mari, elle a insulté de tous les noms la patiente allongée toute nue sur le fauteuil d’examen. Et ensuite elle est allée raccrocher le téléphone sur le bureau de son mari. Visiblement il lui avait répondu alors qu’il était déjà en consultation avec l’autre et il a mal raccroché. Je pense donc qu’elle a tout entendu depuis l’autre côté.

– Oh mon Dieu, c’est horrible ! s’offusque Julie. Je n’ai jamais assisté à ça, moi ! Tu nous livres une première !

– Ouais, continue Joanna. Je pense que le bordel qu’elle a mis en quittant le cabinet devait être une première aussi. Elle a tout saccagé. Il y avait deux toiles de maître accrochées au mur, déchiquetées. Une statue près des portes qui devait coûter plus cher que mon appartement, brisée. Franchement elle s’est laissée aller et elle m’avait l’air soulagée en partant.

– Oh putain ! Comme quoi je n’ai pas été la seule à avoir une journée de merde, lâché-je.

– Pourquoi tu dis ça ? me demande Brooke.

– Oh et bien, aujourd’hui devait être mon jour de reprise du boulot. J’y suis allée et quand je suis arrivée à mon bureau, il y avait une bimbo habillée pour faire le trottoir qui était assise à ma place. J’ai été remplacée pendant mon absence.

– Oh merde ! s’exclame Ann.

– En quel honneur ? demande Elyne tout aussi choquée.

– Le grand patron est un gros con, c’est tout. J’ai pas vraiment envie de parler de ça.

– Je suis désolée, me lance Brooke par-dessus la table.

– Merci. Moi je dis, portons un toast à notre amitié, solide et durable, la meilleure chose qui soit dans ma vie.

– Amen à ça ! s’exclament-elles toutes en levant leur verre.

Au moment où je repose mon verre vide sur la table, mon regard est attiré par les portes d’entrée qui viennent de s’ouvrir. Je cligne des yeux plusieurs fois, je ne suis pas sûre de qui je viens de voir. Mais si c’est bien lui.

– Qui fixes-tu comme ça ? me demande Sophia en se penchant vers moi, par-dessus Elyne.

– C’est Daniel là-bas, réponds-je en faisant un mouvement de tête.

– Le Daniel de ton boulot ? Celui qui n’a pas pu empêcher ton licenciement ? me demande-t-elle sarcastique.

– Il n’y est pour rien.

– Ouais, dit-elle en plissant des yeux pour mieux voir. Tu te fous de moi ? Ce mec là-bas, c’est ton ancien boss ?

– Mon supérieur. Mais oui.

– Putain ! dit-elle en me donnant une tape sur le bras. Pourquoi tu ne m’as jamais dit qu’il était beau et sexy comme un dieu ?

– Parce que c’était mon supérieur et que je ne… commencé-je avant de m’arrêter.

Elle me sourit niaisement parce qu’elle sait que j’allais dire une grosse connerie. Je lui tire la langue.

– N’empêche, intervient Elyne en se mêlant de la conversation, Sophia a raison. Il est beau et très sexy.

– Oui bon je sais, j’ai bossé avec lui, je vous rappelle.

– Ouais et, du coup, on devine bien pourquoi tu l’as gardé pour toi, ricane Joanna.

– Oh c’est bon ! Vous n’allez pas toutes vous y mettre, si ? râlé-je en levant les yeux au ciel.

– Va t’occuper de la prochaine tournée, m’ordonne Sophia.

Je grimace deux secondes, histoire de faire valoir mon sale caractère puis je cède et me lève pour rejoindre le bar.

Cet endroit appartient à Lincoln, un mec super, pas toujours commode, mais extrêmement loyal et toujours prêt à rendre service. J’ai travaillé ici il y a cinq ans, pendant un peu moins d’un an, peu de temps après avoir rencontré Sophia d’ailleurs. Et puis certaines choses se sont passées, mal passées et ça a plus ou moins mal tourné, alors Lincoln m’a foutue à la porte et j’ai dû trouver autre chose. Voilà comment je me suis retrouvée dans le cabinet d’architectes. Mais je n’en ai jamais voulu à Lincoln. Je sais qu’il a fait ça pour mon bien et le sien aussi. Je m’en serais voulu si nos relations s’étaient dégradées, parce que le Murphy’s est en quelque sorte notre QG. Il a fallu un peu de temps pour que les choses se tassent, mais Lincoln est quelqu’un qui compte pour moi, autant que s’il faisait partie de la bande, alors je suis soulagée et surtout reconnaissante qu’il ne m’en veuille pas.

Je m’approche timidement du bar. Il est occupé à servir Meghan, une des serveuses qui me fait un sourire en me voyant arriver. Lincoln se tourne vers moi et son visage se fend aussi d’un sourire.

– Salut ma belle, me dit-il en prenant appui sur le comptoir pour se pencher et me faire la bise. Comment tu vas ?

– Ça va. Je suis bien entourée, lui dis-je en faisant un signe de tête vers les filles derrière moi.

– Oui, je vois ça. Ça fait plaisir à voir.

– Tu nous remets une tournée s’il te plaît ?

– Oui, pas de souci.

Je le regarde s’affairer derrière le bar et souris en me rappelant ce que c’était de bosser ici. Les conditions de travail ne sont en rien comparables à celles d’un bureau mais ce n’était pas si mal.

– Tiens, tiens, fait une voix à ma droite.

– Eh oui, le monde est petit, réponds-je en me tournant vers Daniel qui est accoudé au comptoir.

– Je me disais bien que cette silhouette m’était familière.

– Qu’est-ce que je vous sers ? lui demande Lincoln.

– Une tournée de bières et une bouteille de vodka.

– Ça marche. Domi, Meghan va t’amener tout ça, m’informe Lincoln.

– OK, merci.

– Tu es une habituée ? me demande Daniel.

– Pourquoi tu dis ça ? J’ai l’air d’une habituée des bars ? demandé-je en fronçant les sourcils.

– Non, pas spécialement. C’est juste qu’il t’a appelée par ton prénom, c’est pour ça.

– Oh, OK. Non c’est juste que… je connais Lincoln. J’ai bossé ici il y a quelques années, avant d’arriver au cabinet.

– D’accord, fait-il en hochant la tête. Dans tous les cas, ça me fait plaisir de te revoir, j’espérais bien qu’on puisse se croiser en dehors du contexte du travail.

– Oui, le hasard fait parfois bien les choses.

– Tu es bien accompagnée, dis donc, remarque-t-il alors que Joanna et Ann sont explosées de rire.

– Oui. Je suis venue célébrer mon licenciement. Être libérée de ton gourou tout ça… Ça fait du bien, j’étais vraiment exploitée. C’est un soulagement en réalité ! plaisanté-je. Je suis sûre que tu te sens soulagé aussi, tu cours tellement moins de risques avec Barbie comme assistante.

Daniel me regarde intensément et se met à sourire franchement. Il s’approche de moi, si près que je sens son souffle légèrement mentholé.

– Je ne connaissais pas cet aspect de ta personnalité, celle qui plaisante, même de ses malheurs.

– Eh bien c’est que tu ne me connais pas vraiment, répliqué-je en m’approchant à mon tour.

Je vois ses pupilles se dilater, sa pomme d’Adam descendre puis remonter.

– Oui je vois ça. Eh bien… Peut-être que tu me donnerais l’occasion d’apprendre à mieux te connaître au cours d’un dîner ? Qu’en dis-tu ?

Je souris en fixant ses lèvres. Je n’avais jamais envisagé Daniel dans ma vie autrement que via mon travail. J’ai déjà fait la bêtise une fois et ça s’est mal fini. Mais je ne travaille plus pour lui et pour tout dire, les filles ont raison, il est beau et très attirant.

Je fixe maintenant la fossette sexy qui s’est creusée sur sa joue alors qu’il sourit. Il doit sûrement m’entendre penser.

– Tu as mon numéro, lui soufflé-je à l’oreille avant de l’abandonner au bar.

Quand je rejoins les filles, Ann se remet tout juste de son fou rire, mais toutes me fixent avec attention.

– On t’a envoyée au bar pour nous ramener à boire, pas pour draguer, me taquine Brooke.

– Je sais. Mais, tu vois, étant donné que je suis une femme, je suis capable de faire les deux en même temps ! répliqué-je amusée.

– Hum, hum. Je ne vois pas l’alcool pourtant, constate-t-elle.

– Le voilà ! s’exclame Meghan qui arrive derrière moi, les mains chargées d’un plateau bien rempli.

– Laisse-moi t’aider, proposé-je.

Une fois tout installé sur les tables, je reprends place entre mes deux amies. Je vois bien qu’elles attendent toutes un rapport détaillé, mais je me sers tranquillement un nouveau verre et le bois tout doucement.

– Bon, tu comptes nous faire mijoter pendant longtemps comme ça ? me demande Sophia impatiente.

– Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?

– De quoi vous avez parlé ? Bon sang, je n’arrive toujours pas à croire que tu ne m’aies jamais dit à quel point il est sexy. Tu l’as vu ? Vraiment regardé ? insiste-t-elle.

– Bien sûr ! Je ne suis pas folle, réponds-je en souriant. Mais pour être honnête, jusqu’à ce qu’il me propose de dîner avec lui un soir, je me suis toujours dit que je n’avais rien à faire avec un homme comme lui.

– Qu’est-ce que tu racontes ? me demande Ann.

– Eh bien, regardez-le. Il est beau, sexy, intelligent, passionné par son travail, bon dans ce qu’il fait.

– Oui et ? fait Elyne en secouant la tête.

– Eh bien, il ne ressemble en rien à tout ce que j’ai pu approcher.

– Oui, uniquement parce que tu ne choisissais que des bouffons afin d’avoir une bonne excuse pour ne pas aller plus loin, affirme Sophia. C’est clair qu’avec quelqu’un comme lui, tu ne pourras pas te défiler aussi facilement.

– Je ne pensais pas que je pouvais l’intéresser.

– Oui, parce que vous travailliez ensemble. Mais maintenant plus de problème, sourit gentiment Brooke.

– Oui, c’est vrai. On verra bien. Bon allez ! Assez parlé de mecs. À nous les filles, lancé-je en levant mon verre.

Le reste de la soirée se passe tout en légèreté. Finalement après assez d’alcool, Joanna est suffisamment joyeuse pour nous faire part de ses aventures aux urgences gynéco et effectivement certaines histoires sont assez dégueulasses, elle nous avait prévenues, mais au moins elle fait rire l’assemblée.

J’essaie de me concentrer sur les filles, leur gentillesse, leur bonne humeur, mais de temps en temps mon regard dévie sur la table de Daniel. J’ai un peu de mal à croire qu’il veuille dîner avec moi, je n’aurais jamais deviné que je pouvais l’intéresser. Sophia a sans doute raison, maintenant que nous ne travaillons plus ensemble, les choses sont différentes. Et même si cette idée me ravit, elle m’angoisse aussi. Serai-je à la hauteur ? Suis-je capable de tenir la distance face à un homme de sa trempe ? Bien entendu, je ne le saurai pas avant d’y être confrontée et pour cela je dois attendre son appel. Il a le temps de changer d’avis d’ici-là.

3 - Cohabitation

« Notre bonheur. Il ne résiste pas indéfiniment à la cohabitation, aux tracasseries de la vie quotidienne. »

Madeleine Gérôme

 

Ça va faire deux semaines que j’ai donc perdu mon emploi. Certains se seraient mis à la recherche de quelque chose dans la foulée, poussés par la colère d’un licenciement abusif, mais pas moi. Je n’ai jamais été très motivée après une désillusion. Je sais bien qu’à un moment donné il faudra que je m’y mette mais pour le moment je profite de mon temps libre. J’ai un peu d’argent de côté, pas énormément, principalement ce qui reste d’un virement que Thomas, mon frère, m’a fait avant son dernier départ pour l’étranger. Mais dans la mesure où je n’ai pas beaucoup d’activités, je n’ai presque pas de dépenses.

Je pourrais le mettre à profit pour réaliser quelque chose qui en vaille la peine, n’importe quoi, mais je n’ai pas la motivation. Sophia m’a demandé si je pouvais aller faire les courses. Ça, je peux, il suffit de suivre la liste qu’elle m’a donnée et c’est fait. Cette fois-ci pour sortir, j’ai troqué mes chaussures contre mes boots antidérapantes, on n’est jamais trop prudent. Je rentre les mains chargées de provisions. Je me demande bien pourquoi elle m’a demandé d’acheter autant, c’est bien trop pour nous deux.

Alors que je pousse la porte du bout du pied, je sursaute en découvrant mon frère debout devant une des fenêtres du salon.

– Bon sang, Tommy ! m’exclamé-je. Tu m’as fait peur.

– Oui je sais, on dirait que je te fais cette impression à chaque fois.

Je le fusille du regard, il se croit drôle sans doute ! Contrairement à moi, il a le sourire, comme souvent, et cette nonchalance qui fait craquer les filles. Il est beau, plus grand que moi, blond aux yeux bleu turquoise, la mâchoire carrée, le nez droit, une petite fossette craquante sur la joue droite. Il possède la panoplie complète que les filles adorent.

Quand je me regarde, je ne retrouve pas grand-chose de lui. Mis à part la forme de nos yeux et peut-être du nez, on ne se ressemble pas vraiment. Je suis bien brune, les cheveux presque noirs, des yeux bleu marine qui tendent quasiment vers l’indigo, violet foncé. Ma peau est légèrement plus mate que la sienne. J’ai pris plus du côté de notre mère et lui du côté de notre père.

– Très drôle ! T’y prends plaisir en plus. Surtout viens pas m’aider, bougonné-je en déposant les sacs sur le comptoir.

– C’est chez toi ici, je ne sais pas où tout ça se range.

– Ouais, je me disais aussi. Qu’est-ce que tu veux ?

– Rien, juste prendre de tes nouvelles. Savoir comment tu vas, à quoi tu occupes tes journées.

– Tu vois, je suis allée faire les courses. Après eh bien, sans doute séance canapé.

– Et tu comptes faire durer ça longtemps ? Ça fait déjà deux semaines, quatre si tu comptes celles d’avant.

– Non, celles-ci ne comptent pas.

– Très bien. Deux alors. Tu as déjà réfléchi où tu pouvais envoyer une candidature ?

– Non, réponds-je en rangeant les légumes dans le frigo.

– Je croyais que Daniel pouvait te faire une lettre de recommandation.

– Ouais mais je lui en ai pas demandé, lâché-je en m’attaquant au placard des conserves et pâtes.

– Pourquoi ? demande Tommy en approchant de moi.

– Je sais pas encore si j’ai envie de travailler là-dedans.

– Pourquoi ça ? Je croyais que ça te plaisait.

– C’est pas ça. C’est juste que…

– Que quoi ?

– Rien. Écoute, j’ai encore le temps d’y réfléchir.

– Peut-être mais sans revenus, ça ne va pas durer longtemps.

– J’ai des économies, répliqué-je du tac au tac.

– Je croyais que c’était pour le voyage.

– Ça ne sert plus à rien maintenant, rétorqué-je durement en le fixant d’un regard noir. Par ta faute.

– Je n’y suis pour rien, se défend-il.

Je sais que je suis injuste, mais je suis encore en colère. Je finis de ranger les bouteilles d’alcool dans le placard et me sers un jus de fruit. Je n’en propose pas à Tommy, je sais qu’il ne veut rien. Il n’est là que pour me prendre le chou.

– Tu es en colère, affirme-t-il.

– Non. Peut-être. J’en sais rien.

– Tu es allée voir le docteur Terrence récemment ?

– Non, pas depuis la dernière fois. J’ai pas besoin d’y aller.

– Tu devrais peut-être, suggère-t-il.

– Comment tu peux savoir ce qu’il me faut ?

– J’ai la sensation d’être dans ta tête, que veux-tu ? Je suis ton frère, je sais comment tu penses, comment tu réagis face aux événements. Et tu fais peut-être comme si avoir été virée ne te fait rien, mais je sais que c’est faux.

– Oh c’est bon. Si on parlait de tes problèmes plutôt ?

– Je n’en ai aucun.

– Ouais c’est ça…

– Je vais y aller. On se revoit bientôt.

– Ouais bien sûr. Tu sais où j’habite après tout. Tu fais vraiment comme chez toi, hein ?

– Oui là où c’est chez toi, c’est chez moi. Bye.

– Bye.

Je souris en le regardant quitter la pièce, je ne serai pas très longtemps sans le revoir.

Je ne suis pas très douée en cuisine, mais faire réchauffer quelque chose au micro-ondes, c’est dans mes cordes. Je choisis un plat avec des pâtes et, une fois prêt, je m’installe sur le sofa dans ma position favorite, jambes croisées sous les fesses, le plaid sur les genoux et la télécommande à proximité.

***

Je suis comme souvent avachie dans le canapé, telle une marionnette, les pieds sur la table basse, quand Sophia rentre après sa journée de boulot.

– Salut, lancé-je sans me retourner.

– Dominica ? Hum, hum, fait-elle en se raclant la gorge pour attirer mon attention.

Je tourne distraitement la tête vers elle pour voir ce qu’elle me veut et je découvre un type à ses côtés. Je détourne la tête en une micro seconde. Putain ! C’est qui lui ? Son nouveau mec ? Nan, ça m’étonnerait, vu l’allure qu’il a. Je me redresse, soudain motivée. Je jette vite fait un œil à comment je suis habillée. Mais je m’en fous de toute façon.

Alors que je contourne le canapé pour aller vers eux, je mets sur mes lèvres ce petit sourire que je perfectionne depuis des années, celui qui dit « eh ! Comment vas-tu ? » alors qu’en fait je suis d’une humeur de chien. Mais pour Sophia, parce qu’elle est ma meilleure amie, je me dois bien de donner le change.

– Dominica, je te présente Rim.

Pendant une minute, qui me semble en fait beaucoup plus longue, je l’observe. À côté de Sophia qui est toujours parfaitement habillée, coiffée, maquillée, obligation dans son métier, il est un sacré contraste. Bon sang, d’où elle le sort ce type ?

Sophia et moi mesurons un peu plus d’un mètre soixante-dix, je nous considérais jusqu’à présent comme élancées et à côté de nos amis garçons on n’est pas trop ridicules. Mais alors là, merde, le mec est super grand, sans doute pas loin des un mètre quatre-vingt-dix. Sophia perchée sur ses talons donne l’illusion mais, si je me mets à côté, je pourrais complètement disparaître derrière lui. Et il fait peur, franchement. Il a des épaules super carrées et larges, ses mains sont enfouies dans les poches de son jean assez près du corps et qui a l’air d’avoir fait la guerre tellement il est usé par endroits. Aux pieds, il a deux grosses chaussures un peu façon rangers. Il porte un sweat noir à capuche, qui lui donne encore plus de masse.

Sincèrement niveau look, on peut faire mieux. Et à côté de Sophia, il fait définitivement crado. Je ne sais pas si ce sont ses cheveux blond foncé un peu trop longs complètement en bataille ou bien sa barbe elle aussi beaucoup trop longue et bien fournie, qui me fait dire ça, mais franchement on dirait un paysan tout droit sorti de son Kansas natal.

Je lance un regard plein d’interrogations à Sophia. « Qui est-ce ? » demandé-je silencieusement et je vois dans ses yeux qu’elle me comprend. Je continue mon inspection. Forcément avec ses cheveux et sa barbe pas soignés du tout, difficile de remarquer quoi que ce soit sur son visage. Je devine que ses yeux sont assez clairs, je dirais dans les tons miel, mais ses problèmes capillaires et pileux m’empêchent d’en distinguer leur réel éclat.

– Rim, je te présente Dominica, continue Sophia.

Le mec fait un pas vers moi, sort une main de ses poches et me la tend. Je la regarde un instant interdite et pose un peu trop longtemps mes yeux dessus. Je suis un peu surprise car je m’attendais à la découvrir sale, crado, poisseuse, mais rien de tout ça. Je lève la mienne et m’en empare. Sa poigne est ferme et je suis un peu plus surprise par la chaleur dégagée par sa peau. Une grande main, proportionnellement à sa carrure. Je retire la mienne un peu précipitamment. Je ne suis pas fan du contact tactile, surtout avec quelqu’un que je ne connais pas, en dehors du lit bien entendu, mais là c’est une autre histoire.

– Salut, me dit-il d’une voix super rauque qui m’oblige à lever les yeux vers lui.

– Salut, marmonné-je en retour.

Bordel, mais qui est-ce ? Qu’est-ce qu’il fait là ? Ce n’est sûrement pas un ami de Sophia, encore moins une relation de travail. Je pose enfin mon regard sur mon amie. Un regard un peu perçant, pour l’obliger à tout déballer.

– Euh… marmonne-t-elle mal à l’aise. Rim est le copain d’un de mes cousins qui habite au Texas.

Ouais Kansas ou Texas, c’est pareil. Je hausse les sourcils l’incitant à poursuivre.

– Il est à New York pour quelques mois et du coup comme on a une chambre de libre, il va habiter ici.

Je ne sais pas ce que mes yeux peuvent montrer, mais j’espère qu’ils ne sont pas aussi acérés que mes pensées. Putain, c’est quoi ce bordel ? Je mords l’intérieur de ma joue et joue au ping-pong entre Sophia et lui. C’est quoi ce bordel ?

Techniquement je n’ai rien à dire. L’appartement est à Sophia, je me suis presque incrustée, elle ne me demande certainement pas un loyer à la hauteur des prestations du lieu, alors évidemment elle peut bien faire ce qu’elle veut. Mais tout au fond de moi, je suis blessée. Pourquoi ne m’en a-t-elle pas parlé ? Je vais également devoir vivre avec ce type qui a franchement l’allure d’un serial-killer. Ce regard qu’il me lance, comme s’il essayait de lire en moi, me met mal à l’aise.

Mais qui suis-je pour juger ? Pour émettre une quelconque objection ? Personne. Sophia est chez elle, c’est elle qui gère les charges, alors forcément je dois accepter. Si elle avait voulu mon opinion, elle m’en aurait parlé, non ?

Alors du coup, je fais ce que je sais faire de mieux, je plaque ce petit sourire sur mes lèvres et je fais celle pour qui tout va bien, qui est d’accord avec tout.

– Super ! m’exclamé-je, sans doute avec un peu trop d’enthousiasme pour paraître sincère, mais je m’en fous.

Je ne suis pas obligée d’apprécier, seulement de faire avec.

Sophia me suit du regard alors que je les contourne pour aller me servir un truc à boire. Parce que cette connerie de nouveau colocataire m’a soudainement asséché la bouche. Je prends une profonde inspiration en ouvrant le frigo. Le froid mord ma peau et je souffle en prenant une canette de coca.

Je me retourne et vois Sophia qui me fixe avec son air de dire tu pourrais lui proposer quelque chose, mais elle a choisi le type, elle s’en occupe. Hors de question qu’elle me mêle à ça. Je n’aime pas les nouvelles rencontres, je n’aime pas être perturbée dans mon quotidien. J’ai eu bien assez de perturbations ces derniers temps, de grosses merdes qui me tombent dessus sans arrêt, comme si j’étais un aimant à emmerdes, alors je passe mon tour. Je sais que Sophia va parfaitement s’occuper de Rim, l’homme des cavernes, qui n’est pas au courant que la barbe façon broussaille n’est pas du tout à la mode. Alors que je me dis ça, mon regard coule de Sophia à lui et je vois qu’il me fixe. Je soutiens son regard, et c’est bizarre, il a une drôle de façon de m’observer. Ça me déstabilise et je n’aime pas ça du tout.

– Je te montre ta chambre ? propose enfin Sophia en rompant le silence pesant qui s’est abattu sur nous. Et ensuite je te fais faire le tour du propriétaire.

– Ça marche, répond-il platement toujours de sa grosse voix.

Je les suis du regard alors que Sophia passe devant le comptoir de la cuisine pour rejoindre le couloir qui mène à la chambre qui devient donc celle de Rim, la salle de bains et les toilettes.

– Désolée, Dominica n’est pas très aimable par moments, l’entends-je dire à Rim.

Ça me fait sourire, la pauvre, c’est sûr qu’avec une coloc comme moi, pas évident de vendre la chambre qui reste vacante depuis le départ de Zachary pour l’étranger.

Zachary, je l’aime bien, Zachary c’est notre ami, Zachary fait partie de la bande. Rim, lui, je ne le connais pas, il me fait peur d’une façon que je n’arrive pas à décrire. Eh merde ! J’en ai marre. Je jette un regard circulaire à la pièce de vie. Une grande pièce illuminée par deux grandes fenêtres qui partent du sol pour monter jusqu’au plafond. Entre elles, un écran plat, dernier cri, petite folie de Sophia après une prime. En face, le canapé, mon endroit de prédilection pour m’avachir et glander.

Je suis toujours dans la partie cuisine ouverte face au salon. Pas énormément de place, mais comme je ne sais absolument pas cuisiner, ça m’importe peu. La cuisine est légèrement surélevée, un comptoir et trois tabourets de bar la séparent du salon. Côté couloir, vers les chambres de Sophia et Rim, on tombe sur une salle de bains que Sophia a pris plaisir à aménager d’une manière très zen, des tons beiges, taupe, anis. Elle me fait rire avec ces putains de bambou qu’elle met partout. Elle s’est occupée de tout décorer dès qu’elle a eu l’appartement, pas si longtemps avant qu’elle me propose de venir vivre avec elle.

Ma chambre à moi, elle est tout de suite sur la gauche quand on entre dans l’appartement, la seule à avoir deux fenêtres. Je ne sais pas trop pourquoi Sophia n’a pas préféré celle-ci. Un jour, elle m’a dit qu’elle pensait que j’avais plus besoin de lumière qu’elle. Je ne sais pas trop ce que c’était censé vouloir dire, mais j’aime bien la chambre, alors peu importe.

Je sors de la cuisine et rejoins mon sanctuaire alors que j’entends qu’ils sortent de la salle de bains. Visiblement le tour du propriétaire est terminé et je n’ai pas vraiment envie de me retrouver avec eux deux. Je n’ai rien à dire, je ne suis pas intéressante. Je ferme les yeux et discrètement je referme la porte et enfin je me sens en sécurité. Dans ma chambre tout est à sa place, je connais tout, c’est à moi, chez moi.

***

Je ne sais pas combien de temps je suis restée dans ma chambre. Sophia a sûrement pensé que j’ai préféré me planquer plutôt que d’affronter l’homme des cavernes qu’elle a osé trouver comme coloc. Non mais franchement ! Je sais bien que c’est pour rendre service, mais il a vraiment une allure qui tranche avec la sienne et probablement avec tout New York.

Quand je sors enfin pour rejoindre le salon, Sophia est dans la cuisine. Elle s’affaire à la préparation de ce qui semble être des lasagnes. Ça sent bon. Elle est tellement plus douée à ça que moi.

– Te voilà ! s’exclame-t-elle en se redressant après avoir enfourné le plat dans le four.

– Il est parti ? demandé-je en prenant place sur un tabouret du bar.

– Oui. Merci pour l’accueil au fait, dit-elle ironique.

– Quoi ?

– Tu aurais pu te montrer un peu plus chaleureuse.

– Ouais, j’aurais pu. Mais franchement il sort d’où le mec ? Tu le connais ?

– Non. C’est un ami d’un de mes cousins. Je rends service. Le peu de temps que j’ai passé avec lui et discuté, il m’a l’air super sympa.

– Ouais, j’en doute pas, réponds-je moyennement convaincue.

– Donne-lui sa chance, tu veux ?

– Ouais, je peux faire ça. Quand est-ce qu’il emménage ?

– Dans la semaine. Je ne sais pas trop quand. Il devait s’organiser pour ses affaires, je pense. Tu seras là de toute façon. S’il te plaît, Domi, sois gentille, me supplie-t-elle en voyant la moue sur mon visage.

Elle tente de m’amadouer en me tendant un verre de vin rouge. Je m’en empare et bois une gorgée.

– Pour toi, je vais faire un effort. Mais il ne remplacera pas Zachary.

– Non, dit-elle en secouant la tête. Personne ne peut remplacer Zachary.

Zachary est parti pour aller bosser en Europe, une tournée des capitales sur deux ou trois ans. Il est dans l’hôtellerie et voulait découvrir le monde, d’autres cultures. Avec sur son CV, plusieurs grands hôtels new-yorkais à son actif, je ne me fais pas trop de souci pour lui. Il est vraiment génial et rigolo. Un mec extra.

– Tu vas bien ? me demande-t-elle.

– Oui. Ça va.

– Tu es sûre ?

– Oui. J’aimerais bien qu’on arrête de me poser cette question toutes les cinq minutes, lâché-je en essayant de ne pas être trop agressive.

– Je m’inquiète pour toi, c’est tout, dit-elle visiblement blessée.

– Je ne voulais pas être méchante, me défends-je. Mais c’est juste que… je… Ça va.

– Peut-être mais… Maintenant que tu n’as plus de travail, je ne suis pas sûre que rester à la maison toute la journée soit la meilleure solution pour aller bien.

– C’est la façon détournée que tu as trouvée pour me dire qu’il serait peut-être temps que je m’occupe de trouver quelque chose, c’est ça ? dis-je en souriant.

– Non, enfin… je ne te force à rien. Tu as vécu des moments difficiles ces derniers temps et je sais ce que le stress a comme effets sur toi. Mais c’est juste que je pense que le milieu du travail permet de s’évader quand même un peu. Tu vois d’autres têtes…

– D’autres têtes que toi, la coupé-je. Alors là oui, j’y cours trouver du travail !

– Très drôle. Tu en aurais marre de ma tronche, il y aurait longtemps que tu serais partie, me fait-elle remarquer.

– Je m’occupe de chercher un travail cette semaine.

– C’est vrai ?

– Oui. T’as raison, je ne peux pas rester enfermée toute la semaine, je vais tourner bourrique.

– Super ! À la nôtre ! dit-elle en tendant son verre vers le mien.

– À la nôtre, réponds-je en faisant tinter nos verres.

– Bon alors, tu ne m’en veux pas pour Rim ? me demande-t-elle après une gorgée.

– Je te mentirais si je te disais que je n’aurais pas apprécié que tu m’en parles avant. Parce que je suppose que tu n’as pas su ça aujourd’hui… Tu m’as bien demandé de faire toutes ces courses par rapport à son arrivée, non ?

– Oui, m’avoue-t-elle.

– Mais bon, c’est ton appartement et tu es dans tes droits. Je vais essayer de mettre mon caractère de cochon de côté et de faire des efforts.

– Merci, dit-elle en faisant le tour pour venir me prendre dans ses bras. Je t’adore.

– Moi aussi. Tant que tu me promets que rien ne changera entre nous, ça ira.

– Je te promets, dit-elle en souriant.

Je la regarde avec tendresse, je ne peux jamais rester bien longtemps fâchée contre elle, c’est impossible.

4 - Effort

« Quelque effort qu’on y mette, il est difficile de résister à soi-même. »

Jean O’Neil

 

Sophia a eu des nouvelles de Rim, il doit venir s’installer jeudi. Bien entendu, je ne vais pas forcer mon amie à quitter son travail pour s’occuper de son arrivée alors que je suis à l’appartement toute la journée. Elle fait des horaires de fou en ce moment à cause d’un gros dossier qu’elle traite avec l’avocat associé pour lequel elle est assistante, et tout ça en plus de ses cours.

Aujourd’hui, je joue donc la propriétaire. Je ne sais pas ce qu’il m’a pris ce matin, mais je me suis retrouvée à faire du ménage pour l’arrivée de Rim. Pourtant Sophia ne m’a rien demandé, je l’ai vue ranger grossièrement quelques affaires qui traînaient, alors me voilà à finir de passer la serpillière dans le salon. Avant j’ai briqué la salle de bains et les toilettes, donné un petit coup dans la cuisine, rangé les bouquins que j’avais laissés traîner sur la table basse.

Je m’affale dans le canapé, le temps de laisser sécher, devant une des nombreuses conneries qui passent à la télévision. J’ai un peu une boule au ventre. Je ne pense pas angoisser de l’arrivée de Rim, peut-être un peu après tout, je n’en sais rien. Ce n’est pas que je me considère comme une personne associable, mais disons que, ces temps-ci, je ne suis pas vraiment dans une bonne période, mon caractère est un peu tendu et pas du bon côté. En plus ces derniers temps, je sais que je délire parfois, Sophia n’est pas au courant, mais ça m’arrive. J’ai pris mes cachetons, ce matin, chlorpromazine et Xanax. Un joli cocktail pour une jolie dingo, comme dit mon frère.

Je ne sais pas depuis combien de temps je m’abrutis devant la télé, mais je suis complètement absorbée par un épisode de Scandal. Je n’ai jamais regardé mais j’accroche bien. Tellement bien que je sursaute et pousse un petit cri quand on sonne à la porte.

Je porte la main à mon cœur, comme si ça pouvait le calmer et prends une profonde inspiration en rejoignant la porte d’entrée. J’attends deux secondes, regarde par le judas et tourne le verrou.

– Salut, dis-je en ouvrant en grand.

– Tout va bien ? demande Rim, un gros sac pendant à son épaule et un carton dans les mains. J’ai entendu crier.

– Oui, oui, tout va bien. Tu m’as fait peur, c’est tout, expliqué-je en refermant derrière nous.

– Désolé. Sophia n’est pas là ? demande-t-il.

– Non, tu devras te contenter de moi, réponds-je en souriant.

J’espère que ça ne fait pas trop faux. Je suis tellement passée maître dans l’art de sourire sur commande que parfois j’ai l’impression que c’est tout le temps le même qui sort.

– Je te laisse aller à ta chambre, tu connais le chemin.

– Ouais, merci, dit-il en passant devant le comptoir de la cuisine pour la rejoindre.

Deux secondes après il ressort, me passe devant et repart vers la porte.

– J’ai encore un sac et un carton, m’explique-t-il.

– D’accord. Tu t’es garé où ?

– Sophia m’a dit que je pouvais prendre sa place en sous-sol, elle ne s’en sert pas.

– OK, fais-je en haussant les épaules.

Effectivement elle ne s’en sert pas. C’était Zachary qui en avait l’utilité. Sophia n’a pas de voiture, donc…

– Tiens. Sophia t’a fait faire un double des clés, dis-je en lui tendant le trousseau qu’elle a posé sur le comptoir.

– Merci. À tout de suite.

Je hoche succinctement la tête et le regarde sortir. J’expire bruyamment. Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais retenu ma respiration. Ça ne va pas bien dans ma tête. Enfin ça, je le savais déjà…

Il ne lui faut pas longtemps pour remonter. Il rentre et va déposer le reste de ses affaires dans la chambre. Il réapparaît quelques secondes plus tard.

– T’as déjà fini de tout ranger ? demandé-je bêtement.

– Non, je ferai ça plus tard.

– Faut pas te déranger pour moi. Tu peux le faire maintenant, je m’en fous.

Je vais vers la cuisine pour me servir à boire, comme je n’ai aucune idée de l’heure qu’il est, j’opte pour un coca. Je me souviens alors que la politesse veut qu’on propose quelque chose, donc je me tourne vers Rim.

– Tu veux boire quelque chose ?

– Ouais, je te remercie. Comme toi, c’est très bien.

Je lui tends la canette et on se regarde pendant une bonne minute sans rien dire. Bon sang que je suis mal à l’aise. Sophia aurait pu me laisser une liste des trucs à lui dire, à lui montrer…

– Alors… commence-t-il en se raclant la gorge.

Bon sang, sa voix… Je n’ai jamais entendu une voix si grave. Elle pourrait facilement faire craquer les filles, s’il avait une autre allure, parce que franchement ce n’est pas beaucoup mieux que la dernière fois. Il ne fait pas vraiment crade, mais juste… pas soigné. Sa barbe n’est ni faite ni à faire, ses cheveux ne semblent pas avoir été coupés depuis un moment. Une mèche n’arrête pas de lui tomber sur les yeux.

Par contre, niveau vêtement, c’est classique mais on ne peut rien dire. Il a troqué son sweat noir contre une veste à capuche un peu cintrée kaki, qu’il a posée sur le dossier du tabouret. Il porte un jean bootcut avec un pull près du corps et des baskets montantes Adidas. J’avais bien vu qu’il était costaud, mais, à le voir sans veste comme ça, il est encore plus impressionnant. Il ne doit pas se faire emmerder souvent.

– Comment vous vous organisez ? continue-t-il après un moment, comme s’il m’avait laissé le temps de l’observer.

– Comment ça ?

– Eh bien pour les courses, les factures, tout ça…

– Oh, eh bien… euh… on a un pot en commun, là, dans l’étagère, réponds-je en lui montrant du doigt la grosse bibliothèque cubique contre le mur de ma chambre. On met tous les mois dedans.

– Combien ?

– J’en sais rien. Comme on veut.

En fait ce n’est pas que je n’en sais rien. Mais Sophia en rajoute toujours après moi. Elle gagne mieux sa vie, alors elle considère qu’elle peut mettre plus. Et avec ce qui vient de m’arriver, ça ne va pas aider. Putain ! Je n’avais pas pensé à ça. Il faut vraiment que je me bouge le cul.

– OK, je mettrai ce que je veux alors, dit-il avant de prendre une gorgée de coca.

– Je pense que dans la salle de bains tu peux prendre le placard qu’occupait Zachary.

– Zachary ?

– Notre ancien colocataire.

– Qu’est-ce qui lui est arrivé ? Pourquoi il est parti ?

– Oh, il n’en pouvait plus de vivre avec moi, répliqué-je gravement.

J’ai le droit à un froncement de sourcils de la part de Rim.

– T’es sérieuse ? me demande-t-il après quelques secondes.

– Ouais, je suis une vraie chieuse.

– Pourtant, si j’ai bien compris, l’appartement est à Sophia et toi tu es toujours là.

– Ouais, mais j’étais là avant lui, c’est donc logique qu’il parte et moi non.

– Tu me dis ça pour me mettre en confiance, c’est ça ?

– Je plaisante bien sûr. Zachary est parti pour le boulot. Par contre que je suis une chieuse, ça c’est vrai. Et je suis sûre que Sophia t’en a déjà parlé.

Son silence en dit long, mais ce n’est pas grave. Après tout, c’est la vérité. Je finis mon coca d’une traite. Je ne sais pas quoi dire. Ce n’est pas que je ne veux pas m’intéresser à lui ni quoi, mais je ne sais pas. Il a quelque chose qui me dérange, qui me met mal à l’aise. J’ai l’impression qu’il cache quelque chose et qu’il a le pouvoir de lire en moi d’un simple regard, lire des choses que je veux que personne ne sache. J’ai aussi la sensation de l’avoir déjà vu quelque part. Je ne connais personne qui vienne du Texas à part Sophia, je n’ai jamais entendu sa voix non plus, mais il me dit quelque chose. Je reste quelques instants à le fixer.

– Pourquoi tu me regardes comme ça ? me demande-t-il au bout d’un moment.

– Pardon. C’est juste que… j’ai l’impression de t’avoir croisé quelque part, expliqué-je en fronçant les sourcils comme si la réponse allait me venir par enchantement.

Et c’est pourtant ce qui se passe dans la seconde qui suit. Un éclair. Bon sang, je n’en reviens pas.

– C’est toi, affirmé-je.

– Moi quoi ?

– C’est toi qui m’as aidée l’autre jour quand je suis tombée par terre dans la neige. Pourquoi t’as rien dit quand Sophia m’a présentée à toi ?

– Je n’en sais rien, fait-il en haussant les épaules. Je n’ai pas trouvé ça pertinent et puis tu n’as pas semblé me reconnaître sur le coup, donc…

– Faut dire que tu ne m’as pas vraiment laissé le temps de te regarder ni de te remercier.

– Ouais, je suis désolé. Je…

– C’est pas grave. Je te remercie maintenant.

Je retourne m’installer dans le canapé, il y a un reportage sur une île paradisiaque, ça donne envie. Rim me suit et prend place dans un des fauteuils. Je le remercie intérieurement de ne pas s’être mis à côté de moi.

– Sophia est encore au travail ? me demande-t-il.

– Ouais, elle bosse dans le Civic Center.

– Eh ben, ce n’est pas la porte à côté.

– Non c’est sûr. Elle n’est jamais là avant six heures et demie. En ce moment elle bosse sur un gros dossier, il lui arrive de rentrer plus tard encore.

– Et toi ? Tu es en congés, en ce moment ?

– Ouais on peut dire ça, ricané-je ironique. Des congés forcés.

Il hausse les sourcils m’invitant à continuer, mais je n’ai pas vraiment envie de parler de ça.

– Et toi ? Tu fais quoi ? me renseigné-je, histoire de changer de sujet.

– Instructeur, répond-il succinctement.

– OK, mais encore ?

– Sports de combat.

– T’es prof de sport en gros, résumé-je.

– Ouais on peut dire ça, répond-il en reprenant mon expression de tout à l’heure.

OK, c’est juste. Je ne rentre pas dans les détails, il en fait autant. Ça promet. J’avais donc raison en disant que personne ne devait venir le faire chier, s’il pratique les sports de combat.

Je reporte mon attention sur le reportage à la télé et il n’ajoute rien. D’habitude avec mes amis, je n’ai aucun mal à discuter, échanger, mais en ce moment je n’ai pas envie de m’épancher sur ma vie, d’avoir à répondre à des questions que je ne veux pas qu’on me pose. Mon psy est là pour ça, ça suffit. Et puis pour être honnête, je n’ai pas envie d’être jugée par quelqu’un que je ne connais pas.

Après quelques minutes de silence, il s’excuse. Il s’en va dans la chambre pour ranger sans doute. J’en profite pour rejoindre la mienne, histoire de me ressaisir un peu. J’entre en silence, plaque mon front contre la porte les yeux fermés et prends une grande inspiration. Autant de chamboulement dans ma vie en si peu de temps, ça me perturbe un peu, je dois l’avouer. En me retournant, mon sang ne fait qu’un tour quand je découvre mon frère assis sur la chaise à mon bureau. Un jour, je vais avoir une crise cardiaque, il n’arrête pas de faire ça.

– Putain Tommy !

– Salut sis ! me répond-il joyeux.

– Tu m’as fait peur, grondé-je en lui lançant un regard assassin.

– Oh allez, un peu d’émotion dans ta journée. Si ce n’est pas moi, personne ne le fera.

– Comment t’es entré ? lui demandé-je furieuse.

Puis mon regard tombe sur la fenêtre de la chambre côté ruelle restée ouverte.

– T’es passé par les escaliers muraux. T’es vraiment casse couilles !

– Tu n’en as pas, j’te signale, réplique-t-il visiblement amusé par ma mauvaise humeur.

– Oh ça va hein ! J’en ai pas mais tu me les casses quand même.

– Qu’est-ce qui te met dans un état pareil ? T’es vraiment sur les nerfs, ces derniers temps.

– Et tu te demandes pourquoi ? rétorqué-je sèchement.

– Tu as abandonné ton nouveau coloc ? fait-il avec un mouvement de menton pour désigner l’autre côté du mur, tout en souriant.

– Ouais.

– Je sais que tu n’aimes pas les changements, mais ça ne peut que te faire du bien, un nouvel homme dans ta vie.

– Il n’y a pas de nouvel homme dans ma vie. C’est juste un type qui va vivre ici quelque temps. Il ne va pas rester là.

– Comment tu le sais ?

– Parce que quand il saura ce que c’est de vivre avec quelqu’un comme moi, il n’aura pas envie de rester, asséné-je, sûre de moi, avant de m’effondrer sur mon lit. Je l’ai déjà prévenu.

– Tu dis ça, mais Sophia est bien là et elle ne t’a pas virée, elle te supporte.

– Ouais elle me supporte, mais c’est parce que je fais des efforts considérables pour elle.

– Eh bien pourquoi tu n’essaierais pas d’en faire pour quelqu’un d’autre ?

– Pour quoi faire ?

– Pourquoi pas ? réplique Tommy amusé.

Putain, il va me prendre la tête avec ça. Thomas, mon frère, le seul homme sur qui j’ai pu compter. Il est toujours là quand je ne vais pas bien. Il est tout ce qui me reste. Il est mon modèle. Malgré le peu de ressemblance physique, on se ressemble à l’intérieur et on s’aime d’un amour inconditionnel, immortel. J’aime mon frère. Le seul homme que je n’ai jamais aimé.

– Tu pourrais essayer de t’ouvrir un peu plus, Dominica.

– Non, refusé-je, catégorique, en posant un bras sur mes yeux. Ça ne sert à rien. J’ai suffisamment d’amis, pas besoin d’autres et sûrement pas d’un comme lui.

– Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il a ?

– Tu l’as pas vu, bon sang. Il me met mal à l’aise. C’est une putain d’armoire à glace qui vient de l’âge de pierre.

– Tu n’exagères pas un peu ?

– Non. Va le voir, si tu me crois pas.

Mon frère ricane.

– Une prochaine fois, je dois y aller, me dit-il en se levant.

Je ne l’entends pas partir, mais je sais qu’il repart par là où il est venu. Il doit se faire chier pour tout le temps venir m’emmerder. Mais en vérité, j’aime qu’il vienne me rendre visite à l’improviste. Je l’aime.

Puis je m’endors. On est en plein milieu de l’après-midi, je n’ai presque rien fait de ma journée mais je sombre quand même. Dès que je subis un stress quelconque, un changement qui me perturbe, les cachets que je prends le matin s’activent subitement en moi et m’apaisent comme par enchantement. C’est bien, c’est ce qu’ils sont censés faire, sauf que du coup il n’y a plus personne.

***

– Dominica ? appelle Sophia depuis l’autre côté de la porte.

Je me suis réveillée quand je l’ai entendue rentrer il y a une demi-heure à peu près. Je n’ai pas osé retourner dans le salon parce que j’ai lâchement abandonné Rim. Je ne sais pas combien de temps je me suis assoupie, mais du coup ça va être mal barré pour ma nuit.

– Dominica ? appelle à nouveau Sophia.

– Ouais, marmonné-je.

– J’ai ramené des pizzas, tu te joins à nous ?

– Ouais j’arrive, dis-je en me redressant sur le lit.

Je me regarde vite fait dans le miroir sur pied de ma chambre, remets un peu d’ordre dans mes cheveux et sors. Deux boîtes à pizza sont posées sur la table basse, trois bouteilles de bière décapsulées les accompagnent. Rim est dans le même fauteuil que tout à l’heure et Sophia sur le canapé. Je m’installe par terre face à Rim sur un coussin de sol en saluant mon amie.

– Je suis désolée, lancé-je à Rim.

– De quoi ? Tu es chez toi, tu fais comme tu veux. Je n’ai pas besoin d’un chaperon, ne t’en fais pas.

– OK, réponds-je simplement avant de prendre une gorgée de bière.

Ce soir Sophia a opté pour des Budweiser. Elle me lance un petit sourire timide. Je le lui retourne. Je pense qu’elle angoisse aussi avec l’arrivée de Rim. Ça la perturbe autant que moi après tout et puis même si c’est un copain d’un de ses cousins, elle ne le connaît pas plus que moi.

– Ça a été le boulot ? lui demandé-je.

– Ouais, on voit le bout de ce putain de dossier. Je pense qu’ils vont signer un accord avant que ça n’aille trop loin. Ça simplifierait les choses pour tout le monde.

– Ça serait bien.

– Ça a été aujourd’hui ? s’informe-t-elle.

– Oui très bien.

– C’est vrai ? demande-t-elle en regardant Rim.

– Ouais absolument, confirme-t-il.

– Je ne lui ai pas fait peur, si c’est ce que tu crois, dis-je calmement à Sophia. Je sais faire des efforts.

Elle me fait une grimace et prend une part de pizza.

– Ça fait longtemps que vous vous connaissez ? demande Rim.

– Six ans, répond Sophia.

– Ça s’est passé comment ?

– On a foncé en même temps pour avoir un taxi. Et depuis, on ne s’est pas quittées. Je l’ai rapidement invitée à venir vivre avec moi et puis voilà. Ça s’est fait comme ça.

– C’est cool, dit-il en croquant dans une part.

Ils me donnent faim tous les deux. Je pique une part de quatre fromages et croque à pleines dents. Je n’ai quasiment rien mangé ce midi.

– Tu viens avec moi demain soir ? me demande Sophia.

Ah oui… Le rituel du vendredi soir. Ça va faire presque un mois que je n’y suis pas allée.

– Pedro a demandé de tes nouvelles la semaine dernière.

– Ouais, je… marmonné-je en finissant mon morceau.

– Ça te ferait du bien, être avec nous et tout…

– Ouais je pense que je vais venir. Ça marche.

– Super !

– Il y a quoi les vendredis soir ? demande Rim curieux.

– Cours de zumba, sourit Sophia. On se retrouve toutes là-bas les vendredis. Pedro est super.

– Toutes ?

– Ouais on est toutes une bande d’amies, c’est notre rituel, on s’est rencontrées là-bas. Dès qu’on sort, on est ensemble.

– Que des nanas ? se renseigne-t-il.

Il est à la recherche d’une copine ou quoi ? Avec son look, aucune chance.

– Non, il y a des mecs aussi dans la bande, mais pour la danse ils ne sont pas invités.

– Pourtant les mecs peuvent être doués.

– J’en doute pas, mais c’est notre truc à nous. Mecs interdits.

– OK, OK je n’insiste pas ! sourit-il.

– Ils sont cordialement invités quand on sort en boîte, précise toutefois Sophia. Tu pourrais venir aussi pour notre prochaine sortie. Si t’as envie. Ça ne doit pas être marrant d’être seul dans une nouvelle ville.

– Les boîtes ce n’est pas trop mon truc, dit-il en prenant une nouvelle part.

– On ne fait pas que les boîtes. On va souvent boire un coup dans notre bar fétiche. On se fait des sorties aussi. On est une bande super soudée. Hein Domi ?

Elle est en train de nous vendre ou quoi ? Pourquoi est-ce qu’elle essaie d’intégrer Rim comme ça ? Je suis sûre qu’il a ses propres amis.

– Ouais, super soudés, acquiescé-je lascivement en prenant de la pizza.

Ils ont l’air de parfaitement s’entendre tous les deux. Je devrais peut-être les laisser.

– Dominica ? me demande Rim en me sortant de mes songes.

– Ne m’appelle pas comme ça, sifflé-je en le fixant.

– Pourquoi c’est ton prénom, non ?

– Ouais mais je le déteste. Il ne se donne plus depuis les années soixante-dix.

– Je ne te donnais pas cet âge, plaisante Rim.

– Elle est naze ta vanne, répliqué-je moyennement amusée par son sens de l’humour.

– Domi ! Tu n’es pas sympa, intervient Sophia.

– Quoi ? m’exclamé-je, faussement outrée. Je suis honnête, autant qu’il sache qu’il fait des blagues pourries, des fois qu’il veuille se lancer dans une carrière de comique.

– Non, ce n’est pas dans mes projets, répond-il.

– Heureusement ! Ça ne t’irait pas de toute façon.

– Ah ouais ? J’ai une tête à quoi, alors ?

– Pas de comique en tout cas. Tu fais plus peur que rire en fait.

– Domi ! s’exclame Sophia.

– Quoi ? fais-je en haussant les épaules.

– C’est bon, intervient Rim. Il n’y a pas de souci. Elle n’a pas franchement tort de toute façon.

Je fais une petite moue à Sophia. J’aime quand j’ai raison.

On passe le reste de la soirée comme ça, à discuter de tout et de rien. Enfin, discuter, je laisse ça à Sophia et Rim, parce que je n’ai pas vraiment grand-chose à dire. Deux pizzas et huit bières plus tard, Sophia s’excuse et nous abandonne. Je me lève et débarrasse la table. Rim me donne un coup de main et, une fois terminé, me souhaite une bonne nuit. Moi, je ne suis pas du tout fatiguée. Je m’affale donc dans le canapé et commence à zapper, jusqu’à ce que je tombe sur un film d’action avec Bruce Willis. Je ne sais pas quand est-ce que je sombre dans le sommeil mais je ne me vois pas partir.

***

Je suis tendrement réveillée par une caresse sur la joue.

– Domi… murmure Sophia à mon oreille. Domi !

– Hummm, marmonné-je en ouvrant péniblement un œil.

– Tu t’es endormie dans le canapé la télé allumée.

– Merde, je suis désolée, bougonné-je en me redressant.

– Ce n’est pas grave. Je pars pour le boulot. Rim est sorti faire un jogging.

– Oh OK.

– On se retrouve à la salle ce soir ? me demande-t-elle.

– Ouais, ça marche. Bonne journée.

– Merci, toi aussi.

Je frotte mes yeux encore lourds de sommeil et Sophia sort. Ouh là, la journée promet. J’ai mal au crâne et je me sens d’une humeur massacrante. C’est génial. Une bonne douche me fera du bien. Ou peut-être encore mieux un bain avec ces sels colorés parfumés que Brooke nous a ramenés. Ouais plutôt ça. Je vais me prélasser un peu.

L’eau chaude qui coule dans la baignoire fait fondre les sels et répand une odeur délicieuse dans la pièce. Je me sens déjà mieux. Je me débarrasse de mes vêtements, les laisse en vrac par terre et plonge dans l’eau devenue bleue.

J’aurais dû prendre mon iPad pour mettre un peu de musique, ça aurait été le top. Et surtout ça m’aurait évité de faire face à mes pensées, pas toujours très positives. Je repense à ce que m’a dit Sophia sur le fait de retrouver du boulot. Je ne crois pas que je retenterai le cabinet d’architecture. Si je mets Harmon & Fox en expérience, il suffira aux recruteurs d’un seul coup de fil et pour sûr je ne serai pas embauchée, même si Daniel m’a proposé une lettre de recommandation. Et je ne crois pas que je supporterai un autre rejet. J’ai déjà une piètre opinion de moi, pas la peine d’en rajouter.

Je passe les mains sur mes jambes et j’arrive au pansement que j’ai mis hier. Il commence à se décoller. Je sors la jambe de l’eau. La plaie est propre, du sang séché bouche la coupure. Bientôt il n’y paraîtra plus. Je résiste à l’envie d’appuyer dessus pour ressentir quelque chose. Quelque chose d’autre que la douleur et la peine qui emplissent mon cœur depuis si longtemps.

Je plonge la tête dans l’eau et je suis apaisée par le silence absolu qui règne autour de moi. J’ai déjà songé à quitter New York pour tenter de recommencer ailleurs, mais je n’ai jamais eu le courage de le faire. Je ne suis pas quelqu’un de courageux.

Quand je sors la tête de l’eau, je tombe nez à nez avec Rim qui vient d’ouvrir la porte de la salle de bains. Je vois son visage blanchir et il referme bruyamment la porte.

– Désolé, hurle-t-il depuis l’autre côté. Je suis désolé.

Bon sang ! Sale habitude, je n’ai pas fermé la porte à clé. C’est de ma faute, pourtant je ne trouve rien à lui répondre. Il a coupé la magie de ce bon moment. Je me lave en prenant le nouveau gel douche à la noix de coco de Sophia puis les cheveux. Je prends mon temps. Après tout j’étais ici la première.

Quand j’ai fini, je sors et m’enroule dans une serviette avant de me sécher grossièrement les cheveux avec une plus petite. Je regarde dans le miroir et je soupire. J’en ai marre, j’ai envie de changer tout ça. Je les brosse vite fait, ramasse mes fringues par terre, les mets dans la corbeille à linge sale et sors. Comme, bien entendu, je n’ai pas pris de vêtements de rechange, je vais devoir traverser l’appartement juste enroulée dans une serviette. Heureusement qu’il y en a toujours dans la salle de bains, sinon j’aurais eu l’air finaude.

Je traverse en trombe le salon sur la pointe des pieds pour aller dans ma chambre. Je ne me suis pas attardée pour voir où était Rim, mais je suppose qu’il est dans la sienne. J’attrape un jean, un tee-shirt à manches longues et un pull et m’habille. Je tends l’oreille vers le salon et quand j’entends l’eau couler dans la salle de bains, je vais dans la cuisine pour petit déjeuner. Je me sers un bol de Golden Grahams, les arrose de lait frais et m’installe sur un tabouret au comptoir.

Rim a laissé sa bouteille de Gatorade sur le comptoir. Une bouteille bleue, boisson énergisante, je me suis toujours demandé quel goût ça pouvait avoir un truc comme ça. Le liquide a la couleur des eaux tropicales, vachement naturelle, tu peux y aller. J’avale une grosse cuillère et, bien entendu, du lait me coule sur le menton. Je m’essuie du revers de la main au moment où Rim fait son apparition dans la cuisine.

– Euh, je suis désolé pour tout à l’heure. J’aurais dû frapper avant d’entrer, dit-il moyennement mal à l’aise toutefois.

– C’est bon, c’est oublié. Ne t’en fais pas, fais-je en haussant les épaules et en reprenant une nouvelle cuillère. J’aurais dû fermer la porte. Désolée, j’avais zappé que je n’étais pas toute seule.

– Je peux me faire un café ?

– Ouais, bien sûr. Fais comme chez toi, tu es chez toi après tout. Par contre, ne me demande pas comment marche la machine, je m’en sers jamais. Je n’aime pas le café. Les dosettes sont là, expliqué-je en lui montrant le distributeur posé contre le frigo près de la cafetière.

– OK, je vais me débrouiller.

Je le regarde faire en finissant mon bol. Je bois le reste de mon lait et quand j’approche pour mettre mon bol dans l’évier, Rim vient de finir de se servir.

– Tu es parti courir où ? demandé-je histoire de m’intéresser un peu.

– Vers Central Park.

– Tu vas courir avec ce temps pourri ?

– De bonnes baskets, bien habillé, ça se fait. Et puis t’as vite chaud, alors ça va.

– Ouais, c’est sûr.

– Tu as… commence-t-il en tendant la main vers mon visage.

J’ai un mouvement de recul, il stoppe sa main à quelques centimètres, me regarde comme pour demander mon autorisation. Comme je ne dis rien, il continue. Je suis surprise par son odeur. Avec les idées que je me suis faites sur lui, je suis étonnée qu’il sente si bon, une odeur de vrai mâle, mélange d’océan et de forêt. Il a repoussé ses cheveux mouillés en arrière. Ils sont plus foncés que quand ils sont secs. Sa barbe est toujours aussi mal entretenue. Par contre, pour la première fois, j’aperçois enfin la couleur de ses yeux. Miel, scintillants.

– Tu as un peu de lait là, dit-il en essuyant sans doute une goutte qui m’est restée sur le menton.

– Merci, marmonné-je en répétant son geste.

On est interrompus par mon téléphone qui sonne dans ma chambre, « Creep » de Radiohead s’entend depuis la cuisine.

– Désolée, m’excusé-je avant d’aller répondre.

– Pas de souci.

5 - Thérapie

« La psychanalyse est cette maladie mentale qui se prend pour sa propre thérapie. »

Karl Kraus, Dits et contredits

 

– Dominica ? demande une voix féminine toute douce.

Putain ! J’ai décroché sans prendre le temps de vérifier qui appelait. Je me retrouve maintenant au téléphone avec le docteur Terrence, ma psy depuis que j’ai 15 ans. Putain, presque la moitié de ma vie. Ça craint.

– Je suis contente de t’avoir au téléphone. J’ai laissé un message plus tôt dans la semaine.

Ouais j’ai vu, mais je n’avais pas envie de vous parler.

– Ouais, désolée.

– Ce n’est pas grave. Je comprends, ne t’en fais pas. J’aimerais qu’on se voie Dominica.

– Pour quoi faire ?

– Je ne t’ai pas vue depuis presque quatre semaines et je pense qu’il est important qu’on fasse le point. Tu es fragile en ce moment et je sais que tu ne peux pas discuter de tout avec Sophia, par exemple.

– Ouais, je sais. Je…

Bon sang, je ne vais pas pouvoir y échapper. Qu’est-ce que j’ai de mieux à faire ? Rien. Je souffle un bon coup, histoire qu’elle comprenne que je n’accepte pas de bon cœur.

– OK, ça va. Je peux passer aujourd’hui.

– Dans une heure, ça te convient ?

– À tout à l’heure, dis-je avant de raccrocher.

J’enfile une paire de bottes rembourrées bien chaudes et antidérapantes, attrape mon blouson de cuir d’hiver, mes clés et mon portable que je fourre dans ma poche et sors de la chambre.

– Je suis désolée, mais je dois y aller, lancé-je à Rim qui feuillette un magazine debout près du comptoir, une tasse à la main.

– OK pas de problème. À plus, me fait-il avant de replonger dans son magazine.

– Ouais.

***

Le cabinet du docteur Terrence se trouve dans l’Upper East Side, face à la Roosevelt Island, tout près de la Rockefeller University. Elle a récemment déménagé. Et on ne peut pas dire qu’elle y a perdu au change. Le nouveau bâtiment est beaucoup plus classe. Ça me donne l’impression d’être suivie par un thérapeute qui soigne la haute, alors que pas du tout. Le docteur Terrence s’occupe de patients qui viennent de milieux très différents. Je suis sûre qu’elle doit bien avoir un ou deux richards dans le lot, mais d’une manière générale elle est cool. D’autant plus qu’elle me suit depuis toutes ces années, alors j’ai un peu l’impression de la connaître, même si elle me connaît bien mieux.

Je sais qu’elle est mariée, avec un certain James, qui possède un restaurant assez coté dans Manhattan. Elle a un garçon et une fille, tous les deux adolescents. Une fois, le garçon a déboulé dans le cabinet pendant qu’on était en consultation. Elle était folle de rage, moi, pliée de rire. C’était la première fois que je la voyais sortir de ses gonds comme ça, alors que j’ai déjà essayé et pas toujours de manière très courtoise. Moi aussi, j’ai été adolescente et pas des plus commodes.

Ça fait dix minutes que je poireaute dans la salle d’attente. J’ai passé deux niveaux à Candy Crush, regardé les petites annonces d’emploi, histoire de me donner bonne conscience, quand enfin elle ouvre la porte de son bureau. Une femme d’une cinquante d’années en sort et le Docteur Terrence me fait signe d’entrer.

– Bonjour Dominica.

– Bonjour, réponds-je en enlevant mon blouson.

Je lance un coup d’œil dans la pièce. Je remarque immédiatement que le vase qui est d’habitude posé sur le petit guéridon à côté de son fauteuil n’est plus là. Elle suit mon regard mais ne dit rien. Elle prend place dans son fameux fauteuil tandis que je m’installe dans le canapé qui lui fait face. Je me décale un peu quand je sens que, là où j’ai posé mes fesses, c’est encore chaud. Chaleur laissée par la bonne femme d’avant.

– Ça va ? me demande-t-elle. Tu m’as l’air un peu nerveuse.

– Nan, ça va, lui mens-je.

Ce n’est pas que je déteste venir ici. C’est juste qu’elle arrive à lire en moi comme personne et je n’aime pas ça. Je n’ai pas envie qu’elle voie à quel point je suis foutue, à quel point tout est noir en moi. Mon regard se pose à nouveau sur le guéridon.

– Un patient l’a attrapé et jeté à travers le bureau, m’explique-t-elle en devinant mes pensées.

– Putain ! m’exclamé-je. Qu’est-ce que vous lui aviez dit ?

– Rien.

Je devine à mon tour qu’elle ne peut rien me dire. Secret professionnel.

– Dominica, je suis contente de te voir.

– Vous dites ça à chaque fois.

– Parce que c’est vrai. Avec toi, j’ai toujours l’impression de batailler pour te faire venir ici.

– Ouais.

– Je tiens donc à te féliciter pour tes efforts. C’est important pour toi. Je sais bien que tu n’aimes pas venir ici…

– C’est pas ça.

– Mais je suis contente que tu aies répondu à mon coup de fil. C’est pour ton bien.

– Ouais, je sais. C’est juste que… j’ai l’impression de ne pas sortir de cette spirale infernale. Je suis bloquée à l’intérieur et…

– Et venir ici te donne l’impression de t’y enfoncer un peu plus, finit-elle pour moi.

– Ouais, c’est ça, acquiescé-je en croisant une jambe sur l’autre.

– Je comprends que ça puisse te donner cette impression mais tu as quand même fait l’effort de te déplacer.

– Oui, je suis bien obligée de toute façon.

– Je suis si horrible que ça ? Je te suis depuis que tu es haute comme ça, dit-elle en levant le bras un peu plus haut que sa tête.

– Bien sûr que non, dis-je en esquissant un petit sourire. Mais je sais que si je ne viens pas, ils finiront par m’enfermer.

– Non, Dominica. Je suis celle qui décide et tu ne seras pas enfermée.

– OK, si vous le dites.

– Qu’est-ce qui te fait dire qu’on pourrait t’enfermer ?

– Rien, mens-je.

Il y a certaines choses sur lesquelles je veux bien m’épancher mais d’autres non. Elle pense sûrement que je lui dis tout, ou bien alors elle a conscience que je garde certains trucs pour moi. J’y suis obligée, sinon… Oui, je finirai enfermée, j’en suis sûre.

– Très bien. Ça fait un petit moment qu’on ne s’est pas vues… Depuis l’a…

– Ouais, la coupé-je brutalement.

Je n’ai pas envie qu’on parle de ça. Je n’ai pas envie qu’on remette ça sur le tapis. Je n’ai pas envie !

– Tu ne veux toujours pas en parler ?

– Non, parce qu’il n’y a rien à en dire, rétorqué-je, un peu agressive. Ça ne changera pas la situation, ça ne l’arrangera pas non plus. Les faits sont les faits.

– Très bien. De quoi veux-tu discuter alors ?

– Parce que c’est à moi de choisir ? demandé-je en haussant un sourcil.

Je sais qu’elle essaie de créer un climat de non-stress en me laissant le champ libre. Parce que dans le stress, je me renferme. Mais je n’ai pas vraiment envie de parler parce qu’avec moi, même le plus simple des sujets de conversation peut rapidement tourner en stress. Je m’enfonce un peu plus dans le canapé et fais mine de réfléchir. Il y a tellement à dire… Tellement et si peu à la fois.

– Je me suis fait virer, lâché-je platement.

Je lis la surprise dans son regard, de la compassion aussi.

– Je suis navrée. Je sais que tu appréciais beaucoup ce travail.

– Ouais.

– C’est tout ce que tu ressens par rapport à ça ?

– Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?

– Dis-moi ce que tu éprouves. Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Il s’est passé que le grand patron n’est qu’un gros connard dénué de toute empathie et qu’il s’est tout simplement débarrassé d’une employée lambda dont il ignorait sûrement le nom et encore plus le prénom. C’est la vie.

– Pourquoi t’a-t-il renvoyée exactement ?

– Parce que je n’étais pas là pendant deux semaines et que, selon lui, ça n’était pas légitime. J’ai seulement dû m’absenter au mauvais moment, analysé-je, dépitée. C’était pendant une grosse présentation et il manquait un papier dont j’étais censée m’occuper, alors le big boss s’est mis en colère.

– Mais tu n’étais pas remplacée ?

– Pas vraiment, j’en sais rien. Mon supérieur a fourni le papier dans les temps mais la faute m’est retombée dessus malgré tout. C’est pas grave. J’ai l’habitude.

– L’habitude de quoi ?

– Que les choses tournent mal. Je vais pas en faire un fromage.

– Tu en aurais tous les droits.

– Ouais ben, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? C’est la vie. J’étais sûrement pas assez bien pour ce job de toute façon. Je me suis toujours demandé comment j’avais fait pour atterrir là-dedans.

– Parce que tu es douée à ce poste.

– Ouais, ricané-je. Allez dire ça à Harmon.

– Tu vas postuler dans d’autres cabinets d’architecte ?

– Non. En fait je pense à autre chose.

– Ah bon ? Quoi donc ?

Je reste muette. J’ai pensé à ça pendant que je prenais mon bain ce matin, avant que Rim ne déboule. Je n’ai pas vraiment envie de lui en parler, parce que je sais ce qu’elle va en dire.

– Dominica ? Parle-moi.

– J’ai pas vraiment envie d’en parler en fait.

– Pourquoi ça ?

– Parce que.

– « Parce que » n’est pas une réponse.

Je ricane, parce que cette réplique je l’ai entendue mille fois. Je soupire profondément, exagérément.

– Si tu ne veux pas m’en parler, est-ce parce que c’est une mauvaise idée ?

Putain je n’y crois pas ! Elle me fout les jetons parfois.

– Une mauvaise idée, je sais pas. Une idée en tout cas. J’ai pas envie de retourner dans un cabinet d’architecte. Je ne me sens pas à ma place là-dedans.

– Pourtant tu as travaillé pendant quatre ans chez Harmon & Fox.

– Ouais eh bien, j’ai le droit de vouloir changer.

– Bien sûr, Dominica. Je n’ai pas dit le contraire. Donc cette idée ?

– Demain, on se retrouve tous au Murphy’s…

– Dominica… me réprimande-t-elle.

– Oh putain ! C’est trop drôle ! me moqué-je. Vous faites sûrement à peu près la même tête que fera Sophia quand je lui annoncerai.

– Et pourquoi, selon toi, elle réagira comme ça ?

– J’en sais rien, marmonné-je, presque inaudible.

– Dominica. Ne te ferme pas.

Je me lève du canapé et vais me placer devant la fenêtre. J’aimerais tellement être ailleurs qu’ici.

– Pourquoi Sophia réagira-t-elle comme ça ? insiste-t-elle.

– Parce qu’elle sait comment ça s’est fini la dernière fois, réponds-je, à moitié ailleurs.

– Et ça ne te fait pas réfléchir à la situation avant de vouloir retourner travailler là-bas ?

– Non, rétorqué-je, sachant pertinemment que ça fait de moi une belle imbécile. Je connais le travail là-bas. Je m’entends bien avec les filles. Et puis de toute façon j’en ai pas encore parlé à Lincoln. Mais si ça se fait, cette fois-ci, ça sera différent.

– Différent comment ?

– Parce que.

– « Parce que » n’est pas une réponse, me dit-elle encore.

Jamais elle ne se fatigue ? !

– Ouais je sais. Parce que… eh bien parce que… je ferai en sorte que ça se passe bien.

– Tu te sens capable de résister aux tentations ? L’alcool, les hommes ?

– Oui, affirmé-je. Lincoln discutera sûrement avec Sophia. Mais j’aimerais qu’on me laisse prendre mes décisions toute seule. Je ne suis plus une gamine, putain !

– Non, mais tu as un passé qui est difficile à porter et qui te pousse à agir de façon parfois destructrice, me rappelle-t-elle.

– Merci, j’avais oublié, cinglé-je.

– Je suis là pour t’aider.

– Je sais. Mais j’aimerais pouvoir me passer de vous.

– Pourtant tu es là.

– Bien sûr ! Vous êtes la seule à tout connaître de moi, la seule à qui je peux parler de tout ça. Mais ça n’empêche pas que j’aimerais qu’on me fasse confiance.

– Sophia ne te fait pas confiance ?

– J’en sais rien. Elle a des doutes, je pense.

– Tu lui en veux pour ça ?

– Non. Non, affirmé-je avec plus de conviction. Je sais qu’elle s’inquiète pour moi, qu’elle tient à moi. Mais j’aimerais qu’on me laisse vivre ma vie comme je l’entends. Sans avoir à supporter les regards inquisiteurs, les messes basses.

– Sophia agit comme ça ? me demande-t-elle l’air étonné. Il faudrait peut-être qu’on programme une séance avec elle.

– Non, pas Sophia. Enfin peut-être parfois, j’en sais rien. Tout le monde en fait, hésité-je, confuse.

– Il s’est passé quelque chose récemment ?

– Comment ça ?

– Tu sembles sur tes réserves, comme si quelque chose était venu perturber ton quotidien. Il se passe quelque chose avec Sophia ?

– Non, pas avec Sophia.

– Avec qui alors ?

– Ce mec-là. Elle l’a sorti de nulle part…

– De qui parles-tu ?

– Rim, notre nouveau colocataire, expliqué-je avec une grimace. Un ami d’un des cousins de Sophia. Il a récupéré la chambre de Zachary.

– Il s’en est passé des choses depuis qu’on s’est vues, commente-t-elle.

– Ouais, ma vie est un véritable roman à l’eau de rose, hein ? répliqué-je sèchement.

Je ne prends jamais de gants quand je suis en session avec elle. Elle me connaît depuis assez longtemps pour y être habituée. Et puis en tant que psy, je sais qu’elle ne prendra jamais la mouche. Cette femme est dotée d’une patience à toute épreuve, je n’ai jamais vu ça ! Enfin sauf avec l’histoire de son fils, mais bon ce n’était pas non plus transcendant.

– Parle-moi de ce Rim. Tu as l’air refermé par rapport à lui, peut-être même que ta colère envers Sophia vient de ce que tu ressens envers lui.

– Je ne suis pas en colère contre Sophia.

– Même si c’est elle qui a introduit Rim dans vos vies ?

Cette constatation me coupe la voix. Je n’ai pas vraiment fait le rapprochement. Il y a peut-être un fond de vrai là-dedans mais c’est plus que ça. Et puis ça ne fait que deux-trois jours, c’est trop court pour ressentir des trucs comme ça, non ?

– Je ne suis pas en colère contre Sophia, répété-je.

– Très bien. Alors ce Rim…

– J’ai pas envie de parler de lui. D’ailleurs j’ai pas envie de parler du tout. Ça fait déjà un moment qu’on blablate toutes les deux. Ça suffit peut-être, non ?

– D’accord, capitule-t-elle en me prenant par surprise (je ne pensais pas gagner si facilement !). À une condition : tu n’attends pas si longtemps avant de revenir me voir.

– J’y suis obligée ? gémis-je.

– Oui, Dominica.

– Très bien, cédé-je avant de la laisser avec son prochain patient, un petit garçon accompagné de sa mère.

Qu’est-ce que c’est gonflant de devoir vider son sac tout le temps comme ça ! Je ne comprends pas que des personnes y aillent volontairement. Ça me dépasse.

Je jette un œil à ma montre, il est encore tôt, mais je n’ai pas du tout envie de rentrer à l’appartement et de me retrouver en tête-à-tête avec Rim. Pas moyen. Comme je ne suis pas très loin, je vais aller me balader dans le Rockefeller Center, manger un truc là-bas. Puis j’irai me promener dans Central Park avant de rejoindre Sophia et les filles pour le cours de zumba.

***

Quand j’arrive à la salle, je me sens étrangement bien. Ça ne m’arrive jamais ces derniers temps. Peut-être est-ce la balade qui a duré toute la journée, je n’en sais rien. Ou peut-être le fait de me retrouver avec toutes les copines alors que ça fait un mois que je ne suis pas venue. Mais bon, toujours est-il que je suis contente d’être là.

Par contre, mon humeur s’effondre quand je comprends que je suis partie comme une conne sans aucune affaire pour la séance. Tu parles d’une cruche. Je dois avoir une paire de baskets dans le casier que je partage avec Sophia mais c’est tout. Elyne est la première à me saluer. Elle est déjà en tenue, prête à s’amuser. Ann arrive ensuite, suivie de Julie et Brooke.

– Salut la belle, me dit cette dernière en me serrant dans ses bras. Ça va ?

– Ouais, je suis juste sortie sans affaires, expliqué-je.

– Oh ne t’inquiète pas, on va bien pouvoir s’arranger entre nous, dit-elle en me suivant vers les vestiaires.

On tombe sur Sophia qui finit de s’habiller.

– Est-ce que t’as vu une paire de baskets à moi dans le casier ? demandé-je.

– Ouais je crois. Pourquoi ?

– Elle est venue les mains dans les poches, dit Brooke pour moi.

– Vas-y, moque-toi !

– Oh non, loin de moi cette idée, ce n’est pas mon genre, rit-elle. Tiens, j’ai un tee-shirt et un petit short.

– Merci.

– Tes baskets, dit Sophia en me les tendant.

– Merci les filles, vous êtes de vraies mères pour moi.

– Allez, magne-toi de t’habiller qu’on y aille. Joanna ne sera pas là ce soir, nous informe Brooke.

– Ah ouais ? fait Sophia.

– Elle dîne avec l’ambulancier qui lui plaît tant.

– Non ? Ce n’est pas trop tôt !

J’abandonne les copines pour aller m’habiller puis je les rejoins dans la grande salle. Dès que Pedro m’aperçoit, il me lance un grand sourire et m’invite à venir le saluer. J’adore cet homme ! Il est toujours souriant et pétillant, ses origines brésiliennes n’y étant pas étrangères. Dès qu’on le voit, on ne peut qu’être contaminé. Comme tout sportif, il est musclé mais pas trop et ce que j’aime par-dessus tout c’est que, même s’il est un bel homme, il n’en fait pas des caisses, il reste très humble.

– Salut toi ! Ça fait plaisir de te revoir, dit-il en m’enlaçant chaleureusement.

Ça serait quelqu’un d’autre, je ne le laisserais pas faire. Mais là il s’agit de Pedro. Pedro, je le laisse faire. Parce qu’il est d’une gentillesse incroyable, drôle et puis parce que c’est Pedro tout simplement.

– Comment tu vas ? me demande-t-il.

– Je suis là, donc ça va. Elles sont super ! expliqué-je en jetant un regard derrière moi vers les filles.

– C’est clair, dit-il en me faisant un clin d’œil. Dis donc toi, où sont passées tes rondeurs ?

– Je sais, dis-je en rougissant. J’ai commencé un régime Ben et Jerry’s !

– C’est moche. Regarde-toi, exige-t-il en se décalant pour que je voie mon reflet dans l’immense miroir qui couvre tout le pan de mur.

– Je sais Pedro, rétorqué-je, un peu sèche. Je vais y remédier.

– Je suis désolé, sourit-il. Tu sais que je préfère les femmes tout en courbes.

– Ouais, je sais. Joanna le sait, le taquiné-je.

Ils sont sortis ensemble quelque temps, mais ça n’a pas marché. Il me lance un petit sourire complice, suivi d’un clin d’œil. Comme ce sont deux personnes intelligentes, ils sont restés en bons termes malgré leur rupture. Heureusement pour nous, sinon nous aurions dû trouver un autre endroit pour la zumba. Je crois qu’ils se sont juste rendu compte qu’il était mieux de rester simplement amis.

– Bon OK, on y va, dit-il à l’assemblée alors que je rejoins les copines. On commence comme d’habitude par l’échauffement.

Il met la musique en route et « Grenade » de Bruno Mars se répand dans l’air.

– On commence doucement, hurle-t-il. Allez c’est parti !

Comme si je n’avais jamais loupé de cours, je reprends mes marques tout de suite et entre dans le rythme. Mon cœur s’emballe mais finit par se stabiliser au fil des exercices. Pedro hurle comme à son habitude, motivant les troupes. La musique continue et Taio Cruz avec « Dynamite » prend le relais. Je jette un œil amusé à Julie qui semble un peu perdue d’un coup. Pedro vient se placer derrière elle, pose les mains sur ses hanches et la remet dans le bain. Il repart voir quelqu’un d’autre, non sans lui avoir donné une petite claque sur les fesses. Sophia éclate de rire. C’est aussi pour ça que j’aime venir.

– Allez, on accélère la cadence. Échauffement un peu plus poussé ! s’écrie Pedro.

Quand « Follow the Leader » de Soca Boys débute, je sais qu’on commence la vraie zumba. Rythme endiablé, musique cubaine mélangée de salsa, cumbia, merengue et reggaeton. On est en plein dedans. L’échauffement se termine par « Me tienen para » d’Omega.

– Les filles, vous pouvez aller boire un coup avant que les choses sérieuses commencent, dit-il.

Je me dirige vers la fontaine à eau. Comme je suis arrivée comme une pauvre nouille, je n’ai, bien entendu, pas de bouteille avec moi. Je suis en nage, le tee-shirt de Brooke commence à être trempé.

– Ça va ? me demande Sophia en approchant.

– Ouais. Contente d’être là, la rassuré-je.

– Tant mieux.

– Allez ! On y retourne ! crie Pedro. Aujourd’hui j’ai prévu une petite séance bien rythmée, ambiance tonique. La semaine prochaine, ce sera plus sensuel. Mais ce soir, on remue son popotin !

Lady Gaga entame l’enchaînement musical avec son « Born this way ». Les pas sont rapides, j’ai un peu de mal à suivre au début. Il faut vraiment être attentif, sinon c’est la chute assurée.

Les mouvements s’enchaînent, Pedro est vraiment en forme ce soir. Il ne fait pas de cadeau. Limi-T 21 avec « Aranca en fa » prend la suite et il entre de plus en plus dans son élément. La musique brésilienne, c’est lui, ses origines, son sang. On le sent complètement habité par ce qu’il fait.

– C’est bien les filles ! nous encourage-t-il. Allez ! C’est bon ça ! Ouais ! Bon, on fait une pause.

– Mon Dieu, gémit Ann en s’affalant par terre, il veut ma mort.

– Ouais, approuve Julie. Bon sang, j’imagine à chaque fois que ce sera moins dur mais ça ne l’est pas. Je ne suis peut-être pas faite pour ça.

– Mais non, la contredit Sophia. Et puis le principal, c’est qu’on soit toutes ensemble. On n’est pas là pour devenir des pros de la zumba, juste pour nous amuser.

– Tu dis ça, mais t’es vachement douée toi, t’as le rythme dans la peau, geint Julie.

– Elle a raison, interviens-je. Tu nous rends toutes jalouses.

– N’importe quoi ! Oh, et puis peut-être que vous avez raison, dit-elle orgueilleuse.

Ann lui envoie sa serviette dans le visage et on éclate toutes de rire.

– Allez ! interpelle Pedro. C’est reparti.

– Bon sang, jamais il n’arrête, se plaint Brooke.

– Je t’ai entendue, la reprend-il en souriant. Dernière ligne droite. Pas la moindre, je vous préviens. J’ai gardé le meilleur pour la fin !

DJ Reversive avec « Techno Cumbia » est lancé et Pedro nous montre l’enchaînement avec toujours autant de punch. Et dire qu’il fait ça plusieurs fois par semaine… Impressionnant. Pas étonnant qu’il ait le corps qu’il a !

– C’est super, girls ! s’écrie-t-il. Allez une petite dernière pour la route, la meilleure. Allez ! On se bouge en rythme ! On y va.

Avec « We no speak americano » de Yolanda Be Cool, difficile de ne pas remuer. C’est comme si la musique prenait possession de nos corps et que nous bougions sans rien pouvoir contrôler. J’adore ! Aux dernières notes de musique, tout le monde applaudit et se félicite.

– Super séance ! J’espère vous voir aussi nombreuses la semaine prochaine. Passez un bon week-end, à vendredi prochain ! nous dit Pedro.

On lui fait un petit signe de la main et on rejoint les vestiaires. Ça piaille là-dedans, on ne s’entend plus penser. C’est ça les séances réservées aux femmes. Enfin si ça se trouve, ce n’est pas mieux dans un vestiaire de mecs. On va toutes prendre une bonne douche. J’aime cet instant où après l’effort, l’eau vient réveiller ma peau. Un petit jet frais pour finir et me voilà requinquée.

Julie et Ann ont fini les premières. Je les rejoins et on attend pendant deux minutes encore Sophia et Brooke. Elyne arrive en bonne dernière. On se fait la bise et chacune repart vers son véhicule ou en direction du métro. En ce qui concerne Sophia et moi, besoin ni de l’un ni de l’autre. En cinq minutes à pied, on est à l’appartement. Sophia profite de ce temps pour me questionner.

– Ça a été ce matin avec Rim ?

– Euh… oui, oui.

Je ne la regarde même pas, mais je sais qu’elle doit me fixer avec de gros yeux. Elle attend sûrement que j’épilogue sur le sujet, mais je n’ai pas franchement envie.

– Pourquoi tu dis ça sur ce ton ? se renseigne-t-elle. Il s’est passé quelque chose ?

– Nan, rien, dis-je en secouant énergiquement la tête.

À vouloir y mettre trop de vigueur, elle se doute qu’il s’est effectivement passé quelque chose.

– Allez, Domi… roucoule-t-elle en me donnant un coup d’épaule. Tu sais que tu ne peux rien me cacher.

– Rien, franchement c’était rien.

– Donc il y a eu quelque chose.

– C’est rien. Juste… Il n’était pas encore rentré et je voulais me détendre un peu, alors j’ai pris un bain. Sauf que je n’avais pas fermé la porte à clé et, quand il est rentré de son jogging, il a voulu prendre une douche forcément. Bon, je te fais pas un dessin

– Putain ! Je n’y crois pas. Il t’a vue à poil ? se moque-t-elle.

– Quoi ? ! Non ! m’exclamé-je. J’étais dans l’eau quand il est entré. Il a rien vu du tout. Mon Dieu, mais t’es pas bien ! Putain ! J’aurais eu la honte.

– Oh eh ! Fais pas la prude quand même.

– Non mais tu me prends pour qui ? demandé-je faussement blessée.

Sophia me connaît assez pour savoir que je ne suis pas pudique, mais de là à me montrer nue devant quelqu’un que je ne connais pas, il ne faut pas pousser, enfin en dehors d’un lit, bien sûr.

– Mince, j’aurais bien aimé être là pour voir ça.

– Ben voyons, le contraire m’aurait étonnée !

– Tu sais mettre les mecs à l’aise, il n’y a pas à dire.

– Oh allez ! Arrête de te foutre de moi, tu veux. Ça aurait très bien pu être toi, je te signale, lancé-je alors qu’on pénètre dans notre immeuble.

– Ouais, mais non, fait-elle. Je ferme toujours la porte, même quand il n’y a que toi, alors… Si ça se trouve, tu avais envie qu’il te trouve à poil.

– Non mais t’es folle ! Tu déconnes ! Qu’est-ce que tu me fais là ?

– Je te cherche, on dirait.

– Ouais je vois ça, répliqué-je en sortant de l’ascenseur. Bon maintenant t’arrêtes avec tes conneries, on arrive.

– OK ! Motus et bouche cousue, dit-elle en faisant le mime de fermer un cadenas sur ses lèvres.

Il est presque dix heures du soir et on trouve Rim sur le canapé devant un match de basket.

– Salut. Votre zumba s’est bien passée ? demande-t-il en se relevant.

– Ouais, c’était super. Et toi ta journée ? demande Sophia en souriant de toutes ses dents.

Bordel ! Elle ne va pas me faire ça quand même ? Je la sens à deux doigts d’éclater de rire. Et vu la façon dont Rim alterne son regard entre elle et moi, je devine qu’il se doute que ce qui s’est passé ce matin n’est pas resté entre nous.

– Ça a été, dit-il de sa voix rauque en posant son regard sur moi.

Un frisson parcourt ma colonne pour remonter sur ma nuque. Pourquoi m’observe-t-il comme ça ? Je lui lance un petit sourire timide, balance ma veste sur le portemanteau et vais me servir un truc à boire.

Sophia est partie s’installer sur le canapé avec Rim et ils discutent de je ne sais pas trop quoi. Ils ont l’air bien parti, pour être amis ces deux-là. Je m’excuse et vais me coucher. Avec tant d’efforts, je ne mets pas longtemps à m’endormir. Mais comme souvent, mes nuits sont agitées, hantées par le même personnage qui revient sans cesse même s’il ne peut plus me faire de mal.

 

6 - Changement

« Tout est changement, non pour ne plus être mais pour devenir ce qui n’est pas encore. »

Épictète

 

Ce que j’aime avec les week-ends, ce sont les grasses matinées. Certes, je suis un peu en week-end tous les jours depuis un mois, mais tout de même. Les vrais week-ends, ce n’est pas pareil. Je ne suis plus la seule à rêvasser.

D’habitude, je peux bien rester au lit jusqu’à midi, mais ce matin je suis réveillée de bonne heure. Je n’ai pas passé une trop mauvaise nuit, c’est peut-être pour ça. En plus une bonne odeur de pain grillé vient chatouiller mes narines et mon ventre se manifeste par la même occasion.

Par automatisme, je passe une main dans mes cheveux, histoire de les arranger un peu. Je pousse les draps au pied du lit et vais ouvrir la fenêtre. Il fait encore frais aujourd’hui, le ciel est tout blanc, il va sûrement neiger à nouveau.

Quand j’ouvre la porte de la chambre, je vois que Sophia est déjà debout et qu’elle s’affaire à préparer la table pour le petit déjeuner.

– Salut, dis-je en m’avançant.

– Bonjour !

– C’est quoi, ce bordel ? demandé-je en jetant un œil surpris à tout ce qu’elle a sorti sur la table à manger.

Bon sang, il y en a pour un régiment. On dirait qu’elle a vidé les placards.

– T’essaies de mettre Rim à l’aise, me moqué-je.

– Ah non, ça tu t’en es occupée en te montrant à poil, réplique-t-elle piquante.

– Super marrant. Je croyais qu’on devait plus parler de cette histoire.

– Ah non moi, je n’ai jamais dit ça.

Je lui tire la langue tout en faisant un petit doigt d’honneur tout mimi.

– Non mais franchement, qu’est-ce qui t’arrive ?

– Rien, juste… J’ai envie que ça se passe bien, c’est tout. Je ne sais pas encore ce qu’il aime, alors… explique-t-elle.

– OK, fais-je en haussant les épaules.

Du coup, elle a sorti toutes mes céréales du placard.

– Parce qu’il va falloir que je partage ?

Je ne suis pas vraiment irritée mais un peu quand même.

– Dominica, me gronde-t-elle.

J’aime bien la mettre en rogne, c’est rigolo et personne ne fait ça aussi bien que moi. Je suis en train de lui tirer la langue quand Rim rentre. Visiblement le jogging le matin de bonne heure avant de déjeuner, c’est son rituel.

– Salut ! nous dit-il en refermant la porte.

– Salut, lui répond-on en chœur.

Il retire ses baskets et les laisse pour le moment près de la porte.

– Ça va ? lui demande Sophia alors qu’elle s’affaire à la machine à café.

– Ouais impec. Et vous ?

Il se dirige vers le frigo et en sort une bouteille de Gatorade, toujours bleue. Je l’observe alors qu’il me tourne le dos. Il porte un de ces tee-shirts de compression, spécial sportifs, si près du corps qu’il semble cousu sur lui. Il a des épaules assez impressionnantes, il faut l’avouer, et ses bras… Il doit sûrement pouvoir envoyer un mec au tapis rien qu’en le frôlant. Il porte un jogging noir, Panzeri, un de ceux avec la grosse écriture en verticale sur toute la longueur. Par contre, le reste, c’est toujours aussi désespérant. Je ne dis pas que j’ai un type d’hommes en particulier, mais les cheveux en vrac comme ça et surtout la barbe pas entretenue, non merci. Je serais toujours en train de me demander ce qui se trouve dedans, beurk.

– Je te fais un café ? lui demande Sophia.

– Ouais je te remercie. Je vais aller prendre une douche par contre, nous informe-t-il avant de nous laisser.

Je fixe Sophia bizarrement, elle s’en rend d’ailleurs compte parce qu’elle plisse les yeux et fait la moue l’air de dire « quoi ? ». Je me jette sur l’occasion, je m’approche du comptoir, me penche en avant et murmure :

– Tu essaies de l’amadouer ou de le séduire ?

– Non mais tu n’es pas bien ! Tu sais bien que ce n’est pas sur lui que j’ai des vues, me dit-elle faiblement.

Ah oui, c’est vrai ! Son secret de polichinelle. Je ne sais pas quand elle va se décider à foncer parce que je suis sûre que Hiro ne dirait pas non, sûrement pas vu les yeux de merlan frits qu’il lui lance constamment.

– Pourquoi tu en fais des tonnes comme ça alors ?

– Parce que… Parce que c’est comme ça, parce que je suis comme ça.

– OK, je n’insiste pas.

– Par contre, toi, j’ai vu comment tu le regardes.

– Hein ? ! m’exclamé-je choquée. T’es pas bien.

– Arrête, je t’ai vue faire à l’instant, dit-elle le regard perçant alors que le café coule.

– Je… C’est n’importe quoi. J’admirais juste sa plastique, réponds-je en haussant les épaules, car il est inutile d’essayer de nier avec Sophia. Mais c’est pas du tout mon genre.

– Parce que tu as un genre maintenant ? fait-elle en croisant les bras sur sa poitrine, sceptique.

– Non, mais les fermiers du Texas, c’est pas pour moi.

– Ouais c’est ça. À une autre, me titille-t-elle encore.

– T’es nulle. Regarde miss parfaite, tu as oublié le lait, remarqué-je en sortant la brique du frigo.

– Non je n’ai pas oublié, je t’ai laissé quelque chose à faire, nuance, dit-elle d’un air hautain qui ne lui va pas du tout.

On entend du bruit dans la salle de bains, quelque chose qui tombe, un « merde ! » qui lui échappe, une porte qui se referme. Puis il sort enfin. Comme la dernière fois, il a repoussé ses cheveux luisants en arrière. Il nous lance un sourire avant de s’avancer vers la table où je suis déjà installée. Il porte un jean tout bête, légèrement abîmé sur les cuisses et un tee-shirt à manches longues col tunisien.

J’aperçois une chaîne autour de son cou, mais ce qui y pend est enfoui sous le tee-shirt. Je laisse mes yeux courir deux secondes sur ses muscles bien dessinés et puis je jette mon dévolu sur la boîte de Rice Kripies.

– Bon sang ! On attend quelqu’un d’autre ? demande-t-il.

– Oh non, c’est juste Sophia qui dévore un bœuf tous les matins, m’empressé-je de dire avant qu’elle n’ait le temps d’ouvrir la bouche.

Je reçois un torchon en pleine figure et j’éclate de rire. Rim nous regarde amusé.

– Je ne savais pas ce que tu aimais prendre au petit déjeuner alors j’ai tout sorti, explique-t-elle. Le week-end, c’est un peu différent de la semaine.

– Il ne faut pas te donner autant de mal pour moi, tu sais.

– Ça ne me dérange pas, dit-elle en venant poser deux tasses fumantes sur la table.

– Eh bien merci, dit-il en s’asseyant en face de moi, tandis que Sophia prend place entre nous deux.

Je me remplis un plein bol de céréales et les recouvre de lait.

– Ça dérange si je mets les infos ? demandé-je.

– Non, répondent Sophia et Rim en même temps.

Je me lève pour aller prendre la télécommande et lance la NBC. Je viens me rasseoir, un pied sur ma chaise, tournée vers la télé, le bol dans les mains.

– C’est toi qui dévores toutes ces céréales ? me demande Rim.

– Ouais, j’aime bien avoir le choix, expliqué-je sans me retourner.

– Elle est comme les gamins, elle a des envies, se sent obligée de préciser Sophia.

Je me retiens de grogner. Décidément, ce matin elle est d’humeur bien joueuse.

– Alors tes premiers jours à New York ? se renseigne Sophia auprès de Rim.

– Très bien. Tout se passe bien.

Je ne les regarde pas, mais difficile de ne pas les entendre, même si j’essaie de me concentrer sur les infos pas déprimantes du tout.

– Ce soir, on doit tous se retrouver au Murphy’s pour regarder le match de football américain, dit Sophia.

Je me tourne brusquement vers elle : ce n’est pas vrai qu’elle va tenter d’incruster Rim ? ! Je n’y crois pas. Non mais c’est quoi ce bordel ? Elle se sent investie d’une mission ou quoi ? Comme si le mec n’était pas assez grand pour se gérer tout seul.

– Tu es le bienvenu si tu veux. Tu pourras rencontrer toute la bande comme ça. C’est une soirée mixte, plaisante-t-elle en souriant. Et en plus New York joue contre une équipe du Texas !

– Rim n’aime peut-être pas le foot, interviens-je. Et puis ce n’est pas parce qu’il est du Texas qu’il est pour le Texas.

– En fait, j’adore le foot, me contredit-il. Ça me plairait bien de venir. Et si, je soutiens le Texas, les Cowboys pour être précis, mais ce soir ce sont les Texans qui jouent contre les Giants.

Bon eh bien voilà qui me remet à ma place, comme on dit. Je vois que Sophia est prête à éclater de rire. Il n’en faut pas beaucoup plus pour que je m’énerve. Il faut que j’aille prendre mes pilules, sinon je vais être sur les nerfs toute la journée et ça ne présage rien de bon pour les copains. Je peux être exécrable quand je m’y mets.

– Eh bien c’est super ! dis-je, faussement enthousiaste en me relevant.

Je vais mettre mon bol et ma cuillère dans le lave-vaisselle et rejoins ma chambre pour récupérer mes cachetons. Je n’en ai presque plus. Ça veut dire qu’il va falloir que je retourne voir le docteur Terrence. Génial !

J’entends Sophia qui ricane de l’autre côté. Ils s’entendent vraiment comme larrons en foire et ça m’agace. Je ne sais même pas pourquoi. Je prends une profonde inspiration et retourne dans le salon. Je m’affale dans le canapé et me concentre sur les infos, essayant de ne pas les entendre. Je ne vais pas les aider pour ranger le bordel mis par Sophia, après tout, je n’ai quasiment rien mangé et j’ai déjà débarrassé mes crasses ! Sophia s’éclipse pour aller se préparer et elle ressort deux minutes plus tard toute pimpante.

– Domi ? Je vais chez le coiffeur, tu m’accompagnes ? me demande-t-elle.

Je me retourne et la fixe étonnée. Qu’est-ce qu’elle veut faire à ses cheveux ? Pourquoi est-ce qu’elle a besoin de moi ?

– Domi ? répète-t-elle devant mon silence.

– Pour quoi faire ?

– Pour me tenir compagnie. Passer un peu de temps ensemble.

– Ouais, réponds-je après une minute. À une condition.

– Laquelle ?

– Tu ne me parles pas de sujets qui fâchent.

– Ça marche.

Je retourne donc dans ma chambre m’habiller et la rejoins. On dit à plus à Rim et on prend la direction du coiffeur. Une petite boutique un peu plus bas sur Park Avenue. Un truc un peu chic.

– Bonjour ! dit, en nous accueillant, une fille aux cheveux rouges, très souriante.

– Bonjour.

– Je vous débarrasse, dit-elle en tendant les mains vers nous.

– Qu’est-ce que tu veux faire exactement ? demandé-je à Sophia en retirant ma veste.

– Refaire quelques mèches et raccourcir le carré, me dit-elle alors que la fille met nos vestes sur cintre.

– Hum… Donc en gros tu m’as fait venir pour te regarder te faire couper deux millimètres et demi !

– Arrête d’être chiante, dit-elle sans pitié. Tu me semblais de bonne humeur quand tu t’es levée.

Je la suis alors que la fille aux cheveux rouges l’installe sur un fauteuil devant une immense glace. Visiblement Sophia a ses habitudes dans le salon. La fille ne lui demande rien et part préparer le produit pour les mèches.

– J’étais de bonne humeur, réponds-je en m’affalant dans le fauteuil à côté d’elle.

– Et qu’est-ce qui a changé ?

– Toi. Pourquoi tu t’évertues à vouloir incruster Rim partout ? C’est pas suffisant qu’il habite déjà avec nous ? Tu ne lui dois rien, affirmé-je en regardant la rue à travers la vitre.

– Peut-être mais ce n’est pas une raison. Il n’y a rien de mal à vouloir qu’il soit à l’aise et moins seul. Je ne vois pas pourquoi tu t’entêtes à faire la tronche tout le temps. Tu ne le connais même pas.

– J’ai pas envie de le connaître, j’ai suffisamment d’amis.

– Qu’est-ce que tu peux être désagréable par moments. Je sais que tu vis des choses difficiles ces derniers temps, mais quand même, marmonne-t-elle, visiblement dépitée.

La fille aux cheveux rouges arrive en poussant un petit chariot sur lequel est disposé tout le matériel dont elle a besoin. Je la regarde faire et n’ajoute rien à ce que vient de dire Sophia. Je fixe les cheveux rouges de la fille. Ça me donne envie. Je fais tourner le fauteuil et m’observe dans le miroir. J’ai les cheveux longs, quasiment noirs, assez épais et c’est vrai que depuis quelque temps j’en ai marre de la tronche que j’ai.

Je prends mes cheveux et les remonte jusqu’à ma nuque. Ouais, ça pourrait être pas mal.

– Vous auriez une place pour moi ? demandé-je à la coiffeuse.

– Laissez-moi aller voir si une de mes collègues peut s’occuper de vous, me répond-elle en reposant son pinceau.

– Tu veux te faire couper les cheveux ? demande Sophia.

– Ouais, affirmé-je. Tant qu’on est dans les changements, autant continuer.

– Tu es sûre ?

– Oui, sûre. Je suis désolée, ajouté-je après un petit silence.

– De quoi ?

– D’être chiante, désagréable, tout ça. Je suis désolée.

– Je sais, je sais, dit-elle en me prenant la main. Je ne t’en veux pas. Tu es comme ça.

– Ma collègue arrive, m’informe la coiffeuse.

– Super ! souris-je.

– On dit toujours qu’il suffit d’une bonne séance chez le coiffeur pour retrouver sa bonne humeur, dit Sophia.

– Ouais en espérant qu’on ne ressorte pas avec quelque chose de raté, répliqué-je.

– Quel rabat-joie ! rigole mon amie.

La collègue, une petite blonde avec une mèche bleue devant arrive vers moi et me demande ce que j’aimerais. Je lui explique en gros ce que j’imagine : un carré plongeant, le crâne rasé sur un côté, juste au-dessus de l’oreille et une mèche rouge sur le devant. Sophia me lance un regard interdit.

– Tu plaisantes ? me fait-elle.

– Non, pas du tout.

– Tu es sûre, pour trouver un boulot et tout ? demande-t-elle sceptique.

– L’avantage de ne raser que sur un côté et de garder un peu de longueur est que vous pouvez changer la raie de côté et cacher la partie rasée, commente la coiffeuse. Ça passe totalement inaperçu.

– Tu vois ! C’est fait pour moi. On y va. Et puis même si ça va pas, les cheveux ça repousse, non ? insisté-je.

– Ouais t’as raison.

La coiffeuse commence par réaliser la mèche rouge. J’ai préféré quelque chose de pas trop imposant. Après la pause, je passe au bac, lavage et ensuite la coupe. Pendant toute la manip, je ne perds pas des yeux la coiffeuse, je regarde les mèches de cheveux tomber en volant. Plus les coups de ciseaux passent et plus j’ai hâte de voir le résultat.

Je retiens presque mon souffle vers la fin quand elle finit le brushing. Elle prend le miroir et me montre l’arrière en bougeant de droite à gauche.

– J’adore ! m’exclamé-je.

– Ouais, c’est pas mal, commente Sophia.

J’éclate de rire. Sa coiffeuse est juste en train de finir de lui sécher les cheveux.

– Tu n’es pas mal non plus. Tu te fais belle pour Hiro, hein ? murmuré-je en lui prenant la main.

– Peut-être, dit-elle avec un clin d’oeil.

Quand on sort du salon, on a toutes les deux le sourire aux lèvres. Je la prends dans mes bras.

– Merci, lui murmuré-je à l’oreille.

– De quoi ? s’étonne-t-elle.

– D’être toujours là pour moi et de m’avoir traînée là ce matin.

– De rien, ma belle. Une meilleure amie ça sert à ça, non ?

– Oui. Mais moi, je n’ai pas l’impression d’être une bonne meilleure amie.

– Je ne te reproche rien, Domi. Tu n’as pas une vie facile en ce moment. Ça ira mieux, me promet-elle.

Elle peut bien me le dire, je sais qu’elle ne peut pas me faire une promesse pareille. Mais pour elle, je veux bien faire semblant d’y croire.

***

Quand on arrive à l’appartement à une heure passée, on découvre Rim dans la cuisine. Il a mis la table et il est en train de préparer à manger. Il nous jette un œil, remarque bien qu’on a changé de tête, enfin surtout moi, mais ne dit rien.

– Bon sang ! m’exclamé-je. Parce que tu fais la cuisine ?

– Bien sûr, dit-il comme si c’était une évidence. Ma mère m’a appris. Quand tu vis tout seul, il faut bien t’y mettre si tu ne veux pas manger des conserves tout le temps.

– C’est pour ça que tu as accepté qu’il vienne vivre ici, hein ? taquiné-je Sophia en lui donnant un coup de coude.

– Bien sûr que non, je n’en savais rien, dit-elle en prenant place à table.

Je l’imite et reprends la même place que ce matin. Rim arrive les mains chargées d’une casserole et d’une poêle. Au menu, spaghettis à la bolognaise. Il pose le tout sur les dessous-de-plat et repart vers le frigo pour prendre du fromage râpé. Il attrape une bouteille d’eau au passage et vient se joindre à nous.

– J’espère que vous aimez ça, nous dit-il en prenant l’assiette de Sophia.

– Oui, on adore, répond-elle pour nous deux en récupérant son assiette. Merci.

Rim tend le bras pour prendre la mienne et me sert.

– Merci.

Je prends le fromage et en parsème sur les pâtes. Sophia m’imite et commence à manger alors que Rim attaque son assiette sans ajouter de fromage.

– Bon sang ! s’exclame Sophia. C’est super bon. Il y a des herbes, quelque chose dans la sauce.

– Oui, j’ai mis de l’origan, explique-t-il.

– Eh bien, c’est super bon. Cent fois meilleur que quand c’est Domi qui fait à bouffer, ne peut-elle s’empêcher de dire.

– Eh bien merci !

C’est sûr que je ne suis pas douée, mais quand même.

– Quoi ? Franchement t’es une catastrophe en cuisine.

– Exagère pas quand même.

– Tu plaisantes ? Tu te rappelles la fois où tu t’es trompée et où tu avais mis du sucre à la place du sel dans l’eau des pâtes ? ! Bon sang, c’était vraiment dégueulasse, ajoute-t-elle après une nouvelle fourchette.

J’éclate de rire, bientôt suivie par Sophia et Rim.

– Tu as fait ça ? demande-t-il.

– Ouais, ça et d’autres choses, avoué-je sans honte. Je suis nulle, c’est vrai. Mais maintenant que tu es là, j’ai plus besoin de m’y coller. Faut bien que tu serves à quelque chose.

– Domi ! s’exclame Sophia.

– Quoi ? Je plaisante. Enfin presque, murmuré-je avant d’avaler une bouchée.

Le sourire de Rim est toujours là, c’est qu’il ne doit pas le prendre mal.

– Au fait, dit-il après avoir fini son assiette. Très jolis, vos cheveux.

Je ne peux m’empêcher de rire une nouvelle fois.

– Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ?

– Rien. Rien. D’habitude les mecs s’en foutent des trucs comme ça, ils ne remarquent pas ce genre de changement.

– Oui peut-être, mais enfin là il faudrait être aveugle, dit-il en me fixant du regard.

Bon sang, quel regard. On parle souvent de l’effet qu’ont les yeux bleus, c’est vrai qu’ils sont beaux. Ceux de mon frère, par exemple. Mais là, les siens sont tout aussi attirants, cette couleur miel qui illumine son visage assombri par sa barbe de la jungle et ses cheveux en désordre. Je déglutis soudain nerveuse et détourne le regard sans rien ajouter.

Ce n’est pas la première fois qu’il me coupe l’herbe sous le pied, comme si ma repartie en prenait un coup quand il me fixe comme ça. Ça ne va pas du tout. Je jette un œil à Sophia qui me sourit. Ouais bien sûr. Cette fille peut lire en moi comme personne.

Je ne sais pas pourquoi je me mets à penser à Tommy à cet instant précis.

Peut-être parce que je me dis qu’il rate un super moment.

Peut-être parce que ça commence à faire un moment que je ne l’ai pas vu.

Peut-être parce qu’il me manque, parce que j’aimerais qu’il soit là avec nous.

Je réprime une larme qui commence à pointer en détournant le regard vers la fenêtre à ma gauche.

7 - Travail

« Choisissez un travail que vous aimez et vous n’aurez pas à travailler un seul jour de votre vie. »

Confucius, Sentences

 

Comme je le pensais, Rim a accepté l’invitation de Sophia et nous voilà donc tous les trois en direction du Murphy’s.

C’est un bar très en vogue depuis des années, tenu par les Murphy de père en fils depuis au moins quatre générations, je crois. La famille Murphy a toujours habité Harlem et a voulu apporter un peu de chaleur au quartier. C’est comme ça qu’ils se sont lancés là-dedans.

Au fil des descendances, le bar a changé de couleurs, de thèmes, mais son âme est toujours restée la même comme peuvent l’attester les nombreuses photos qui habillent les murs du sas à l’entrée en passant par le couloir pour rejoindre les toilettes.

On se sent bien ici, c’est peut-être pourquoi toute la bande s’y retrouve très souvent.

On repère tout de suite la troupe qui est déjà installée au fond de la salle, au plus près de la télé gigantesque, allumée sur la chaîne où est transmis le match en direct.

– Les voilà ! s’exclame Cameron en se levant.

Travis se met à siffler alors qu’on avance vers eux.

– Eh bien ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ? commente-t-il en découvrant ma nouvelle coupe.

– J’avais besoin de changement, réponds-je en souriant.

Je m’avance pour embrasser tout le monde tandis que Sophia fait les présentations.

– Les amis, voici Rim, notre nouveau coloc. Rim, je te présente Hiro, Joanna, Cameron, Julie, qui est avec Chase, Elyne, Brooke, Ann qui est avec Avery et enfin, le meilleur pour la fin, Travis.

– Tu l’as dit, réplique-t-il ravi de cette introduction en se levant pour saluer Rim.

Celui-ci serre les mains tendues et embrasse les filles au fur et à mesure des présentations, répond aux saluts et bonjours lancés par les copains-copines. Contrairement à ce que j’aurais pensé, il semble assez à l’aise.

– Je suis ravi de faire votre connaissance, répond Rim alors qu’on se décale pour lui faire une place au même moment où on m’en fait une de l’autre côté, si bien que je me retrouve à côté de lui et de Brooke. Super.

– Ce n’est pas trop dur la cohabitation avec ces deux-là ? demande Chase.

– Dis donc ! s’exclame Sophia en lui donnant une tape sur le bras.

– Non, ça va, répond Rim en riant. J’ai connu mille fois pire.

– Mais ça ne fait que quelques jours, renchérit Chase, on en reparle dans quelque temps.

Tout le monde éclate de rire. Ça promet ! Une première tournée a été commandée et bien entamée. Je pique une gorgée dans la bouteille de Brooke et une frite dans l’assiette posée au centre de la table. Même si c’est un bar, lors de soirées spéciales, comme pour les matchs ou les scènes ouvertes, Lincoln propose des plats très simples pour se restaurer, tels assiettes de frites, nachos, ou hamburgers maison.

– J’ai appris pour Harmon, me lance Avery de l’autre côté de la table. Je suis désolé.

– C’est rien, souris-je en regardant Ann.

Je devais bien me douter que cela ne resterait pas secret longtemps, surtout au sein d’un couple, je ne lui en veux pas.

– Qui est Harmon ? me demande Rim, bière à la main.

– Mon ancien boss, réponds-je.

– Ancien ? s’étonne-t-il.

– Ouais il m’a virée, dis-je avant de boire une gorgée, histoire de mettre un terme aux questions.

– Qu’est-ce qui s’est passé ? me questionne-t-il quand même.

– J’ai pas envie d’en parler, Rim, soufflé-je.

– D’accord, dit-il avant de reporter son attention vers la télé.

– Alors dis-nous tout. Tu viens d’où ? demande Elyne à Rim.

– Eh ! s’exclame Sophia en prenant la parole pour lui. On a un Texan à table !

– En fait, si tu réfléchis bien, il y en a deux, lui fais-je remarquer.

– Ouais mais moi je ne compte pas, depuis le temps que je vis ici, je suis devenue New-Yorkaise.

– Non, on reste toujours un Texan, commente Rim.

– Bon peut-être un peu. Alors ça fait deux Texans ! rit-elle. Du coup pas de mauvaises blagues par rapport au match, on ne veut pas être blessés.

– Je ne soutiens pas les Texans, mais les Cowboys, rappelle-t-il. Alors ils peuvent y aller !

– Oh magnifique ! intervient Travis. Parce que les Texans sont nuls à chier. Les Giants vont tout tuer ! hurle-t-il en faisant un high five avec Avery.

– Vous êtes fous ! plaisante Ann.

– À fond les Giants ! surenchérit Cameron qui est installé à côté de Rim.

– Ouais ! on s’exclame tous en levant nos verres.

Pendant le début du match, il y a un court, très court moment de flottement dans l’air, un gros silence. Puis dès les premières secondes de match, les mecs se mettent à hurler comme des putois et on ne s’entend plus penser. Délicatement, on oblige les mecs à se mettre tous ensemble et on se rassemble avec les filles, histoire de parler de choses beaucoup plus intéressantes. Julie est en train de nous raconter un truc qui est arrivé aux urgences. Un homme s’est pointé avec les couilles cadenassées par sa femme.

– Visiblement elle aurait découvert qu’il l’avait trompée et elle se serait vengée de cette façon, nous explique-t-elle. Quand il s’est amené, elles étaient toutes bleues. On a dû s’y mettre à cinq infirmières pour le tenir en place, prendre les tenailles et le débarrasser de ces trucs.

– Bordel ! s’exclame Sophia. Hallucinant.

– C’est à retenir, dis-je, sérieuse. On ne sait jamais. On n’est jamais trop inventif pour la vengeance.

– Ouais, t’as raison ! Je peux toujours menacer Avery avec ça, histoire de lui couper l’envie d’envisager la chose, dit Ann.

– Non, je pense que tu n’as rien à craindre, sourit Brooke. Pour Avery, il n’y a que toi.

– C’est gentil.

J’abandonne la conversation quand je vois Lincoln revenir de la réserve. Je n’ai pas perdu de vue mon objectif.

– Je vais commander la prochaine tournée, m’excusé-je auprès des filles. Je reviens.

Au moment où je me lève, je capte le regard d’un beau jeune homme, installé plus loin avec un groupe d’amis. Je le fixe un instant et lâche un sourire. Je ne suis pas vraiment venue pour ça, mais je ne suis pas contre finir la soirée avec un bel inconnu.

– Salut Linc’, fais-je en m’asseyant au bar.

– Salut Domi. Ça va ?

– Ouais.

– Dis donc, sympa les cheveux.

Visiblement j’avais tort en disant que les mecs ne remarquent jamais ce genre de choses. Bon, c’est vrai qu’il faut dire que mon changement ne passe pas vraiment inaperçu.

– Ouais, j’avais envie de tester quelque chose de nouveau.

– Ça te va bien.

– Merci. Tu prépares une autre tournée pour la table ? fais-je en l’indiquant d’un signe de tête derrière moi.

– Ouais pas de souci. Meghan t’apporte ça.

– Dis… euh, tu aurais une minute à m’accorder ? demandé-je, soudain un peu mal à l’aise.

– Ouais bien sûr. Je vais aller m’en griller une. Tu m’accompagnes ?

– OK.

– Meghan ? Tu t’occupes de la table, je prends une petite pause.

– Ouais, pas de souci, répond-elle en passant de l’autre côté du bar.

Je suis Lincoln dans le couloir qui mène à la réserve, à la cuisine, au bureau et aux vestiaires. Il ouvre la porte qui donne sur l’arrière du bar et me laisse sortir en premier. La porte se referme lourdement et je le regarde tirer une clope du paquet et l’allumer. La flamme tremble avec le vent, puis revient sous la cigarette et le bout rougit alors qu’il tire pour l’allumer.

– De quoi tu voulais me parler ? demande-t-il après avoir rangé le paquet dans la poche arrière de son jean.

– Euh… marmonné-je en regardant mes pieds. Je… je ne sais pas si tu es au courant, mais j’ai été virée de chez Harmon & Fox.

– Comment ça se fait ?

– Eh bien… C’est à cause de mon absence après… suis-je obligée de m’interrompre, la gorge nouée. C’est tombé au mauvais moment.

– Mais c’est dégueulasse ! s’indigne-t-il.

– Je sais, c’est comme ça.

Je secoue la tête alors qu’il me tend sa clope pour une bouffée.

– Je… je me demandais si… si je pouvais revenir travailler ici, pendant un petit temps, histoire de me retrouver.

– Domi… fait-il en se redressant du mur sur lequel il s’était appuyé, je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée.

– Je t’en prie. Je sais ce qu’il s’est passé la dernière fois…

– Tu peux donc comprendre pourquoi je suis réticent, me coupe-t-il.

– Je sais que j’ai merdé, même si tout n’était pas entièrement de ma faute, précisé-je, histoire de me défendre un peu quand même.

– Je sais et je n’ai jamais dit que tu étais responsable de tout le merdier qui a suivi. Tommy l’était tout autant. L’autre connard encore plus.

– Ouais, Tommy m’a défendue, me souviens-je. Je me suis excusée pour cette histoire. Je m’en suis voulu aussi, Tommy pareil. Je m’en veux toujours un peu, même si ça remonte maintenant. Mais je… malgré ça, tu étais quand même content de mon travail, non ?

– Oui.

– Et je m’entends bien avec les filles, avec toi. Je ne te demande pas de m’embaucher à vie, mais… Sophia me tanne pour que je trouve quelque chose et je commence à tourner en rond.

– Pourquoi tu n’essaies pas de trouver un job dans un autre cabinet ?

– Parce que Harmon s’arrangera sûrement pour que ça n’arrive pas, mens-je.

– Il n’a pas le droit de faire ça, non ?

– Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Il n’avait sûrement pas le droit de me virer pour ça non plus, pourtant il l’a fait.

– Est-ce que je peux te faire confiance ? me demande-t-il en écrasant sa cigarette par terre avant de se pencher pour ramasser le mégot.

– Oui, affirmé-je. Je te promets que ça ne sera pas comme la dernière fois, juste pour quelque temps. Je me sens bien ici, avec toi, avec les filles.

– OK, ça marche.

– Merci, c’est super ! m’écrié-je en lui sautant au cou.

Il me rend mon étreinte et éclate de rire.

– Les mardis, mercredis, jeudis toutes les semaines et les vendredis, samedis une semaine sur deux. Meghan voulait lever un peu le pied, ce sera l’occasion d’alléger son emploi du temps.

– C’est génial ! Je suis trop contente. Merci, m’exclamé-je en souriant avant de le prendre dans mes bras.

– Ne me fais pas regretter, dit-il sérieux.

– Non promis. Je serai sage.

On rentre, alors que quelques flocons font leur apparition. L’ambiance dans le bar est toujours aussi folle. Les mecs sont surexcités, évidemment les Giants mènent avec une bonne longueur d’avance. Je m’éclipse vite fait aux toilettes. Je souris comme une idiote, j’ai obtenu ce que je voulais. Maintenant, il ne reste plus qu’à annoncer la nouvelle à Sophia et espérer qu’elle ne le prenne pas trop mal.

En sortant je tombe nez à nez avec le beau mec de tout à l’heure. Je tente de passer par la droite, mais au même moment il va à gauche et on se rentre dedans. On se met à rire et instinctivement on repart de l’autre côté et l’effet est le même.

– On dirait qu’on s’attire.

– Ouais, on dirait. Désolée.

– Ne t’excuse pas. Ce n’est pas pour me déplaire, dit-il en mode séducteur.

Décidément, la soirée continue sur un bon augure. J’aime. Je me retrouve donc à sourire comme une débile. Le mec est beau, un peu plus grand que moi, brun, cheveux courts, les yeux clairs mais, avec le faible éclairage du couloir, impossible de voir de quelle couleur ils sont. Il porte un piercing à l’oreille et un autre à l’arcade. Un tatouage sort du col de son tee-shirt, intrigant. Tee-shirt blanc qui laisse entrevoir par transparence le motif, sans doute tribal. Jean noir, Caterpillar noires aux pieds. Tout est validé !

– Ça te plaît ? demande-t-il en me sortant de ma contemplation.

– Quoi ?

– Ce que tu vois, souffle-t-il dans un murmure.

Oh putain ! Le mec ne doute de rien. Cette confiance en lui. Plutôt déroutante pour certains, ou attirante pour d’autres.

– Oui, murmuré-je d’une voix rauque.

– Moi aussi, fait-il en portant une main à mon visage pour glisser la mèche rouge derrière mon oreille avant de caresser ma lèvre inférieure avec son pouce.

Bordel ! En plus il est doué pour les compliments. Comment ne pas craquer ? Je déglutis en pensant à comment la soirée pourrait finir.

– Je m’appelle James, se présente-t-il en me tendant la main.

– Domi, réponds-je en la saisissant.

Elle est chaude et douce.

– Domi est le diminutif de… ? cherche-t-il à savoir.

– Juste Domi, assuré-je en lâchant sa main.

– Très bien. Domi, commence-t-il en faisant traîner le dernier son, tu m’attends avant de partir ?

– Oui, d’accord.

Je m’attends à ce qu’il me donne un aperçu, mais il se contente de sourire, de caresser à nouveau mes lèvres et il se décale pour rejoindre les toilettes pour hommes. Je prends une profonde inspiration et rejoins le groupe toujours aussi bruyant.

– Pourquoi tu es toute rouge comme ça ? me demande Ann alors que je m’installe sur la banquette.

– Pour rien, j’ai chaud c’est tout.

– Ouais, à d’autres, réplique-t-elle alors que mon regard accroche celui de Rim installé à l’autre bout entre Cameron et Avery.

Pourquoi est-ce qu’il me regarde comme ça ? Il me regarde toujours bizarrement, comme s’il était à l’affût de quelque chose. Est-ce que j’ai un truc qui cloche ? Probablement que non, sinon James ne se serait pas montré intéressé. Je secoue la tête chassant cette idée et attrape une bière.

– Qui gagne ? me renseigné-je comme si j’ignorais la réponse.

– À ton avis ? hurle Travis. Les Giants, qui d’autre ?

– Ouais, hurlent-ils tous en levant leur bière en l’air.

Et on éclate toutes de rire en faisant de même.

Je ne sais pas quelle heure il est quand on se décide à partir. Je lance un regard à James qui est toujours là avec ses amis, sur le point de quitter le bar également. Il me fait un petit hochement de tête, histoire de me confirmer de l’attendre.

On s’embrasse tous et on salue Lincoln qui s’affaire derrière le bar. Tout le monde se dirige vers les portes, tandis que je reste un peu en retrait alors que James s’avance vers moi. Je lui souris et il fait de même.

– Tu viens ? me fait Sophia qui s’est arrêtée devant les portes battantes.

– Non, je vais rester un peu encore, réponds-je en fixant James du regard.

– T’es sûre ?

– Certaine.

J’ignore le regard noir de Rim qui tient les portes à Sophia et prends la main de James pour le suivre à une table isolée.

***

Quand on arrive devant la porte de son appartement, on est en train de s’embrasser goulûment. Il a les mains sous mon tee-shirt, à même ma peau et j’ai les miennes dans ses cheveux. Il a le goût de bière et de menthe. Ses cheveux sont doux, il sent bon. Il s’écarte de moi le temps d’ouvrir sa porte et aussitôt refermée derrière nous, on se saute à nouveau dessus.

Au bar, on a discuté de tout et de rien, il était assez intéressant, mais maintenant qu’il s’occupe de moi, il l’est encore plus. On se déshabille rapidement, éparpillant nos fringues un peu partout sur le trajet jusque dans la chambre. Je ne fais pas vraiment attention à l’appartement, mais il semble assez propre et rangé. La chambre est plongée dans le noir, ce qui me va parfaitement.

Quand il me pousse sur le lit, je ne porte plus que ma petite culotte et lui son boxer. Il le retire d’un coup sec et s’occupe de retirer mon sous-vêtement en dentelle. Je retiens mon souffle alors qu’il se penche sur moi. Il est parfait. Parfait pour cette nuit. Parfait pour oublier.

Il m’embrasse toujours alors qu’une de ses mains s’aventure plus bas. Pas timide, je lui rends la pareille et attrape son érection. Il est plutôt doué avec ses doigts et je perds rapidement pied. Quand je l’entends déchirer une capote, je n’en peux plus. J’ai besoin de le sentir en moi. Et je n’ai pas à attendre trop longtemps, il attrape à nouveau mes lèvres tout en guidant son sexe vers le mien. Je plante mes talons dans ses fesses pour l’inciter à aller plus loin. Quand il commence ses va-et-vient, je quitte terre. Il se débrouille bien, très bien même. Mieux que mon dernier coup en tout cas.

Quand l’orgasme pointe le bout de son nez, j’enfonce la tête dans l’oreiller et me mets à crier comme une folle. Il grogne aussi mais avec moins de décibels. Quand son moment à lui arrive, il accélère la cadence, grognant et grimaçant de plus belle, faisant revenir le plaisir à moi. À la fin, il se penche vers moi, m’embrasse tendrement avant de se retirer. Je commence déjà à m’endormir quand je le sens revenir s’allonger à mes côtés.

***

Le lendemain matin, un petit rayon de soleil vient me réveiller, chauffant ma joue. Je m’étire comme un chat avant d’ouvrir les yeux. Hier soir, je n’ai pas bu au point de ne pas me souvenir de la soirée.

Je sais donc que je ne suis pas chez moi, mais chez James.

Je sais que j’ai passé un super moment, que j’ai pris mon pied, qu’il a pris son pied aussi.

Je sais que James est super mignon, chose que je confirme en me tournant vers son corps dénudé encore endormi à côté de moi.

Je sais que toutes les filles rêveraient d’attraper un mec comme lui dans leurs filets, qu’elles aimeraient rester auprès de lui, espérer vivre une histoire avec lui.

Je sais que je fais peut-être bien partie de ces filles. Mais je sais aussi qui je suis et je sais qu’aucun homme ne voudrait de ça avec moi. Alors je repousse le drap doucement et m’assois sur le bord du lit. Sans un bruit je me lève, lui lance un dernier regard. Il est allongé sur le ventre. Je distingue les muscles fins de son dos, les deux petits creux en bas de sa colonne, le haut de ses fesses, le muscle rebondi de son bras replié sous l’oreille.

Je ramasse ma petite culotte et refais le trajet inverse où hier on a semé nos vêtements. Arrivée à l’entrée, je récupère mes chaussures, ma veste et je sors en veillant à ne pas faire claquer la porte.

***

Quand j’arrive à l’appartement, Sophia est installée sur un tabouret de bar, en train de siroter son café.

– Salut, lancé-je en refermant la porte.

– Salut, sourit-elle en posant la tasse sur le comptoir métallique. Ça va ?

– Très bien, réponds-je en accrochant ma veste au portemanteau.

– Mais encore ? roucoule-t-elle en m’invitant à m’asseoir à ses côtés.

– Que veux-tu entendre ?

– Tout ! Il était plutôt pas mal, dis donc !

– Ouais, sous tous les angles même, précisé-je un petit sourire aux lèvres.

– Tu m’étonnes. Tu as passé un bon moment ?

– Excellent.

– Tu vas le revoir ? se renseigne-t-elle.

– Non.

– Pourquoi pas ?

– Parce que, tu sais bien… Je suis partie sans le réveiller, je n’ai pas son numéro, il n’a pas le mien.

– Pourquoi tu fais ça, Domi ?

– Sophia, s’il te plaît. J’ai pas envie de parler de ça. J’ai passé un bon moment avec lui, c’est tout.

– Très bien, comme tu veux. Mon avis : t’es trop nulle, mais bon.

– Ouais, je suis au courant. Merci. Faut que je prenne une douche, dis-je en descendant du tabouret.

– Rim y est en ce moment.

– Oh OK.

– Il s’est inquiété pour toi hier, annonce-t-elle.

Je m’arrête sur le chemin de ma chambre, me retourne et fronce les sourcils.

– Et pourquoi ça ?

– Je ne sais pas, te voir rester toute seule avec un mec que tu venais juste de rencontrer, j’imagine.

– Et pourquoi ça lui ferait quelque chose d’abord ? On se connaît à peine.

– Peut-être parce que c’est un mec bien, me dit-elle sévèrement.

– Je suis une grande fille, je sais me défendre toute seule.

– Tu n’es pas obligée de prendre la mouche, j’ai dit ça comme ça.

– Ouais, bref. J’ai pas besoin qu’il joue les grands frères.

– Je sais, Domi, mais tu ne peux pas nous reprocher de nous faire du souci pour toi.

– Toi peut-être, mais lui ? Pourquoi ? Je ne le connais pas.

– Je sais bien. Mais je suis sûre qu’il ne demande que ça.

– Ouais eh bien, ça se fera au fur et à mesure, déclaré-je au moment où il sort de la salle de bains.

J’en profite pour aller dans ma chambre prendre des affaires de change. Non mais c’est quoi cette conversation qu’on vient d’avoir ? Le mec est là depuis quatre jours et il se permet déjà de s’inquiéter ? C’est absurde. J’hallucine. Je ressors, toujours un peu énervée. Rim est dans la cuisine, il discute avec Sophia. Il lève les yeux sur moi et ce que je lis dans son regard me perturbe un peu. Je déteste les choses que je ne comprends pas ou que je ne maîtrise pas.

– Bonjour, me fait-il de sa voix rauque.

– Salut.

Je le regarde à peine et rejoins la salle de bains, il ne faut pas que je le laisse m’atteindre. Il ne faut pas.

L’eau me fait un bien fou, aujourd’hui je me contente d’une petite douche, mais le résultat est tout aussi déstressant. Quand je ressors, Sophia est toute seule sur le canapé.

– Où est passé Cro-Magnon ? demandé-je en prenant place à côté d’elle.

– C’est Rim que tu appelles comme ça ?

– Ouais.

– Ce n’est pas sympa.

– C’est pas très méchant non plus. Et puis tu dois bien admettre qu’il a un peu la coupe d’un homme des cavernes et sa barbe… T’as vu sa barbe ? continué-je de plus belle.

– Ouais, bon peut-être un peu, admet-elle en reposant son magazine sur la table basse.

J’éclate de rire. Sophia peine à dire du mal des autres, je sais donc l’effort qu’elle fait pour être d’accord avec moi.

– Tu aimerais que Hiro soit coiffé comme ça ? demandé-je en continuant sur ma lancée.

– Non effectivement. Mais bon, ce n’est pas une raison pour être méchante avec lui.

– Je suis pas vraiment méchante. Et puis je suis sûre qu’il rigolerait. Il a plutôt un bon sens de l’humour.

– Ah tu vois ! Tu viens de lui trouver une qualité. Je suis sûre qu’il en a plein d’autres.

– Ouais bon, t’emballe pas quand même.

– Domi…

– Ouais ?

– Je t’ai vue aller discuter avec Lincoln hier.

– Euh, ouais.

Elle s’enfonce dans le canapé et me regarde inquiète. Je suppose qu’elle se doute du sujet de la conversation, mais elle attend que je lui parle.

– Promets-moi de ne pas te mettre en colère.

– Domi…

– Je lui ai demandé si je pouvais revenir bosser au bar.

– Dominica ! s’exclame-t-elle.

– Je savais que tu réagirais comme ça, c’est pour ça que je t’ai rien dit avant.

– Je croyais que tu allais chercher du boulot, mais du boulot comme le cabinet d’architectes.

– Non, refusé-je catégorique, en me relevant. J’ai pas envie de retourner dans un truc comme ça.

– Pourquoi ça ?

– Parce que… parce que je ne supporterais pas un nouvel échec, me confié-je. Je me sentais bien chez Harmon & Fox mais… avec ce qui s’est passé, je sais pas… Ça me donne le sentiment que je n’étais pas à ma place. Si je l’avais vraiment été, je n’aurais pas été virée comme ça.

– Tu racontes des conneries. Daniel t’a proposé une lettre de recommandation. Si tu n’avais pas ta place dans ce milieu, il ne l’aurait pas fait.

– Peut-être. Mais je ne me sens pas prête. Je suis désolée de te décevoir.

– Tu ne me déçois pas, dit-elle en me rejoignant près de la fenêtre. C’est juste que… Je suppose que tout comme moi, tu n’as pas oublié comment ça s’est fini il y a quatre ans.

– Non, bien sûr que non.

– Donc tu peux comprendre mes réserves. Et Lincoln a dit oui comme ça ?

– Non, j’ai dû le convaincre. Je sais ce qui s’est passé la dernière fois et, même si je ne suis pas entièrement responsable, je ne referai pas les mêmes erreurs. Ce n’est que pour quelque temps, histoire que j’y voie plus clair. Je ne supporte plus d’être ici à ne rien faire et je n’ai pas envie de devenir un fardeau, donc…

– Promets-moi que s’il se passe quelque chose, si tu sens que ça ne va pas, tu viendras me voir ou bien le docteur Terrence.

– Oui, je le ferai.

Elle me prend dans ses bras, je lui rends son câlin et me jure de tenir ma promesse.

8 - Menace

« Une injustice commise quelque part est une menace pour la justice dans le monde entier. »

Martin Luther King

 

Ça va faire deux semaines que j’ai donc commencé à bosser au bar et presque trois que Rim habite avec nous. Et tout se passe bien, dans l’ensemble.

Au bar, ça roule. Ça m’a fait plaisir de retrouver les filles, elles semblaient contentes de me revoir, même si j’ai lu une petite réticence dans leur regard, je les ai rassurées en leur disant que tout irait bien, que ça ne se passerait pas comme la dernière fois. Lincoln a cessé de surveiller mes faits et gestes depuis deux jours environ, ce qui me fait dire que tout va pour le mieux.

À la maison, avec Rim, ça roule. Il est censé travailler, mais il passe pas mal de temps à l’appartement alors je ne sais pas trop. Je l’ai tanné sur ça un soir et il n’a pas mordu à l’hameçon. Il nous a dit qu’il avait des jours de congé à solder, qu’il allait donc être encore quelque temps tranquille. Quand je bosse au bar, on ne fait que se croiser dans la journée. Il a toujours le même rituel : le matin il part courir, il prend sa douche en rentrant et ensuite petit-déjeune. Le sport fait vraiment partie intégrante de sa vie.

Un lundi soir, il nous a un peu parlé de lui. De lui et du cousin de Sophia, Toby. Du Texas, ses parents sont toujours là-bas visiblement. Il est ressorti une fois avec les mecs, ce qui me fait dire qu’il accroche plutôt bien avec eux. Tant mieux pour lui, même si ça veut dire qu’il va finir par faire partie intégrante du groupe. À vrai dire je ne sais pas pourquoi ça m’agace autant. Enfin bref, je fais avec.

Il vient souvent au bar quand j’y travaille. Parfois il me donne l’impression d’être comme ces chiens qui ne sont attirés que par les personnes qui ne les aiment pas. Peut-être qu’il sent que j’ai certaines réticences vis-à-vis de lui et du coup il essaie d’arranger les choses. Mais il me donne plus l’impression de m’espionner.

Maintenant que je pense à ça, j’espère que ce n’est pas Sophia qui lui a demandé de garder un œil sur moi. Bon sang, j’espère que non ! Ça me mettrait trop en colère.

***

Ce mercredi soir, l’affluence est plutôt tranquille. Pas de thème, mais soirée hamburgers frites, alors il y a les habitués qui en raffolent, les étudiants qui viennent bénéficier d’un bon repas avec réduction, les groupes d’amis, comme les copains et moi, qui sont là pour passer un bon moment.

On n’est que deux pour le service, Olivia et moi, et bien sûr Lincoln au bar. Il est parti en réserve faire le plein en bière et vodka quand Jeff, un habitué un peu collant mais pas méchant, vient s’installer au comptoir.

– Comme d’habitude, me lance-t-il.

– Ça marche.

– Pourquoi ça s’appelle le Murphy’s s’il s’appelle Lincoln ? me demande-t-il.

Je crois que j’ai le droit à la question à chaque fois qu’il vient. Je ne sais pas pourquoi ça le perturbe autant.

– Peut-être parce que Murphy est son nom de famille, réponds-je en lui tendant son whisky.

– Eh bien dans ce cas, il faut être con pour l’avoir appelé Murphy’s.

– Et pourtant tu es là tous les soirs.

– Oh la ferme ! Je dis et je fais ce que je veux d’abord, dit-il en faisant traîner chaque mot, signe qu’il n’en est pas à son premier whisky de la soirée.

– Bois ton whisky Jeff et tais-toi ! ordonné-je un peu sèchement.

J’aide Lincoln qui revient les mains chargées. Rim me fait un signe de l’autre côté pour une nouvelle bière. J’en attrape une et vais lui porter.

– T’es pas obligé d’être là tous les soirs, tu sais.

– Je ne suis pas là tous les soirs.

– Presque. C’est Sophia qui t’a demandé de me surveiller ? demandé-je, les poings sur les hanches.

– Non, pourquoi ? T’as besoin d’être surveillée ? réplique-t-il en souriant, amusé.

– Non, réponds-je un peu trop vite peut-être.

– J’aime bien ce bar, explique-t-il. Et je me disais que tu arriverais peut-être à m’avoir une ristourne.

– Ouais ben, déjà qu’on n’en a pas, nous… les amis encore moins.

– Les amis ? relève-t-il.

– Ouais enfin tu vois ce que je veux dire.

– Je te taquine, Dominica.

– Domi, répété-je pour la centième fois. Tu y prends plaisir, hein ?

Mon regard est attiré par les portes qui s’ouvrent droit devant. Je retiens mon souffle et lance un regard alarmé à Lincoln qui comprend tout de suite.

– Tu restes là, je vais le voir.

– OK.

– Qu’est-ce qui se passe ? demande Rim qui a capté mon malaise.

– Rien.

Je regarde Lincoln aller vers celui avec qui tout a basculé. Il lui attrape le bras fermement, lui dit quelque chose à l’oreille. L’autre lance un regard vers moi, un rictus mauvais se forme sur ses lèvres. Il se défait de l’emprise de Lincoln, essaie de parlementer quelques instants encore puis finit par tourner les talons et repartir.

Lincoln passe une main dans ses cheveux et revient vers moi. Rim nous lance un regard interrogateur. Lincoln arrive derrière moi, je vois bien qu’il est remonté.

– Je vais m’en aller, décidé-je en détachant mon tablier. Je suis désolée.

– Non Domi, tu peux rester, me dit-il en me retenant par le bras. Je t’ai donné mon accord, je n’ai pas à accepter ce type ici. Tu avais raison en me disant que tout n’était pas ta faute. C’est lui qui avait commencé. Oublie ça. Tu restes.

– Tu es sûr ?

– Oui. Pas de souci. J’espère juste qu’il a compris.

– Moi aussi.

– Tout va bien ? me demande Rim.

– Oui ça va.

– Tu es sûre ?

– Ouais, t’inquiète.

Le reste de la soirée se passe sans incidents. Je suis la dernière dans l’établissement, Olivia est partie depuis une heure et Lincoln depuis dix minutes, du coup je m’occupe de fermer le bar. D’habitude, c’est lui qui s’en occupe, mais il a dû partir plus tôt. Je vais fermer les gros loquets des portes battantes de l’entrée, je finis de lever toutes les chaises sur les tables. Je passe l’aspirateur, lave le sol, nettoie le comptoir, donne un coup en cuisine et vais reprendre mes affaires dans le vestiaire avant de sortir par l’arrière.

La porte couine alors que je la pousse avec les fesses car j’ai les mains chargées des sacs-poubelles qu’il faut que je mette dans la benne. Le couvercle se referme dans un bruit sourd quand une voix me fait sursauter.

– Putain ! J’ai pas halluciné tout à l’heure quand je t’ai vue à l’intérieur.

– Marden, gémis-je.

Pas la peine de le voir, sa voix seule suffit à m’angoisser. Je me retourne moyennement rassurée, je suis dans une ruelle sans issue et le ton employé me montre qu’il n’est pas heureux de me revoir. Il est légèrement différent que dans mon souvenir, maintenant qu’il me fait face. Pas forcément plus mince, mais plus sec peut-être, les traits plus anguleux et un voile de colère dans les yeux.

– Ah ! Je vois que tu ne m’as pas oublié ! Moi non plus, figure-toi. Quand j’ai appris que tu étais de retour ici, j’en suis pas revenu !

– S’il te plaît. Je ne veux pas d’ennuis.

– Qu’est-ce que tu crois, salope ? dit-il en s’approchant un peu plus. Tu as foutu ma vie en l’air, maintenant que tu es de retour, je ne vais pas te lâcher.

– Marden, je t’en prie. Je n’y suis pour rien…

– Tu te fous de ma gueule ? À cause de toi et de ton putain de frangin. Tommy. Il n’est pas là aujourd’hui, hein ?

– Non, mais moi je suis là, retentit une voix grave à l’entrée de l’allée.

Je sursaute en voyant Rim s’avancer vers nous. Puissant, tout en muscles, le regard sévère, les cheveux rejetés en arrière. Je pense que s’il n’avait pas de barbe, je verrais sa mâchoire se serrer.

– Oh, oh ! ricane Marden. Tu as changé de garde du corps à ce que je vois. Tu crois que ça va m’arrêter ?

– Marden, s’il te plaît…

– Ah maintenant tu me supplies ? T’es vraiment qu’une salope, m’insulte-t-il.

– Tu vas fermer ta gueule, intervient Rim en se plaçant entre Marden et moi. Tu dégages. Si je te revois traîner par ici et l’emmerder, tu auras affaire à moi.

– Tu ne pourras pas te cacher indéfiniment, Dominica.

Les deux hommes se jaugent un instant, le regard dur. Marden tente de bomber le torse, histoire de prouver que la présence de Rim ne l’effraie pas, mais il doit bien se rendre compte que physiquement il ne fait pas le poids.

– Tu as foutu ma vie en l’air, je compte bien en faire de même avec la tienne.

– Fous le camp ! ordonne Rim en montant d’un ton.

– À bientôt Dominica, ricane Marden avant de détaler.

À cet instant, je reprends enfin ma respiration et m’affale contre le mur à côté des poubelles. Bon sang, je n’y crois pas. J’essaie de me ressaisir, mais j’ai du mal. Je ne vais quand même pas faire une crise d’angoisse là, devant Rim, dans une ruelle mal éclairée à côté d’une putain de benne à ordures ! Je sursaute quand Rim pose un doigt sous mon menton pour relever mon visage.

– Ne me touche pas !

Je ne voulais pas être blessante, mais c’est raté si j’en juge l’expression de son visage.

– Qui c’était ? demande-t-il en reculant d’un pas alors que je me redresse.

– Qu’est-ce que tu fous là ? demandé-je, en colère.

– J’attendais que tu finisses.

– Pourquoi ?

– Je me suis dit que tu préférerais rentrer avec moi plutôt qu’être toute seule dans les rues, explique-t-il.

– Mais je t’ai rien demandé.

– Je sais bien.

Je lui passe devant, le bousculant avec mon épaule. Je resserre ma veste contre moi. Je n’y crois pas. Comme si j’avais besoin d’un deuxième Tommy. Mais qu’est-ce qu’il croit ?

– C’est Sophia qui t’a demandé de faire ça ?

– Pourquoi est-ce que tu veux que Sophia m’ait demandé ça ? cherche-t-il à savoir alors qu’il marche à côté de moi. Ce ne serait pas à cause de ce mec ? Marden ?

Je fulmine ! Il va me casser les couilles comme ça longtemps ? Je n’ai pas vraiment besoin qu’un autre se mêle de mes histoires.

– Je peux me débrouiller toute seule, finis-je par lâcher.

– Tu crois que tu fais le poids face à un type comme ça ?

– Mais qu’est-ce que ça peut te foutre à la fin ? On se connaît même pas depuis un mois.

– Et selon toi c’est une raison suffisante pour que je laisse ce mec t’agresser ?

– Il n’allait pas m’agresser.

– Ah ouais ? Ce n’est pas l’impression qu’il m’a donnée. Qu’est-ce qui s’est passé avec lui ? C’est le mec que Lincoln a foutu à la porte, non ?

– Rim, commencé-je en prenant une profonde inspiration. Laisse tomber, d’accord ?

– Très bien, comme tu veux, renonce-t-il enfin en enfonçant ses mains dans les poches de sa veste.

On rejoint en silence l’appartement. Je ne l’avouerai jamais, mais effectivement peut-être que ça rassure un peu d’avoir une armoire à glace qui pratique les sports de combat pour rentrer. Heureusement qu’il était là. Peut-être. Mais jamais je ne l’avouerai et encore moins à lui.

***

J’ai le souffle court, le sang coule de ma blessure au ventre, j’avance en courant dans ce couloir qui ne semble pas avoir de fin. J’entends ses pas lourds qui résonnent derrière moi. Je suis pieds nus, il y a des débris qui jonchent le sol, je sens ma peau se lacérer, mais il faut que je continue, sinon il va me rattraper.

Il ricane, son écho me parvient et m’arrache un frisson. Il est fait de promesses qui me font horreur. Ma fin est proche. Il veut m’achever, il est en colère. Mon cœur tambourine dans ma poitrine, est-il possible d’avoir une crise cardiaque alors qu’on n’est qu’une enfant ?

Je trébuche, mes genoux s’écorchent et j’ai du mal à me remettre sur mes pieds. Un filet de sang a taché mon tee-shirt, mon jean. Je porte une main sur le trou qui perce mon abdomen, comme si cela pouvait éviter l’hémorragie.

Alors que j’arrive enfin à retrouver un semblant d’équilibre pour reprendre ma course afin d’échapper au diable, je le sens juste derrière moi.

– Dominica ! Tu ne peux pas m’échapper, jamais tu ne pourras ! me promet-il d’une voix horrible.

Je me retourne pour lui faire face et tombe à la renverse. Mes coudes cèdent sous le choc et je le vois se pencher sur moi.

Tout d’un coup, je suis prise de secousses. Ma vue se brouille et c’est comme si je perdais pied. J’entends qu’on hurle tout près de moi.

– Dominica ! Dominica !

Il me faut un certain temps pour comprendre ce qu’il se passe. J’étais en plein cauchemar et je découvre Sophia penchée au-dessus de moi, le visage pâle, qui me tient par les épaules. J’ai du mal à remettre mes idées en place. Mon cœur bat toujours à une vitesse folle, j’ai le visage en sueur, les draps autour de moi sont trempés et complètement en désordre, je tremble et j’ai la chair de poule.

Sophia a allumé la lampe sur ma table de chevet, je cligne rapidement des yeux pour m’habituer à la lumière et la regarde, totalement hébétée. Elle a l’air presque aussi paniqué que moi.

– Tu vas bien ? me demande-t-elle d’une toute petite voix.

Je ne m’en étais pas rendu compte mais je me mets à tousser, ma gorge est sèche comme le désert et ma voix est rauque quand je lui réponds.

– Ouais… Je…

– Tu étais en plein cauchemar. Mon Dieu, tu semblais si apeurée. Tu m’as fait peur, Domi. Tu nous as réveillés, explique-t-elle en jetant un œil par-dessus son épaule.

C’est là que j’aperçois Rim appuyé contre le chambranle de la porte. Il me fixe, une lueur d’inquiétude dans le regard, les bras croisés sur la poitrine. Il ne porte que son bas de pyjama et je ne sais pas pourquoi mais la vision de ce corps si charpenté me rassure instantanément. Je détourne rapidement les yeux pour revenir sur Sophia. Je ne veux pas qu’il puisse lire en moi, mes pensées.

– Qu’est-ce qui s’est passé ? me demande-t-elle en glissant ma mèche rouge derrière mon oreille.

– Rien. Je… C’était intense, comme si j’y étais c’est tout. C’est rien, assuré-je avant de tousser à nouveau.

– Rim, tu peux aller lui chercher un verre d’eau ? demande Sophia.

– Ouais.

Je le regarde aller vers la cuisine. J’entends le placard qui s’ouvre, l’eau fraîche qu’il tire du frigo, couler dans le verre. Il réapparaît une seconde après et entre avec hésitation dans la chambre. Il me tend le verre et recule d’un pas.

– Merci, murmuré-je en m’en emparant.

Je l’avale d’une traite et ça fait du bien. Je joue avec le verre dans mes mains. Les parois sont encore fraîches et ça me distrait. J’ai encore du mal à chasser les images fabriquées par mon esprit.

– Tu as besoin de quelque chose d’autre ? demande Sophia.

– Non. Non, répété-je. Ça va aller. Je suis désolée de vous avoir réveillés.

– Ce n’est rien. On ne contrôle pas ces choses-là, sourit-elle.

Elle me prend le verre des mains et s’apprête à sortir de la chambre. Rim est déjà parti, sans que je ne m’en sois rendu compte.

– Sophia ? la rappelé-je. Est-ce que j’ai dit quelque chose ?

– Non. Tu as plus hurlé et crié qu’autre chose. Quand tu parlais, c’était incompréhensible.

– OK, dis-je en me levant.

Mes draps sont mouillés, je ne peux pas me rendormir dans un lit comme ça.

– Je vais t’aider, propose Sophia.

– T’es pas obligée. Retourne te coucher. Je vais m’en sortir toute seule, assuré-je en récupérant une parure de draps propres dans le placard.

– On ira plus vite à deux, décrète-t-elle en retirant les draps humides. Et je t’ai déjà vue t’énerver après cette pauvre couette quand tu essaies d’enfiler la housse alors je vais éviter à tout le quartier d’être réveillé par toi à cinq heures du matin. Ils me remercieront plus tard !

Sophia a toujours le mot pour me faire sourire. En silence on finit de faire le lit. Elle a raison, je déteste mettre cette putain de housse de couette. Quand je la regarde faire, je me demande quel est son secret. Comment ne pas être énervé pour mettre ce truc ? Sophia a un don pour réussir tout ce qu’elle entreprend, du truc le plus simple ou ridicule au truc le plus sophistiqué et époustouflant. J’aimerais que la vie me sourit un peu plus comme à elle. Je ne sais pas si c’est bien d’envier sa meilleure amie, mais je ne peux pas m’en empêcher.

– Merci, dis-je en jetant le second oreiller à côté du premier.

– De rien, dit-elle en rejoignant la porte. Dis… c’est quand la dernière fois que tu as vu le docteur Terrence ?

Je me fige alors que je tire la couette, prête à me glisser dans les draps. Ouais, j’aurais dû me douter qu’elle finirait par poser la question. Ma meilleure amie me connaît par cœur, elle connaît mes faiblesses, mes peurs, mes problèmes.

– Deux semaines, avoué-je. Faut que j’y retourne de toute façon.

– Penses-y. Je ne te force à rien, elle non plus. Mais tu devrais peut-être considérer la chose.

– Ouais.

Puis elle ferme la porte et j’éteins la lumière, priant très fort pour ne pas replonger dans les abysses qui me tétanisent d’avance.

9 - Sexe

« Pourquoi le sexe occupe-t-il tant notre esprit ? Parce qu’il est l’échappatoire suprême. C’est la voie ultime vers l’oubli de soi absolu. »

Jiddu Krishnamurti, De l’amour et de la solitude

 

Avec le boulot au bar, je vis un peu en décalé. Je prends mon temps pour me lever. Du coup les jours où je bosse, je suis toute seule à l’appart. Sophia est au boulot bien sûr, et Rim, eh bien je n’en sais rien. Depuis quelque temps, il est absent en journée, je suppose que les vacances sont finies pour lui.

Je n’aurais pas cru, mais il n’a rien dit devant Sophia en ce qui concerne l’incident avec Marden. Je n’aurais pas supporté qu’il se mêle comme ça de ma vie et j’imagine déjà la colère que mon amie aurait piquée, même si je n’y suis pour rien.

Aujourd’hui je ne bosse pas et je dois aller voir le docteur Terrence. Rim finit de prendre son petit déjeuner pendant que je me chausse. Je ne comprends pas vraiment ses horaires, à moins qu’il puisse faire comme bon lui semble.

– Tu veux que je te dépose ? demande-t-il.

Franchement, il m’agace parce que même si la plupart du temps je lui parle mal ou l’envoie chier comme l’autre soir après Marden, il est toujours là à prendre sur lui, à essayer d’arranger les choses avec moi alors que ce serait plutôt à moi de le faire.

J’aimerais être capable de faire des efforts parce que je vois pas mal de Tommy en lui, mais je n’ai pas besoin d’un autre grand frère, d’ailleurs c’est peut-être pour ça que je suis comme ça avec lui, je n’en sais rien.

– Je ne crois pas qu’on aille dans la même direction.

– Ce n’est pas grave, je peux faire un petit détour, ça ne me dérange pas.

– Même jusque Battery Park ? demandé-je pour le titiller.

– Ce n’est pas vraiment là que tu vas, non ? répond-il en glissant ses pieds dans ses grosses rangers.

– Nan, je vais du côté de Rockefeller University, c’est quand même pas à côté.

– Oh ça va bien se faire. Je t’emmène, décrète-t-il.

J’acquiesce et enfile ma veste tandis qu’il passe les bras dans son sweat. J’aperçois la chaîne à son cou qui remonte légèrement avant de retomber derrière le vêtement. Je suis intriguée, j’avoue. En fait d’une manière générale, ce mec m’intrigue. Je le trouve bizarre par moments, aussi bien quand il est seul qu’avec Sophia. Ils ont comme des moments tous les deux. Je ne sais pas, je me fais sûrement des films.

J’ai un blocage quand on arrive devant sa voiture.

– Putain ! Y’en a qui se font pas chier, m’exclamé-je.

Merde, j’ai dit ça tout fort. Je lui jette un coup d’œil, il se contente de sourire en ouvrant la portière. Il se glisse agilement côté conducteur et j’hésite un instant avant de le rejoindre.

– Monsieur roule dans la toute dernière Dodge Challenger, sifflé-je en bouclant ma ceinture.

– Je ne me doutais pas que tu t’y connaissais en voiture.

– Ouais, y’a plein de trucs que tu ne sais pas, commenté-je, alors qu’il fait marche arrière.

– Je sais, j’aimerais bien en savoir plus, murmure-t-il, mais tu ne me facilites pas la tâche.

– Ouais désolée. C’est ce qui fait mon charme, assuré-je en haussant les épaules.

Je suis éblouie un instant alors qu’on sort du parking souterrain.

– Je n’arrive pas à comprendre pourquoi tu sembles m’en vouloir à ce point, dit-il en prenant sur la Second Avenue.

– C’est pas spécialement toi, me défends-je. Je… j’aime pas les changements.

– Pourtant, on ne peut pas dire que tu y sois allée doucement, fait-il en prenant la mèche rouge entre ses doigts.

Je retiens mon souffle alors que mes cheveux glissent entre ses doigts. Merde ! Je remue nerveusement sur mon siège.

– Ouais eh bien, que veux-tu ? Je suis une fille pleine de contradictions, c’est tout.

Il se contente de sourire.

– Je ne savais pas qu’un prof de sport de combat pouvait ramasser assez d’argent pour rouler dans une bagnole comme ça, ajouté-je pour meubler.

– Quand on est bon comme moi, si, ça suffit, dit-il sérieux.

Eh bien, en voilà un autre qui a une grosse estime de soi.

– Je plaisante, ajoute-t-il tout de même. Enfin pas sur le fait d’être bon. Je… Mes parents ont fait de bons investissements pour ma soeur et moi, j’ai donc pas mal d’argent de côté.

J’ouvre les yeux gros comme des billes. Je n’en reviens pas. Jamais j’aurais pensé qu’il puisse être riche ou au moins aisé, parce que franchement physiquement il cache bien son jeu.

– Je n’aime pas vraiment parler de ça.

– Pourtant tu viens de te confier, à moi, ajouté-je en appuyant sur le dernier mot.

– Oui. Je ne sais pas… Je me dis que si je m’ouvre un peu à toi, peut-être que tu feras pareil avec moi.

– Qu’est-ce qu’ils font tes parents ? demandé-je pour éviter sa remarque.

– Ils ont commencé dans le pétrole et se sont diversifiés dans les énergies renouvelables.

– Waouh !

Ça m’étonne moi-même, mais je suis sincère.

– Ouais. Puits de pétrole au commencement et maintenant champs de panneaux solaires et parcs d’éoliennes.

– Putain ! Et t’as pas voulu marcher dans leurs pas ?

– Non. Ils font ça très bien. Je ne me mêle pas de leurs affaires. Peut-être plus tard, quand ils en auront besoin.

– Tu dois être fier.

– Oui, je le suis.

– Et ta sœur ? Qu’est-ce qu’elle fait ? Elle est sur New York ?

– Non, elle habite à San Francisco. Elle a fait une école d’art. Elle est artiste, elle a ouvert une galerie avec son copain. Ça marche bien pour elle.

– Impressionnant. Tes parents doivent être fiers aussi.

– Oui. Où est-ce que je te dépose ? demande-t-il alors qu’on arrive à proximité de l’université.

– T’as qu’à me laisser à hauteur de la 65e est.

– T’es sûre ?

– Ouais, je ferai le reste à pied, c’est juste à côté.

Rim se gare en warning sur un arrêt de bus et je sors.

– Merci, lancé-je avant de refermer la porte.

Il redémarre en faisant vrombir le moteur pour s’insérer à temps entre deux voitures et je rejoins le cabinet du docteur Terrence.

***

– Comment vas-tu, Dominica ? me demande-t-elle.

– Ça va.

– Alors ce projet de travail au bar ?

– C’est fait. Depuis quelque temps.

– Et ? Tout se passe bien ?

– Ouais, super.

– OK.

Elle doit sentir que je ne veux pas en parler plus que ça.

– Et à l’appartement avec Sophia et ce fameux Rim tout va bien ?

– Ouais.

– Dominica…

– Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?

– Parle-moi. La dernière fois tu semblais un peu remontée vis-à-vis de lui.

– Ouais et c’est toujours le cas.

– Pourquoi ça ?

– Je sais pas. Je le trouve bizarre.

– Bizarre dans quel sens ?

– Boh… je sais pas. Il essaie toujours d’être arrangeant, gentil, il s’occupe de trucs à la maison. Il s’entend super bien avec Sophia, avec toute la bande. Je sais qu’il a vu les mecs y’a pas longtemps.

– Et tout ça t’énerve. Pourquoi ?

– Franchement j’essaie d’être sympa. Parfois je m’en veux d’être chiante et pas agréable. Sophia me le fait bien remarquer, mais c’est plus fort que moi.

– Pourquoi penses-tu avoir cette attitude ?

– Je ne veux pas qu’il pense que je puisse avoir besoin de lui, réponds-je honnêtement.

– Pourquoi penserait-il ça ?

– Parce qu’il m’a sortie de… commencé-je avant de me taire.

– De quoi ? demande-t-elle en se redressant.

– Rien.

– Dominica. S’il te plaît.

– Marden m’attendait la dernière fois à la sortie du bar. Rim est intervenu, c’est tout.

– Qu’est-ce qu’il te voulait ?

– Des conneries. Lincoln l’avait remis à sa place, ça ne lui a pas plu. Mais Rim lui a dit de dégager et je ne l’ai pas revu depuis.

– Je pensais que tout allait bien au bar.

– Mais c’est le cas. Il ne s’est rien passé. Rim est toujours là de toute façon. Ça m’énerve aussi. Comme s’il me surveillait.

– Peut-être qu’il se fait du souci pour toi.

– Il n’a pas besoin. Et puis pourquoi il le ferait ?

– Pourquoi ne le ferait-il pas ? me contredit-elle. Tu penses sûrement ne pas mériter son attention ou son inquiétude.

– J’ai pas besoin qu’il fasse ça pour moi. Je n’ai pas besoin d’un deuxième Thomas, dis-je sévèrement.

– Est-ce qu’il est au courant, pour Thomas ?

– Non. Et j’ai pas l’intention de lui dire.

– Sophia ne lui en a pas parlé ?

– Non. J’en sais rien, me reprends-je. Mais c’est pas son genre. Ça ne la concerne pas, alors je pense pas qu’elle ira lui dire quoi que ce soit.

– Et à propos de Marden, que lui as-tu dit ?

– Je lui ai rien dit. Il n’a pas besoin de savoir ça non plus.

– Pourquoi ne veux-tu pas lui en parler ?

– Parce que c’est personnel. Il n’a pas besoin de savoir, répété-je.

– Parce que tu as peur de ce qu’il pourrait penser de toi ? demande-t-elle.

Je ne sais pas si elle se doute que je suis à deux doigts d’exploser en ce moment même. Je déteste quand elle essaie de coller une raison sur tout et rien. Ça m’agace. Tout le monde m’agace. Même moi je m’agace par moments. Je prends une grande inspiration et essaie de me calmer.

– Je ne veux pas qu’il sache, c’est tout. C’est du passé, pas besoin d’épiloguer là-dessus. Si ?

– Non, bien sûr que non. C’est effectivement le passé, mais il est revenu.

– Ouais, eh bien qu’est-ce que j’y peux ? Je ne peux pas l’empêcher de vivre, hein ?

– S’il revient à la charge, seras-tu capable de demander de l’aide ? Laisser Rim intervenir si besoin, même si tu sembles le repousser alors qu’il veut t’aider ?

– Pourquoi vous me demandez ça ? Pourquoi est-ce que Rim vous importe tant à vous et à Sophia ? Je ne comprends pas.

– Dominica. Je sais ce que tu ressens par rapport à ce qui s’est passé avec Thomas. Je comprends pourquoi tu rejettes Rim comme ça.

– Ah ouais ?

Je sais qu’elle ne me répondra pas, elle aime que je trouve la réponse moi-même. Elle dit que ça fait faire un travail sur soi qui est important.

– Essaie de ne pas t’enfermer, Dominica.

– Ouais, marmonné-je.

– Très bien, on a fini pour aujourd’hui. Il te faut une nouvelle prescription ? me demande-t-elle en retournant à son bureau.

– Oui.

– OK, fait-elle en prenant son bloc d’ordonnances.

Je la regarde griffonner le nom des deux médocs que je prends depuis des années maintenant et me demande, comme à chaque fois, comment le pharmacien arrive à la lire.

– On se revoit dans un mois ? me demande-t-elle alors que je suis devant la porte.

– Ouais, fais-je en sortant.

Je ne sais pas si je reviendrai dans un mois. En sortant, un courant d’air froid m’arrache un frisson. Bon sang, l’hiver semble durer une éternité. Je me dirige vers le vendeur ambulant pour acheter un chocolat chaud et un donut. Une fois mon encas en main, je remonte York Avenue pour rejoindre le petit parc John Jay. Il ne paie pas de mine comparé au célèbre Central Park, mais face à l’East River et à la Roosevelt Island, je lui trouve son charme.

Je m’assois sur un banc, malgré le froid ambiant et sirote mon chocolat. J’aime bien venir décompresser ici après une séance qui généralement m’a tapée sur le système.

Je suis en train de croquer dans mon donut quand Thomas arrive devant moi, tout sourire comme d’habitude.

– Salut, me dit-il avant de prendre place à mes côtés.

– Salut. Comment t’as su que je serais là ?

– Je te connais, c’est tout.

– Ouais. Ça me fait peur des fois.

– Ça n’a pas l’air d’aller ?

– Oh si ! Je pète la forme.

– Comment ça va avec Lincoln au bar ?

– Très bien. J’essaie de ne pas attirer les barjos. Je n’aurai pas de troisième chance, je pense.

– Et avec Rim ? Toujours aussi enchantée ?

– Alors si tu veux, je viens juste de passer une heure à parler de lui avec le docteur Terrence alors on va changer de sujet, OK ?

– Oh là ! Quelle agressivité.

– Ouais ben, on ne se refait pas que veux-tu !

– Au fait… C’est joli tes cheveux.

– Merci.

– Pourquoi rouge, la mèche ?

– Pourquoi pas ? rétorqué-je en haussant les sourcils.

– Pour la passion de l’amour, se moque-t-il, sachant pertinemment à quel point ma vie sentimentale est épanouie.

– Non, rouge pour la colère qui m’habite, répliqué-je en finissant mon chocolat.

– Ouais je me disais aussi.

On reste un instant là, sans rien dire. Quelques personnes passent dans le parc, nous regardent comme si on était deux extraterrestres tombés du ciel. Je finis mon gâteau et jette les déchets dans une poubelle un peu plus loin.

– Tu as parlé de moi au docteur Terrence ? me demande Thomas.

– Non, je ne parle pas de toi au docteur Terrence.

– Tu devrais peut-être le faire.

– Non.

– Sophia sait ?

– Ça va pas la tête ? Je suis pas folle à ce point-là. Et puis si je lui dis, l’autre sera sûrement mis au courant et là c’est la fin du monde.

– L’autre, c’est Rim, je suppose.

– Ouais. Bon, écoute, si c’est pour me prendre la tête aussi, tu peux y aller. J’suis pas vraiment d’humeur à ce que tu me casses les bonbons.

– Encore cette expression, se moque-t-il alors que je m’en vais en lui tournant le dos.

– T’es nul, lui lancé-je.

– Ouais, moi aussi je t’aime, lâche-t-il sans que je me retourne.

Entre nous, c’est parfois l’amour vache, comme on dit.

***

Avec les soirs où je bosse au bar, je ne vais plus aussi souvent aux cours de zumba, mais j’ai le droit à un rapport détaillé de Sophia de tout ce que je manque. C’est con mais je… Non rien. Je suis un peu déconnectée par moments, comme à mon habitude, je me renferme. Cette histoire avec Marden m’a plus chamboulée que je ne veux bien l’admettre. J’ai trouvé en mon amie la lame de rasoir un réconfort certain. Une toute petite coupure, juste un instant pour soulager le mal-être qui grandit petit à petit alors que j’aimerais tant le voir disparaître.

Au bar, j’essaie de ne pas trop sympathiser avec les clients. J’accepte parfois les verres qu’on m’offre, mais je m’arrête avant d’aller trop loin et de le regretter. Rim n’est plus là aussi souvent qu’avant, sans doute parce qu’il a repris son boulot. On ne peut pas rester dehors jusqu’à pas d’heure et être pimpant le lendemain matin.

Ce soir, j’ai un peu la tête ailleurs. Parfois je me demande comment ça serait ailleurs, une autre ville, une autre vie, une autre moi.

– Eh ! s’exclame Olivia. T’es dans la lune ?

– Ouais pardon.

– Tiens, c’est pour la table du fond, il faut que j’aille faire pipi, me dit-elle en sautillant sur place.

– Je m’en occupe, faudrait pas que tu fasses dans ta culotte, souris-je alors qu’elle détale dans le couloir.

J’attrape le plateau et rejoins la table du fond où sont installés quatre mecs, la petite trentaine. J’ai un mouvement de recul en reconnaissant James. Il me sourit en me voyant arriver, visiblement il se souvient de moi.

– Domi, me fait-il alors que je pose verres et bouteilles sur leur table.

– James, réponds-je faiblement avant de m’éloigner.

Bon sang, il doit être là depuis un moment, pourtant je n’ai rien vu. Je suis trop conne. Est-ce qu’il va me harceler ? Me faire chier ? Je vois déjà un scandale à la Marden recommencer.

Pourtant, il n’en fait rien. James reste avec ses amis jusqu’à ce qu’ils s’en aillent. Je suis en train d’essuyer des chopes de bière quand je le vois s’avancer vers moi. Il pose ses mains à plat sur le comptoir, ses yeux s’attardent sur mes lèvres avant de revenir à mes yeux.

– Pourquoi tu es partie comme ça la dernière fois ? demande-t-il en me prenant par surprise.

Qu’est-ce qu’il veut que je lui réponde ? Je n’ai pas la réponse moi-même. Enfin peut-être un début d’explication, mais je veux garder ça pour moi.

– J’ai été nul à ce point ? demande-t-il en faisant la moue.

J’éclate de rire.

– Non, le rassuré-je.

– Donc pourquoi ?

– Je… je ne veux pas être avec quelqu’un, réponds-je tout simplement.

– Pourquoi ça ?

– Ça ne m’intéresse pas.

– OK. Mais tu n’étais pas obligée de partir comme une voleuse.

– Ça m’a paru être le plus simple. Je ne voulais pas provoquer de malaise.

– Je ne t’ai pas demandée en mariage, Domi. J’ai passé un bon moment avec toi et peut-être que…

Je suis le mouvement de sa pomme d’Adam avec fascination. Je trouve ça super sexy.

– Peut-être que tu serais d’accord pour rentrer avec moi ? demande-t-il.

– Tu es sérieux ?

– Oui, pourquoi pas ? Juste cette nuit, rien de plus.

Je considère la proposition un instant. C’est un bon coup, un très bon coup. Je n’ai pas pour habitude de coucher avec le même plusieurs fois, je ne veux pas prendre le risque de créer un lien, un attachement, mais c’est tentant. Il ne semble pas vouloir plus. Je hoche la tête et un sourire un peu plus large se dessine sur ses lèvres.

***

– Chez toi ou chez moi ? me demande-t-il alors que je le rejoins vers la porte d’entrée.

Il me prend la main et m’entraîne dehors. Je réfléchis deux secondes alors qu’il s’empare de ma nuque et de mes lèvres avec envie et excitation. Je n’ai pas envie de prendre le risque de tomber sur Sophia ou Rim demain matin avec James.

– Chez toi, murmuré-je entre deux baisers.

– OK.

Je sens que je suis en train de faire une connerie. Parce que toutes ces bonnes choses, sa présence rassurante, la chaleur de ses mains, la douceur de ses baisers, tout ça je pourrais m’y habituer, y prendre goût mais je me l’interdis. Juste cette nuit, juste encore une nuit. Après c’est fini. C’est sûrement un garçon très sympa, qui mériterait justement qu’on se donne du mal pour lui, mais je ne suis pas cette fille.

Comme la dernière fois, il me conduit jusqu’à son immeuble. Un petit, cinq étages, assez moderne, bien entretenu. Je le suis en silence, un peu mal à l’aise. La dernière fois, les choses étaient plus excitantes, plus spontanées, tout était précipité, là rien ne l’est. Ça me fait peur. Je pourrais partir maintenant, dire stop, pourtant j’entre dans son appartement alors qu’il se décale pour me laisser passer.

J’ai juste envie de m’oublier pour quelques instants et, ma foi, James est tout ce qu’il faut pour ça. Plus doucement que la dernière fois, il vient accrocher ma bouche à la sienne. Je lâche mon sac par terre et réponds à son baiser en l’attirant au plus près de moi. Je sens son érection contre mon pubis et mon désir grimpe en flèche. Je tire sur son tee-shirt pour le déshabiller, il fait pareil avec moi. On se retrouve rapidement nu comme des vers mais on n’a pas encore atteint la chambre.

Je ne me soucie pas de vérifier si les fenêtres ont des rideaux, si quelqu’un peut nous voir. Je veux juste sentir ses mains sur moi, en moi. Je le regarde avec envie. Il est vraiment parfait, il semble en plus loin d’être bête. On n’a pas parlé de ce qu’il faisait dans la vie… alors je ne connais pas sa profession, mais je trouve que ça se voit sur lui. Pas comme moi…

Il me prend par les fesses et me hisse tout contre lui. Le mur est frais dans mon dos et contraste fortement avec la chaleur de son corps. Je me tiens à ses épaules tandis qu’il s’aventure en bas. Il s’attaque tout d’abord à mon clitoris, envoyant une décharge dans tout mon corps. Je halète comme une folle, je ne vais pas tenir longtemps s’il continue comme ça. Je rentre le ventre pour atteindre son sexe et le masturber un peu. Je suis contre le plaisir solitaire quand on baise. Je pourrais profiter de la situation et le laisser faire, mais il ne m’en donne pas envie. Avec lui j’ai envie de partager. Il se met à grogner dès que ma main touche sa peau. C’est agréable.

Il me prend à nouveau les fesses et me conduit vers la chambre. Délicatement il me pose sur le lit, s’arrache à moi le temps de prendre un préservatif dans le tiroir de la table de chevet. Je le regarde l’enfiler, je trouve ça beau. Il prend sa virilité dans sa main et doucement il déroule le latex sur toute la longueur.

– Tu aimes ce que tu vois ? me demande-t-il.

– Oui.

– Moi aussi, dit-il en posant les mains sur mes seins.

Ça, je m’en doute. Ma poitrine rend hystérique quasiment tous les mecs. Je ne m’en plains pas, sauf que parfois je me demande s’il n’y a pas que ça qui les intéresse. Mais soyons honnêtes, quand il s’agit d’obtenir de baiser, peu importe qu’ils ne s’intéressent qu’à mes seins, tant que j’obtiens ce que je veux. Le problème en fait, c’est que je ne suis jamais tombée sur un mec qui sache y faire avec eux. Là par exemple, même si James est doué de ses doigts plus bas, en ce qui concerne ma poitrine, il me donne l’impression de tourner les boutons à la recherche d’une station de radio. Je me garde bien de dire quoi que ce soit bien sûr, je ne voudrais pas gâcher le moment.

Quand enfin il saisit mes lèvres avec un peu plus de vigueur, je sais ce qui m’attend. Je décide de prendre un peu les rênes en main pour changer. Je me redresse, le pousse sur le côté, pour qu’il tombe sur le dos et le chevauche. Je n’attends pas plus longtemps, son sexe trouve l’entrée du mien tout seul et je m’empale sur lui. Je gémis de plaisir et il agrippe mes hanches pour m’aider dans le mouvement.

Les paumes sur ses pectoraux, je vais et je viens, d’abord assez lentement, puis de plus en plus vite. Il finit par lâcher ma peau pour agripper les draps et les serrer très fort alors qu’il jouit. Je fais durer encore un peu car je n’ai pas eu ce que je voulais. Mon vagin se resserre de plus en plus et je monte en excitation. Je me mets à hurler des trucs incompréhensibles avant de m’effondrer sur lui en sueur. J’ai mal aux genoux à force d’avoir bougé et je commence à avoir les cuisses douloureuses, signe que je suis une grande sportive.

James me caresse doucement le dos. Je prends une minute encore pour m’imprégner de sa chaleur et je le libère.

– Tu ne pars pas maintenant, me dit-il.

Je ne sais pas si c’est une question ou un ordre, mais de toute façon ce n’était pas mon intention. Je secoue la tête pour dire non et le regarde partir pour se nettoyer.

Quand il revient, je suis allongée sur le ventre, j’ai remis ma petite culotte et mon tee-shirt. Le matelas s’enfonce sous son poids et il prend place à côté de moi. Il tend la main et commence à dessiner des petits trucs dans mon dos.

– Je sais ce que j’ai dit tout à l’heure au bar, commence-t-il. Mais je… Pourquoi est-ce que tu ne veux être avec personne ?

– James, soufflé-je.

– Je pose juste une question. Je trouve ça bizarre, c’est tout.

– Pourquoi ? Parce que je suis une fille ?

– Non, ouais, peut-être. Je n’en sais rien.

– Ce n’est pas toi. Je sais ce que tu vas dire, l’interromps-je alors qu’il ouvre la bouche. Crois-moi, tu es parfait. Mais tu ne veux pas être avec quelqu’un comme moi. Juste cette nuit, après c’est fini.

– Pourquoi tu dis ça ?

– Parce que je me connais. Tu ne veux pas d’une fille comme moi, répété-je. Je suis trop tordue.

– Je trouve ça dommage que tu te caches derrière cette idée que tu as de toi.

– Peut-être mais c’est comme ça. James, s’il te plaît, on arrête cette conversation-là, sinon je pars.

– OK, comme tu veux.

Je finis par m’endormir sous ses caresses légères.

***

J’ai revu quelques fois James au bar, visiblement c’est un habitué avec ses amis. Il n’a pas essayé de m’approcher autrement que pour boire, je l’ai remercié silencieusement. Sophia a deviné que c’était avec lui que j’avais à nouveau passé la nuit la dernière fois. Elle a bien essayé de me faire changer d’avis mais c’est niet.

Ce soir je ne bosse pas, on s’est tous donné rendez-vous dans une boîte de karaoké. Quelques-uns ont grogné, comme Ann et Travis, parce que c’est vrai qu’ils chantent comme des casseroles, pire que Sophia, mais l’idée plaît en général. Même Sophia qui n’est donc pas très favorisée vocalement adore ça. Cette soirée promet. En plus Rim n’est pas avec nous, alors je profite d’autant plus.

Il y a pas mal de monde, certains plus doués que d’autres. Je suis passée une fois au micro en revisitant le « Love You Like a Love Song » de Selena Gomez. Je m’essaie maintenant à « I Will Survive » de Gloria Gaynor. Je suis plutôt de bonne humeur ce soir. Merci aux cachets miracles. D’ailleurs en repensant à ça, il faudrait peut-être que je ralentisse l’alcool. Sophia, qui est partie plus tôt que tout le monde, la faute à une audience au tribunal demain, n’est plus là pour me ralentir. Brooke en tient une couche tout aussi épaisse que moi. On se serre l’une contre l’autre sur la banquette, pétées de rire, je ne sais même plus pourquoi.

Un peu plus loin, je remarque un mec qui me fixe avec attention. Il faut dire qu’avec nos rires très discrets on n’attire pas du tout les regards ! Je lui rends son sourire bêtement. Il n’est pas franchement beau ni moche et je dois dire que je ne suis pas en état de faire une quelconque distinction. Brooke s’absente pour aller aux toilettes et le mec en profite pour venir m’aborder.

– Salut, me dit-il son verre à la main.

– Salut, réponds-je gaiement.

– Je peux ?

– Ouais, fais-je en me décalant pour lui faire de la place.

– Je m’appelle Henry.

Beurk, c’est un prénom de vieux ça.

– Domi, dis-je en souriant.

Non mais qu’est-ce qui ne va pas dans ma tête ? Je ne sais pas trop ce qu’il me raconte, je n’écoute pas vraiment. Je fixe ses lèvres parce que, même si ce n’est pas un canon de beauté, elles sont belles, bien charnues, ses dents aussi ne sont pas mal. Si elles avaient été jaunes dégueulasses, même mon esprit embué aurait tiré la sonnette d’alarme, mais là RAS. Tout est parfait, signe qu’il a une bonne hygiène. Je continue mon inspection, parce que bourrée ne signifie pas que je n’ai pas un minimum d’exigences ! Ses mains sont assez fines, pas abîmées, les ongles propres, second feu vert et je crois que j’ai fait le tour.

Alors que tout le monde commence à se lever pour partir, je m’approche de lui et lui murmure :

– Tu me ramènes chez moi ?

– Ça marche, fait-il en souriant.

Brooke me lance un regard inquiet alors que je passe mon bras autour des épaules de Henry.

– Ça va aller, murmuré-je en espérant qu’elle puisse lire sur mes lèvres.

– Tu fais quoi, Domi ? me questionne Avery qui tient Ann par la main.

– Je rentre accompagnée, chantonné-je.

– Sophia m’a demandé de te ramener.

– Je suis une grande fille, rétorqué-je en traînant les derniers sons. Je vais me débrouiller, Henry me raccompagne.

– T’es sûre ? me demande tout bas Elyne dans le creux de mon oreille.

– Ouais. À plus les copains. T’inquiète, je ne dirai rien à Sophia, lancé-je à Avery avant de quitter le pub.

***

C’est plus fort que moi, je ne peux m’empêcher de ricaner. Les baisers de Henry me font un drôle d’effet. On a commencé à se bécoter gentiment sur le chemin pour rejoindre l’appartement. On a failli se prendre un poteau dans la tronche, c’est là qu’a commencé mon fou rire. Ensuite il a essayé d’accélérer les choses dans l’ascenseur en mettant les mains sur ma poitrine. Je ne fais rien, si ce n’est m’accrocher à lui pour ne pas tomber, car bien sûr je ne marche plus très droit.

Il a bien plus de réflexes que moi, car il me rattrape alors que je me prends les pieds dans le seuil de l’ascenseur. Sa bouche est dans mon cou, ses mains sur mon ventre alors qu’on avance dans le couloir. J’ouvre avec difficulté la porte de l’appartement et me retourne vers lui tout en poussant la porte du pied. Je passe mes bras autour de son cou pour trouver un peu de stabilité. Puis je me rends compte que le salon est éclairé quand Henry stoppe son avancée.

– Bordel ! s’exclame-t-il en me lâchant. Je ne savais pas que t’avais un mec.

– J’ai pas de mec, répliqué-je en riant.

– Ah ouais ? Et lui, c’est qui ? me demande-t-il, sévère.

Je me tourne vers le salon et écarquille des yeux en voyant Rim qui était sans doute assis deux secondes plus tôt à la table du salon, devant son ordinateur portable. Maintenant il est debout prêt à… prêt à quoi d’ailleurs ?

– C’est un mec, réponds-je avant d’éclater de rire.

Bah merde alors ! C’est assez comique en fait. J’imagine la tête que j’ai, le mascara qui a sans doute coulé, les cheveux en bataille après les assauts de Henry, ma veste est tout de travers.

– Tu te fous de ma gueule ? s’énerve Henry en faisant un pas en arrière.

– Quoi ? Pas du tout. Attends, non, t’en va pas, le rappelé-je, pas vraiment motivée alors qu’il a déjà tourné les talons.

Je hausse les épaules, pas vraiment dépitée. Il n’y avait pas vraiment le petit truc avec Henry, pas comme j’ai eu avec James en tout cas, alors je me dis que je ne perds pas grand-chose. Je referme la porte et enlève ma veste. Je tends le bras, mais manque le portemanteau, elle se retrouve par terre. J’émets un petit rire. J’imagine que Rim doit me trouver bien bête, bourrée comme je suis, mais ce n’est pas grave. Je fais un pas en avant pour m’accrocher au comptoir afin de retirer mes chaussures et manque de tomber. Rim ne dit pas un mot, mais je sens son regard sur moi. Je m’en fous. Ce soir, je suis imperméable à sa sale humeur.

Une fois mes pieds libérés de leur instrument de torture, je rejoins ma chambre sur leur pointe. Le sourire que j’ai aux lèvres s’en va dès que je tends les mains dans mon dos pour tenter de défaire la fermeture Éclair de cette putain de robe. Je me tords le cou pour voir quelque chose et trébuche dans le pied du lit avant de m’affaler par terre.

– Putain ! m’exclamé-je. Merde.

J’ai mal aux coudes et aux genoux, je suis vraiment douée.

– Fais chier, marmonné-je.

Je sursaute en levant les yeux, Rim se tient debout dans l’embrasure de ma porte. La situation pourrait porter à rire d’ailleurs, si c’était Sophia à sa place, je pense qu’elle serait pétée de rire.

Mais Rim, non, Monsieur est bien trop précieux pour ça. À la place, il me fixe sévèrement, histoire de me dire « tu vois ce que l’on gagne à trop boire ». Il me donne envie de rire cent fois plus. Quel con présomptueux !

Je tente de me redresser avec un peu de grâce, mais c’est dur. Si ça continue, s’il continue à me regarder comme ça, je vais finir par pleurer. Je déteste le jugement que je perçois dans son regard.

Sans rien me demander, il fait un pas vers moi. Je remarque seulement maintenant qu’il est pieds nus. Son jean tombe un peu bas sur ses hanches et il porte un tee-shirt tout simple à manches longues. Et toujours cette chaîne qui apparaît autour de son cou sans que je puisse voir ce que c’est.

Il se penche, m’attrape par les coudes et me redresse comme si je ne pesais rien de plus qu’une plume.

Et là, c’est le choc, je me sens toute petite face à lui comme ça. Je n’ai jamais été si près de lui. Il sent bon malgré son look des cavernes. Ses mains sont chaudes. Il ne dit rien et je suis encore plus mal à l’aise. Sans vraiment me contrôler, je lève les mains vers sa chaîne pour la sortir de sous son tee-shirt. Plus rapide que l’éclair, il arrête mon geste. Je plonge mon regard dans le sien, surprise. Ce que j’y lis m’intimide encore plus. Comment est-ce qu’il fait pour être aussi magnétique sans rien dire, ni rien faire ? Je laisse retomber ma main et je sens que je suis sur le point de craquer. Je déteste qu’il me regarde comme ça, comme s’il était déçu. Est-ce que Tommy aurait le même regard s’il me voyait dans cet état ?

– Pourquoi tu fais ça ? demande-t-il en me prenant de court.

– Quoi ? interrogé-je bêtement.

Je n’aime pas le reproche que j’entends dans sa voix, je ne veux pas de cette conversation.

– Ne me regarde pas comme ça, ordonné-je sèchement.

– Comme quoi ?

– Pourquoi t’es là exactement ? Dans ma chambre, précisé-je faiblement.

– Tu semblais avoir besoin d’aide.

Je pouffe, il possède vraiment un esprit de déduction extraordinaire.

– J’arrive pas à ouvrir ma robe. Mais je vais me débrouiller, affirmé-je en appuyant correctement sur chaque mot, preuve que je maîtrise encore ce que je dis, mais que je suis bien bourrée quand même.

– Laisse-moi t’aider, dit-il.

– T’as pitié de la pauvre fille que je suis c’est ça ? craché-je, amère.

– Tu n’es pas une pauvre fille.

– C’est pas ce que tu penses, peut-être ?

– Non. Tourne-toi, ordonne-t-il.

Je déglutis, cette situation me panique. Je baisse le regard sur mes pieds nus et me tourne lentement. Je m’attendais à ce qu’il fasse ça à la va-vite, mais non. Il attrape la fermeture Éclair et la descend doucement en prenant soin de mettre un doigt entre elle et ma peau pour ne pas me pincer. Le toucher de son doigt le long de ma colonne vertébrale m’arrache un frisson. C’est encore pire quand il s’arrête au bas de mon dos.

Qu’est-ce qui m’arrive, putain ? Il ne se passe strictement rien, pourtant ce qu’il vient de faire me semble plus intime que tout ce que je n’ai jamais vécu avec un homme, cette attention qu’il a eue, cette proximité, son souffle dans mon cou, la chaleur qui irradie de son corps. Je… Il faut qu’il parte, je vais perdre mes moyens…

– Merci, murmuré-je sans me retourner.

– Tu n’es pas une pauvre fille, Dominica, me souffle-t-il dans l’oreille avant de sortir de la chambre.

 

10 - Deuil

« Ce qui t’a été donné te sera repris : ta vie entière sera rythmée par le deuil. »

Amélie Nothomb, Métaphysique des tubes

 

– Domi ? Domi…

– Argh… grogné-je en donnant un coup de main en l’air. Fous-moi la paix !

– Domi ?

– Putain ! Qu’est-ce que tu veux ? lancé-je à mon frère en tirant la couette sur ma tête. Comment t’es entré, d’abord ?

Putain de bordel de merde, j’ai mal aux cheveux. J’ai trop bu hier, je suis bien dans mon lit, je veux rester dans mon lit, pourquoi est-ce qu’il vient me faire chier ? J’entends une espèce de bourdonnement quelque part, dans la rue peut-être, dans l’appartement ? Je n’en sais rien, mais ça m’a réveillée.

– Plus tard Tommy, plus tard. Fous-moi la paix.

J’ai les yeux fermés, mais je suppose qu’il est soit assis à la chaise du bureau juste face à moi, soit accroupi près du lit.

– Je vois qu’il y en a une qui a abusé hier, constate-t-il perspicace.

– T’es devin ou quoi ? Qu’est-ce que tu veux ?

– Rien, je… je n’aime pas te voir dans cet état c’est tout.

– Ouais ben fallait y penser avant… commencé-je avant de m’interrompre, il sait très bien ce que je veux dire. Je deviens folle…

J’ai la bouche toute sèche à cause de la gueule de bois.

– Domi, il faut que tu te confies à quelqu’un.

– Non, dis-je, catégorique. Je te parle à toi.

– Tu sais bien que ça ne suffit pas. Ce n’est pas normal.

– Oh fous-moi la paix !

– C’est toi qui décides, dit-il comme si c’était une évidence.

– Ouais bien sûr, plus tard Tommy, soufflé-je avant de me rendormir.

***

L’après-midi est bien entamé quand je décide de me lever. Je suis seule dans l’appartement, tout est super silencieux, on entendrait une mouche péter.

Je n’ai pas faim du tout, mais j’ai super soif. Je descends la moitié d’une bouteille d’eau d’un coup, ça fait du bien. Je me demande ce que je vais pouvoir faire aujourd’hui, si ce n’est glander. Je ne sais pas où sont passés Sophia et Rim. Une pointe de jalousie monte en moi en les imaginant ensemble. Je sais que Sophia est à fond sur Hiro, mais quand même. Quand je les vois qui s’entendent si bien, je me dis que c’est Sophia son genre de filles, pas une pauvre naze comme moi. Il faut que je m’occupe l’esprit, sinon des idées noires vont l’envahir et je vais finir par faire ce que je fais toujours dans ces cas-là.

Je vais dans ma chambre à la recherche de mon cahier de dessins. J’avais pris l’habitude de faire ça au cabinet d’architecture, des esquisses de bâtiments. Des lignes que je voyais en rêve, sur le papier mon imagination n’a plus de limite, c’est formidable. Je n’ai aucune idée de ce que j’en ai fait. Je ne sais même pas s’il a bien été rangé dans la boîte faite quand ils ont vidé mon bureau. Qu’est-ce que j’ai fait de ce putain de carton d’ailleurs ? Les poings sur les hanches, plantée au milieu de ma chambre, je cherche du regard. Je m’en vais ouvrir le placard et le vois posé tout en haut. Je ne me souviens même pas l’avoir mis là. Mon cas est de plus en plus désespéré.

Je tire la chaise du bureau jusque devant le placard et grimpe dessus. Je tire sur le carton et emporte avec lui la boîte qui se trouve à côté. Tout dégringole et s’éparpille au sol.

– Génial ! m’exclamé-je.

Je fouille dans le carton, aucun signe de mon carnet. Putain ! Il est resté au cabinet sans doute.

Quand je commence à ranger ce qui se trouvait dans la boîte, mon cœur s’arrête. Ce sont les vidéos que Thomas m’a envoyées quand il était en mission à l’étranger. Il me faisait partager

son quotidien depuis des pays hostiles comme l’Irak ou l’Afghanistan. Je me pose lourdement au sol. Pour chaque DVD, une lettre. La boîte est pleine.

J’ai refusé d’y mettre le nez depuis quelque temps, trop douloureux. Mais là, maintenant que tout est face à moi, j’ai du mal. J’attrape deux DVD au hasard et me relève. Je les balance sur la table basse et vais dans la cuisine chercher un remontant. Il est encore un peu tôt pour ça, mais je m’en fous.

Je mets le premier disque dans le lecteur et vais m’asseoir en tailleur sur le canapé. Je bois une première gorgée de vodka, elle m’arrache la gorge, je la fais passer avec une autre et j’appuie sur lecture.

Salut Domi, commence Thomas.

– Salut, réponds-je avant de prendre une nouvelle gorgée.

Il est en gros plan, à l’abri sous une tente de couleur kaki. Il porte un tee-shirt sable, ses plaques d’identification pendent à son cou. Je ne distingue pas grand-chose derrière lui, mais je devine qu’il est dans les « chambres », sur son lit de camp.

Comment va mon dragon ? me demande-t-il en souriant. J’espère que tu survis sans moi. Ici, ça va. On a super chaud, on a la dalle, mais tout va bien. Je n’ai pas encore reçu ton colis avec tout ce que je t’ai demandé. Les mecs sont impatients de recevoir les Oreo !

Oh oui alors ! s’exclame une voix masculine à sa droite.

Ah ! Voici Ash, s’exclame mon frère.

Tommy l’attrape par le cou et le force à entrer dans le champ de la caméra.

Dis bonjour à la caméra, exige Thomas.

Bonjour la caméra, dit Ash en souriant.

Tu te souviens de lui ? Bien sûr ! Le con qui a montré son cul la dernière fois.

J’éclate de rire, je me souviens de cette vidéo. Joli cul au fait… Une nouvelle gorgée. L’alcool réchauffe mon ventre.

Ton frère n’arrête pas de nous bassiner avec toi, dit Ash en prenant place à ses côtés. Dominica, par-ci, Dominica par-là. Nous ici, on se demande comment tu fais pour le supporter, parce que franchement… Parfois on en vient à se dire que tu n’existes pas, qu’il fait semblant de parler à quelqu’un.

T’es vraiment naze, dit mon frère en poussant Ash du lit. Ne l’écoute pas, ils sont jaloux. Tout le monde rêverait d’avoir une sœur comme toi.

– Menteur, accusé-je, en prenant une nouvelle gorgée alors que l’émotion grimpe en moi.

La mission est une réussite. À tel point qu’on ne devrait pas tarder à rentrer. Ghost a encore tout tué comme d’habitude. On s’est fait une putain de frayeur l’autre jour. Mais notre ange gardien veille sur nous.

De toute la bande, ce fameux Ghost est le seul qui n’est jamais apparu à la caméra, un timide sans doute. Mais Thomas en parle toujours en bien, visiblement il lui porte une grande estime et même si je n’ai pas de visage à mettre sur son nom, je le respecte aussi profondément.

Thomas prend la tablette et l’approche un peu comme pour plus d’intimité.

J’espère que tu tiens le coup sans moi, murmure-t-il, les yeux brillants. Tu sais à quel point je déteste m’absenter comme ça. Je ne pensais pas que… Si j’avais su que…C’était trop tard, je ne pouvais pas revenir en arrière.

Les larmes commencent à couler, mon Dieu. Je me souviens ce que j’ai ressenti quand j’ai regardé ce message.

J’espère que tu ne m’en veux pas, Domi. Je ne pensais pas que tu serais toute seule quand je suis entré dans l’armée. Je suis désolé, ma belle. Tu es tout ce qui me reste, j’espère que tu tiens le coup, pour moi, pour toi. Il faut que tu tiennes le coup, Domi.

Je suis une vraie fontaine. Mon Dieu. Je dois faire peine à voir toute seule devant ma vidéo, la bouteille à moitié vide à la main.

Je rentre vite et pendant mes prochaines perms, je t’y emmène sur ton île, dit-il en souriant. Un peu de couleurs ne te feraient pas de mal si je regarde bien la dernière photo que tu m’as envoyée, celle où tu es avec Sophia. J’espère que tu ne lui fais pas de misères et qu’elle prend soin de toi, que toute la bande prend soin de toi. Heureusement qu’ils sont là pour toi, je pars un peu plus serein comme ça.

Je renifle bruyamment, essuie grossièrement les larmes qui ruissellent sur mes joues et prends une nouvelle gorgée. Si seulement l’alcool pouvait me faire oublier plus que le moment présent.

Je…

Eh ! Thomas, ramène ton cul. Le lieut’ te demande, fait Louis en déboulant derrière lui.

Ce dernier fait un petit coucou à la caméra et ressort aussitôt. Je crois que je connais toute la bande à travers ses messages, il me fait vraiment participer à son quotidien. J’ai la sensation de les côtoyer un petit peu.

Bon ben, le devoir m’appelle on dirait. Je te dis à très vite, mon dragon. Je t’aime.

– Je t’aime, murmuré-je en retour.

L’image se brouille et je fonds un peu plus. Voilà pourquoi j’ai évité ces foutues vidéos depuis tout ce temps. Elles me foutent en vrac.

Un raclement de gorge derrière moi me fait sursauter. Je me retourne à la hâte. Rim est là, planté entre le canapé et le comptoir de la cuisine. Je ne l’ai pas entendu rentrer. Il se balance sur ses pieds, les mains dans les poches et me regarde avec un air de chien battu. Bordel ! Super ! Quelle merde ! Ça n’aurait pas pu être Sophia ? Non ! Il faut que ce soit lui.

Je me lève un peu brusquement, pose violemment la bouteille sur la table basse et la contourne pour sortir le DVD. Au moment où je veux rejoindre ma chambre pour m’y renfermer pour le reste de la journée, Rim se met entre elle et moi. Je lève les yeux vers lui, furieuse.

– Dominica, me dit-il tout doucement. Qu’est-ce que tu as ?

Je suis désarçonnée par le son de sa voix, d’habitude super rauque, là elle semble toute douce, tendre. Il s’en fait pour moi, je le vois, mais pourquoi ? Je ne comprends pas.

Je dois avoir une tête affreuse. Automatiquement, je porte les mains à mon visage pour me cacher. Je déteste me montrer comme ça. Personne ne doit savoir dans quel état je suis vraiment, à quel point je suis brisée, à quel point je suis timbrée.

– Viens là, murmure-t-il avant de m’attirer dans ses bras.

Non, non, je ne dois pas… Pourtant je le laisse faire. La tête enfouie contre son torse, je sens le moindre de ses muscles se tendre alors qu’il me réconforte. Ses bras sont puissants autour de moi, ses mains chaudes dans mon dos. Et je pleure un peu plus et un peu plus fort.

Je ne peux pas le laisser faire, je ne peux pas. Je ne peux pas me permettre ça. Un jour il finira par s’en aller, s’évaporer dans la nature, m’abandonner et je ne serai plus qu’une simple loque. Il ne peut pas me faire ça, je dois l’en empêcher.

Je ne sais pas combien de temps je reste là, dans ses bras. Et lui, il me laisse faire, alors que je dois tremper son tee-shirt, que je dois paraître complètement stupide et un peu bourrée aussi. Je me mets à secouer la tête contre lui. Il prend un de mes bras pour m’écarter doucement de lui et de l’autre main il prend mon visage. Je déteste ce que je ressens à ce moment précis, dans ses bras. La continuité de ce que j’ai ressenti hier. Ça ne va pas, ça ne va pas du tout. Il ne me plaît même pas.

– Dominica, qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi tu es dans cet état ? Qu’est-ce que tu regardais ?

– Tu es là depuis combien de temps ?

– Un moment, fait-il.

– Je… commencé-je avant de renifler.

Super ! Je suis vachement sexy en cet instant.

– Dominica, tu peux me parler.

– Pourquoi est-ce que tu t’entêtes à m’appeler comme ça ? répliqué-je en séchant mes larmes.

Il faut que je change de sujet de conversation, sinon je ne vais pas pouvoir m’arrêter de chialer.

– Parce que tu t’appelles comme ça. Je sais que tu n’aimes pas ton prénom, mais moi je le trouve très joli. Tu le portes bien, me dit-il le regard fixé sur mes lèvres.

Il se reprend vite et revient à mes yeux. Qu’est-ce qui vient de se passer ? Je ne peux pas faire comme si je n’avais rien vu, c’est étrange de sa part. J’ai beau avoir de très jolies lèvres, c’est la première fois que je le vois s’attarder dessus.

– Tommy disait exactement la même chose, murmuré-je la voix enrouée. Je… Je suis désolée.

– Dominica, parle-moi. Tu es bouleversée. Tu as beaucoup bu ? demande-t-il en regardant la bouteille sur la table basse.

– Je sais pas. Je… Laisse-moi, Rim, s’il te plaît.

– Non. Je ne te laisse pas dans cet état.

– Ne fais pas ça, le supplié-je.

– Quoi ?

– Te faire du souci pour moi. C’est pas la peine.

– Je ne peux pas. Tu auras beau me repousser comme tu le fais, ça ne changera rien.

– Mais pourquoi ?

– C’est comme ça.

– Tu ne me connais même pas.

– Je te connais, me dit-il sûr de lui.

Je pouffe avant de fondre à nouveau en larmes. Quelle assurance ! N’importe quoi. Je repose mon front contre son torse. Rim ne me repousse pas. Il pose une main sur mes cheveux et une autre dans mon dos et se contente d’attendre. Attendre que je me confie, attendre que je me ressaisisse un peu. Mais je ne sais pas. Je ne sais pas.

Au moment où je tourne la tête pour reprendre mon souffle, mon regard tombe sur une photo de mon frère posée dans la bibliothèque. La dernière qu’on a prise avant son ultime départ.

– Thomas, c’est mon frère, murmuré-je à Rim.

– L’homme de la vidéo, devine-t-il.

– Oui.

– Viens, dit-il en m’entraînant sur le sofa.

Il s’installe en me laissant de l’espace tandis que je m’assois en rassemblant mes jambes contre mon torse.

– Je ne peux pas faire ça… dis-je subitement.

– Dominica… Tu préfères que j’appelle Sophia ? me demande-t-il.

– Elle sait déjà tout, elle ne peut rien faire. Toi, non plus.

– Peut-être que si… suggère-t-il.

– Il est mort, Rim ! m’exclamé-je, en colère. Il est mort ! Y’a rien que tu puisses faire. Rien !

Et oui… Thomas est mort. Et je suis timbrée. Depuis le temps que je le dis. Les pilules ne servent à rien et Thomas me hante depuis ce jour où cet officier est venu cogner à ma porte pour m’annoncer la tragique nouvelle. Je suis une épave. Une épave qui sait tricher, qui sait faire illusion.

Je ne peux pas en parler au docteur Terrence, je serai enfermée, je le sais.

Je ne peux pas en parler à Sophia, je lui ferai peur, elle appellerait le docteur Terrence et je serai enfermée.

Je ne peux pas le dire à Rim, il me prendrait pour une débile psychopathe, il appellerait l’hôpital et je serai enfermée.

Tout ça n’est qu’un cauchemar, je vais me réveiller. Je suis complètement foutue.

– Tu… Je ne peux pas. Tu es là et je ne peux pas, marmonné-je, incompréhensible. Il m’a abandonnée. Je lui en veux si tu savais. Il est parti, il m’a laissée toute seule. Je n’y arrive pas.

– Dominica, tu n’es pas toute seule. Sophia est là, tes amis sont là. Je suis là, finit-il par dire en attirant mon attention et ma colère monte d’un cran.

Je ne devrais pas réagir comme ça, le pauvre il n’y est pour rien, mais c’est plus fort que moi. Je dois tout faire pour…

– Non ! Je ne veux pas… Tu ne dois pas… bafouillé-je, submergée par toutes ces émotions.

Je ne sais pas gérer tout ça, je ne peux pas. Tout enfermer sous clé en moi, c’était la solution. Je me lève précipitamment et fuse dans ma chambre. Je repousse la porte violemment et la ferme à clé. Je glisse le long du bois froid et tombe au sol en sanglots. C’est trop. Je rampe jusqu’au lit et tends la main pour attraper la boîte.

– Dominica ! appelle Rim depuis l’autre côté.

– S’il te plaît, laisse-moi tranquille, le supplié-je en rejetant le couvercle par terre.

– Je reste ici. Je suis à côté si tu as besoin.

Je ne réponds rien, je prends une lame, lève mon cul pour baisser mon pantalon et sans prendre le temps de désinfecter, je plonge la lame dans la chair de ma cuisse. Le soulagement est immédiat, même si je sais qu’il sera de courte durée.

Des larmes tombent sur mes jambes tandis que le sang s’écoule. Je me dépêche de prendre un mouchoir pour ne pas tacher le parquet de la chambre. J’appuie méchamment sur la plaie et la douleur irradie ma jambe. C’est tout ce que je mérite.

– Tu devrais arrêter de faire ça, me dit Thomas face à moi.

– Va-t’en Tommy.

– Tu es la seule à pouvoir m’empêcher d’être là, me dit-il.

– Thomas s’il te plaît, lâché-je entre deux sanglots.

J’appuie un peu plus, pensant pouvoir faire disparaître l’image de mon frère, mais il est toujours là. Je laisse tomber la lame ensanglantée sur le parquet, le mouchoir teinté de sang et attrape mon sac à la recherche de mes médocs. J’en prends deux de chaque et remue jusqu’à la table de chevet pour prendre la petite bouteille d’eau. Je les avale comme s’ils n’étaient que de simples bonbons.

Je ne vais pas bien. C’est une évidence, n’est-ce pas ?

Les cachets ne tardent pas à faire effet. L’image de mon frère se brouille et je sombre dans l’inconscient.

***

– Domi ! Domi ! appelle Sophia de l’autre côté de la porte.

Je me réveille en sursaut. Putain ! Je me suis effondrée à même le sol. J’ai mal au dos. Je regarde autour de moi, eh merde ! J’en ai foutu partout.

– Dominica ? appelle maintenant Rim.

– Ouais, réponds-je.

– Tout va bien ? demande Sophia.

– Ouais, je…

J’entends qu’on tourne la poignée. Merde, je ne peux pas ouvrir dans cet état.

– Je… Donne-moi quelques minutes, je… Je vous rejoins.

Je ramasse la lame et le mouchoir souillés, fourre le tout dans la boîte et envoie l’ensemble sous le lit. Je jette un œil à ma jambe, putain. Mon cœur accélère la cadence. Je reprends la boîte pour récupérer un pansement. Je mouille un mouchoir, essuie le sang séché et applique le pansement. Il y en a un peu sur le parquet, j’espère qu’en frottant ça suffira. Je m’applique pour ne pas étaler plus que nécessaire et après un peu d’huile de coude j’en viens à bout. Je suis en sueur. Je suis en panique. Bordel ! J’essaie de calmer ma respiration pour apaiser mon cœur, mais c’est dur. Il me faudrait une bonne douche froide.

Je remonte mon pantalon et me mets sur mes deux pieds. Il va falloir que j’affronte Rim et Sophia. Il lui a sûrement dit ce qu’il s’est passé. Je ne veux pas à avoir à reparler de tout ça. Je ne veux pas craquer de nouveau. Je fais quelques pas dans ma chambre, tente de faire baisser la pression. Je suis à fleur de peau. L’alcool, les cachets, en double. Putain !

J’ouvre la porte violemment et file en trombe vers les toilettes, sous les regards stupéfaits de Sophia et Rim. Je n’ai rien à faire, tout remonte en flèche. Je rends tripes et boyaux en toute discrétion. La bile acide m’arrache la trachée. Ça me brûle, c’est vraiment dégueulasse. Alors que je pense avoir vidé mon estomac, un second assaut arrive.

Je m’écroule sur le carrelage, épuisée. J’ai le visage en sueur, je m’essuie le visage avec des feuilles de papier toilette. Et je dois avoir maintenant une haleine de chacal. Sophia apparaît toute timide dans l’ouverture de la porte des chiottes. Je n’ai pas envie qu’elle me voie comme ça, je dois faire pitié. Ça me donne envie de pleurer, encore. Je ne pensais pas avoir un stock de larmes en réserve si important.

Sophia s’accroupit devant moi et sans rien dire, sans rien me demander, elle se penche et m’attire contre elle. Comme une enfant, elle se met à me bercer délicatement et c’est con, mais ça marche. Ça me calme, m’apaise. Elle m’écarte d’elle doucement, relève mon menton et essuie mes larmes avec ses pouces. Elle repousse la mèche rouge derrière mon oreille et me sourit.

– Je suis là, me dit-elle tout bas.

– Je sais. Je sais, répété-je avec un peu plus de conviction. Je suis désolée.

– Ne t’excuse pas Domi. Ce n’est pas grave. Je préfère que tu sois comme ça qu’un vrai glaçon. Tu peux craquer Domi, tu as le droit. C’est être humain.

– Non… fais-je en secouant la tête. Je…

J’aimerais tellement lui dire à quel point je suis folle, mais je ne suis qu’une poule mouillée alors je ferme ma gueule.

– Mon Dieu, soufflé-je en hoquetant. Je… Rim était là, ce qu’il a vu, j’étais vraiment… je… je ne suis même pas capable d’aligner une phrase correcte.

Je renifle bruyamment. Je veux juste… Je ne sais pas. Je lève les yeux vers Sophia qui me regarde les yeux tristes. Elle jette un œil rapide derrière elle. Je penche la tête pour découvrir Rim qui patiente, appuyé contre le mur du couloir. Ouais forcément. Il tend le bras vers Sophia pour lui donner une petite bouteille d’eau. Génial, le voilà préposé à mon hydratation après cauchemar et dégueulade. C’est super. Le top du glamour pour marquer les esprits.

– Il y a quelque chose que je peux faire ? demande Sophia, alors qu’on se relève.

– Je vais prendre une douche, réponds-je platement. Non, un bain plutôt.

– OK, ça va te faire du bien.

Je hoche la tête bêtement alors qu’ils se décalent pour me laisser entrer dans la salle de bains.

***

Je ne sais pas trop combien de temps je suis restée dans l’eau, un moment sans doute parce que j’ai la peau des doigts toute flétrie. Je me sens légèrement détendue. J’ai complètement perdu la notion de temps.

Comme la dernière fois, je me retrouve sans vêtements de change. Mais aujourd’hui je m’en fous. Je déniche la plus grande serviette sur l’étagère et je m’enroule dedans. J’ouvre et jette un œil. La porte de Rim est entrouverte, je l’entends parler faiblement. Curieuse, je m’approche sur la pointe des pieds.

– Ouais, ouais ça va… Ouais c’est sûr… Non, non je ne lui ai encore rien dit. Parce que… en ce moment ce n’est pas le bon moment… Ouais, hum, oui peut-être… Je sais bien… Eh bien, je verrai bien à ce moment-là qu’est-ce que tu veux que je te dise ? C’est trop tard pour faire marche arrière maintenant.

– Psstt, psstt… entends-je un peu plus loin.

Je sursaute en retenant un petit cri en portant une main à ma gorge. Je viens d’être prise sur le fait par Sophia. Les yeux baissés, je la rejoins.

– Dis donc… fait-elle, ce n’est pas bien d’espionner les gens.

– Je l’espionnais pas, la contredis-je, consciente d’être en pleine démonstration de mauvaise foi.

– Comment tu te sens ?

– Mieux. Quelle heure il est ?

– Un peu plus de dix-sept heures.

– Merde ! m’exclamé-je. Je vais être en retard pour le bar. Lincoln déteste quand on est en retard.

– J’ai appelé Lincoln pour lui expliquer dans les grandes lignes ce qui s’est passé. Il te donne ta soirée.

– Non, il faut que j’aille bosser, il faut que je sorte pour… Pour m’occuper l’esprit.

– Mais tu n’es pas obligée, Domi. Tu as eu une rude journée. Prends le temps de te reposer.

– Non pas la peine. J’ai besoin de sortir de l’appartement, Sophia.

– Tu es sûre que c’est une bonne idée ? me demande-t-elle alors qu’elle me suit vers ma chambre.

– J’ai juste besoin de sortir, Sophia.

– On pourrait aller boire un verre quelque part, tranquilles, entre nous.

– Je peux vous accompagner ? demande Rim qui vient de sortir du couloir.

– J’ai pas décidé encore, répliqué-je en resserrant la serviette autour de moi.

– Allez Domi, profite de ta soirée off, je t’en prie.

– J’ai pas envie d’abuser et de profiter de la situation, marmonné-je.

– Tu ne profites de rien du tout. Tout le monde comprend, Lincoln comprend. Tommy était notre ami à nous aussi, Domi.

– Je sais. OK ça marche. Donnez-moi cinq minutes.

– Comptes-en plutôt dix, plaisante Sophia en me faisant sourire.

Je croise le regard de Rim en entrant dans la chambre. Qu’est-ce qu’il lui a raconté exactement ?

***

C’est Sophia qui choisit notre destination. On se retrouve donc installés dans un petit bar jazzy, très sympa, pas très loin de Central Park.

Après ma consommation de cette journée, je préfère la jouer sérieux et ne pas prendre d’alcool. Je sais, ça peut étonner mais je peux être raisonnable, parfois. Rim commande une bière, Sophia un cosmopolitan et moi un cocktail sans alcool donc. L’ambiance est sympathique, le décor totalement différent du Murphy’s, plus féminin ici, moins agressif, massif.

Une serveuse habillée en noir et blanc nous apporte nos consommations et adresse un grand sourire à Rim. Visiblement le style homme des cavernes peut plaire. Il n’a pas l’air d’y prêter spécialement attention. D’ailleurs quand j’y pense, je n’ai jamais vu Rim avec une fille, je ne l’ai jamais vu non plus en approcher une. Est-ce qu’il serait gay ? Après tout, je m’en fous, il fait bien ce qu’il veut ! Sophia me fixe avec attention comme si elle guettait le moment où j’allais craquer à nouveau. Mais c’est bon, je ne ferai plus ça. Et sûrement pas auprès de Rim.

– Alors ! Raconte-moi comment tu as rencontré Toby, demande-t-elle à Rim en s’intéressant à son histoire avec son cousin.

– Eh bien, on était ensemble au collège, un peu au lycée. On n’habitait pas loin avant de déménager. Du coup, on n’a plus été au lycée ensemble à partir de la première.

– C’est marrant mais quand je pense à lui, je ne vous imagine pas vraiment traîner ensemble. Toby est plutôt du genre timide, un peu geek.

– Oui, je sais. On n’était pas vraiment potes. Disons que je n’aime pas les petites brutes qui se croient supérieures aux autres. J’ai plus ou moins remis un mec qui s’en prenait à Toby à sa place et voilà. Mais sinon, non, on n’a jamais vraiment traîné ensemble.

– Du coup, il s’est senti redevable, interviens-je. C’est pour ça qu’il a contacté Sophia quand tu es arrivé ici.

– Plus ou moins ouais, dit-il en restant vague.

OK, en voilà une réponse des plus construites. Toujours super avare en détails celui-là.

– Je me posais une question, commencé-je alors que Sophia me regarde, inquiète. Ton look, c’est vraiment ton genre ou c’est parce que tu es flemmard ?

– Pourquoi ? Ma barbe te dérange ? demande-t-il en la lissant avec sa main.

– Pas spécialement. C’est juste que… Tu vas bosser comme ça ? demandé-je sceptique.

– Non. En ce moment je ne bosse pas.

– Pourquoi ça ? T’as combien de jours de vacances ?

– Je ne suis pas en vacances. Je suis en convalescence.

Je manque de m’étrangler avec ma boisson. Lui ? En convalescence ? Avec le physique qu’il tient ? Comment c’est possible ? Il doit juste venir de lire dans mes pensées parce qu’il sourit avant de reprendre.

– J’ai subi une opération il n’y a pas longtemps et je récupère encore. Physiquement j’ai l’air d’aller c’est sûr. J’ai repris le sport et tout ça, mais je dois y aller doucement encore pour le moment.

– Je suis désolée, je savais pas.

– Tu ne pouvais pas le savoir. Mais tu fais bien de me dire que mon look ne remporte pas tes faveurs, plaisante-t-il.

Sophia se met à ricaner. Elle prend sûrement un malin plaisir à l’entendre me rembarrer. Cette garce ! Alors qu’elle n’en pense pas moins.

– J’ai appris que Hiro avait pris contact avec toi pour la salle de boxe, lui dit-elle.

– Ouais, fait-il après une gorgée.

– Quelle salle de boxe ? me renseigné-je, toujours la dernière au courant comme d’hab’.

– Hiro m’a proposé de venir avec Travis, Cameron et lui à la salle de boxe pour s’entraîner, combattre tranquillement ensemble. Les autres viennent parfois si j’ai bien compris.

– Et ils savent que c’est ton métier ? demandé-je, stupéfaite.

– Ouais.

– Eh bien, c’est qu’ils doivent en avoir une sacrée paire, observé-je, faisant s’étrangler Sophia. Oh ça va ! Fais pas ta mijaurée. T’auras peut-être bientôt l’occasion de le découvrir par toi-même.

– Domi ! s’exclame-t-elle offusquée.

Rim lui lance un regard surpris.

– Ah ouais, t’es peut-être pas au courant, mais Sophia a le béguin pour Hiro. Elle prend son temps…

– Ta gueule Domi, tout semble peut-être facile pour toi, mais ça ne l’est pas pour moi, réplique-t-elle sévère.

Bon et bien en voilà une deuxième qui me remet à ma place. Si j’avais su que je passerais la soirée comme ça, j’aurais refusé. Elle sous-entend presque que je suis une salope qui couche avec tout ce qui bouge ou je rêve ?

Elle doit se rendre compte de ce qu’elle vient de dire parce qu’elle me prend la main par-dessus la table et s’excuse.

– Désolée, ce n’est pas ce que je voulais dire, murmure-t-elle. C’est juste que… J’ai envie de sauter le pas, mais… On fait tous partie de la bande et si jamais ça ne collait pas entre nous, comment on ferait ? Ça serait trop bizarre.

– Ann et Avery ne se sont pas posés de question, répliqué-je, faisant comme si ça ne m’avait pas atteint. Julie et Chase, non plus.

– Oui, je sais bien.

– Qu’est-ce que tu en penses Rim ? demandé-je en sirotant mon cocktail rose.

– Moi ? s’étonne-t-il. Je ne suis pas vraiment bien placé pour répondre à ça, je pense.

– N’essaie pas d’éviter la question, t’as forcément une opinion.

– Je… Je ne sais pas. Avant de penser à ce que le groupe pourrait penser ou imaginer comment ça se passerait si ça ne marchait pas, il faut peut-être que tu voies ce que ça donne et te lancer. Il vaut mieux des regrets que des remords.

– Eh bien voilà qui est joliment dit, approuvé-je. Il faut que tu y ailles, Sophia. Crois-moi, Hiro ne dira pas non et entre vous ça marchera.

– Ouais, peut-être.

Sophia détourne le regard vers la chanteuse accompagnée par un piano qui se lance dans une interprétation de « Calling You » de Jevetta Steele, du film Bagdad Café. À la fin de la chanson, Rim s’absente pour aller aux toilettes et demander une nouvelle tournée. Sophia passe au cocktail sans alcool comme moi.

– Tu te sens mieux ? me demande-t-elle.

– Ouais.

– Je suis désolée pour tout à l’heure. Je ne voulais pas sous-entendre que tu… commence-t-elle sans pouvoir finir.

– T’en fais pas. Après tout, t’es pas loin de la vérité.

– Domi ! Ce n’est pas ce que je pense ni ce que j’ai voulu dire. Tu es une adulte et tu fais ce que tu veux. Je ne te juge pas. Ce que j’ai voulu dire c’est que tu es bien plus légère et décontractée par rapport à ça que moi.

– Je suis une fille facile en gros.

– Non, parce que c’est toi qui choisis, nuance-t-elle.

– Mouais…

– Domi, s’il te plaît, ne m’enfonce pas.

– Je ne t’enfonce pas.

– Un peu quand même, tu sais bien que ce n’est pas ce que je pense. J’apprécie ta facilité à aller vers les mecs, sans que ça te fasse passer pour une fille facile, loin de là. Quand un mec te plaît, tu fonces, tu ne te poses pas cinquante mille questions. Je t’envie.

– Mouais, réponds-je dubitative.

Supposer que Sophia, à qui tout réussit, qui est la plus gentille que je connaisse, adorable, puisse m’envier, m’est complètement surréaliste.

– C’est juste que… commencé-je. Si tu peux sous-entendre ça, qu’est-ce qu’il peut bien penser ?

– Qui ça ? Rim ?

– Ouais.

– Je n’en sais rien et je ne crois pas qu’il y prête attention. Tu fais ce que tu veux, Domi.

– Ouais peut-être mais ça n’empêche pas les autres de juger.

– Il n’est pas comme ça. Et puis je croyais que tu te moquais de ce qu’il pouvait bien penser…

– Ouais, c’est vrai. Qu’est-ce qu’il t’a raconté ? demandé-je en changeant de conversation.

– Il m’a appelée tout de suite après que tu sois allée t’enfermer dans ta chambre. Il m’a raconté qu’il t’avait trouvée bouleversée, en pleurs devant la télé, que tu t’étais confiée à lui, c’est tout. Il ne voulait pas trop me dire pourquoi, mais il devait bien se douter que j’étais au courant. Je ne lui ai rien raconté précisément, me rassure-t-elle. Juste que c’était très dur pour toi en ce moment. C’est tout. Il ne m’a trop rien dit, mais je pense qu’il a été touché de te voir comme ça, surpris et content aussi que tu finisses par te confier à lui.

– Ouais mais ça n’arrivera plus. J’étais saoule, c’est pour ça. Je ne veux pas qu’il se fasse des idées.

– Pourquoi tu dis ça ? Il est sympa, le défend-elle.

– Je ne dis pas le contraire, j’ai rien contre lui, vraiment. Il peut être sympa et rigolo, mais je ne peux pas.

– Pourquoi, Domi ?

– Je ne peux pas, c’est trop dur. Je ne…

Je m’arrête en pleine phrase, Rim vient nous rejoindre suivi de la même serveuse que tout à l’heure.

– Merci, répond-on tous en chœur.

Je décide que les sujets graves, c’est terminé pour la soirée. On discute donc de musique, de sport, même si je ne participe pas beaucoup, de nos villes respectives, de leur Texas natal. Peu à peu, j’oublie la douleur qui m’a habitée toute la journée, même si je sais qu’elle n’est pas loin, à guetter.

A suivre…

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