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Mur de marbre
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numérique et poche

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première couverture

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relooking numérique

9 premiers chapitres

 1

Shane

Sur le trottoir, je patiente nerveusement. Mon frère Eric doit venir me chercher. Cela fait trois ans que nous ne nous sommes pas vus, alors j’appréhende. Non, le mot est faible, j’angoisse, alors que ce n’est pas vraiment mon style. Quelle va être sa réaction ? Quel regard va-t-il porter sur moi ? Et puis, pour être honnête, je m’interroge aussi. Quelle va être ma réaction à moi ? Allons-nous être coincés ou bien cela se fera-t-il naturellement ? Est-ce que je stresse ? Peut-être bien. Les mains moites et le coeur qui bat plus vite que la normale doivent être de bons signes.

Je ne sais absolument pas quelle voiture il conduit, mais instinctivement je tourne la tête alors qu’une berline compacte tourne à l’angle de la rue. Le conducteur fait crisser les pneus en pilant devant moi et descend sans couper le moteur pour se jeter littéralement dans mes bras. Je laisse tomber mon sac par terre et resserre notre étreinte. Au premier abord, cela me fait drôle : des mois que je n’ai pas eu un contact si proche avec quelqu’un ! Et puis rapidement, cela s’impose à moi : cela m’a manqué, profondément, intensément. J’ai toujours été très proche de mon frère, alors oui, il m’a manqué.

Je porte une main à sa nuque et le détaille minutieusement. Légèrement plus grand que moi, il est aussi moins large. J’ai toujours été plus physique qu’intellectuel, contrairement à lui. Mis à part ces quelques différences physiques, nous nous ressemblons énormément. Les mêmes yeux bleus, dont on a toujours su jouer et qui font notre charme, le même nez droit, la même forme allongée de visage… Le portrait craché de notre père, comme notre sœur est celui de notre mère. La seule chose que nous partageons tous les trois, c’est notre couleur de cheveux, auburn, que l’on tient de maman.

Je pose mon front sur le sien et nos regards plongent l’un dans l’autre. L’appréhension que j’éprouvais disparaît, parce que je ne lis aucune colère ni aucune rancœur dans ses yeux. Eric ne semble pas m’en vouloir à cause de mes mauvais choix qui nous ont éloignés. Tout ce que je lis, c’est qu’il est heureux de me revoir. Il éprouve aussi certainement du soulagement de constater que je vais bien.

– Shane, murmure-t-il. Tu es bien là ?

– Oui, je suis là.

Je prends le temps de l’observer attentivement. Il n’a pas changé, mais je peux lire dans ses yeux qu’il n’est absolument plus ce jeune homme insouciant que j’ai quitté il y a des années. La vie adulte lui a sans doute forgé un caractère plus sérieux, plus posé, d’autant plus avec la profession qu’il exerce. Je suis tellement heureux de voir qu’il va bien, que la vie lui réussit tout simplement. Je l’attire à nouveau à moi et le serre fort.

– Tu m’as manqué, p’tit frère.

– Toi aussi, Shane.

Je le libère et on se met à rire bêtement. Je crois que tous les deux, on a du mal à prendre conscience qu’on se trouve bien l’un en face de l’autre. Il fait un petit mouvement de tête vers la voiture, je balance mon sac à l’arrière et on grimpe à l’intérieur. Un petit silence s’étire entre nous pendant quelques instants, puis Eric prend la parole.

– Je ne sais pas ce que tu as prévu exactement, vu qu’on n’en a pas vraiment parlé, mais j’ai quelque chose à te proposer.

– Vas-y, je t’écoute.

– Beth partage une maison avec Callie, sa collègue au bar qui se situe juste en dessous. Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, elles partageaient les lieux avec Ben, le barman, mais il a récemment démissionné et quitté la ville. Elles ne sont donc plus que toutes les deux. Le mec qui possède à la fois le bar et la maison cherche un nouveau barman et un colocataire. Tu serais partant ? demande-t-il d’un ton un peu hésitant.

Beth est sa petite amie depuis quelques années maintenant. Il m’a parlé d’elle, mais sûrement pas autant qu’il l’aurait souhaité. J’ai énormément de choses à rattraper. Du coup, je suis un peu étonné d’apprendre ça, de voir qu’elle est déjà prête à me faire une place dans sa vie alors qu’on ne s’est jamais rencontrés.

– C’est Beth qui a pensé à tout ça ?

– Oui. Je sais que tu ne la connais pas encore, si ce n’est ce que je t’ai raconté sur elle, mais elle a envie de t’aider.

– Mais elle en a discuté avec le proprio ?

– En fait, il y a eu plusieurs candidats, mais aucun ne les a convaincus. Alors Beth a pensé à toi. Et Josh, le proprio, a accepté sans poser de questions. Tu es mon frère, dit-il comme si ça expliquait tout.

– Mais le type ne me connaît même pas !

– Il faudra que tu fasses tes preuves. Mais pourquoi veux-tu qu’il y ait un problème ? Tu as besoin d’un travail et d’un toit. Contente-toi d’accepter, Shane.

Je n’insiste pas, je n’ai aucun intérêt à refuser les mains tendues et un de mes objectifs est de me reconnecter avec ma famille, alors je hoche la tête et lui souris.

– Tu veux aller quelque part en particulier ? demande-t-il.

– Non. Est-ce que tu peux juste rouler ?

– Bien sûr.

– Merci.

Ce n’est pas que je ne veuille pas faire la conversation, mais mon regard est rivé sur l’extérieur. Detroit est une ville qui m’a toujours attiré. On a grandi de l’autre côté de l’État, à Muskegon.

En soi, c’est un coin sympa, qui offre tout le nécessaire, mais je m’y suis toujours senti à l’étroit et je n’avais qu’une envie : rejoindre la plus grande ville de l’État. Et c’est ce que j’ai fait. Pour le meilleur et pour le pire…

J’observe les paysages urbains défiler devant nous. Je n’avais pas souvenir que la ville était si verdoyante. Peut-être que je n’y ai tout simplement jamais fait attention. L’état des routes est toujours aussi abominable. D’autres choses ont changé : des terrains maintenant tout en friche avec les bâtisses laissées à l’abandon, des commerces fermés, des maisons fantômes. À mesure qu’on approche du centre-ville, j’ai l’impression de découvrir de nouveaux reliefs, de nouveaux magasins, mais tout me reste familier malgré tout et c’est rassurant.

La soirée est bien entamée quand Eric ralentit et s’engage dans une rue tranquille. Je sais qu’on est dans le quartier d’Islandview, plutôt agréable, à deux pas d’Elmwood Park, à proximité de la rivière Detroit et de Belle Isle.

Je repère immédiatement le bar qui fait l’angle à l’autre bout. Eric arrête la voiture à quelques mètres et j’observe les alentours. La bâtisse est sur trois niveaux. Le bar occupe le rez-de-chaussée, et vraisemblablement, la maison les deux étages supérieurs. Je récupère mon bagage et Eric m’entraîne dans une petite allée privée adjacente où un escalier mène à l’entrée. Je remarque que le bar est plus profond que la maison et que celle-ci bénéficie d’un toit-terrasse au deuxième étage.

Beth est là pour nous accueillir. Je découvre une jeune femme d’une beauté classique, mais dont la joie de vivre transparaît sur son visage et lui donne un charme fou. Brune aux cheveux courts, elle est élancée, dynamique. Et que dire de la façon dont elle regarde mon frère ? J’aimerais un jour rencontrer une femme à qui je ferai cet effet. Son sourire est chaleureux quand elle vient à ma rencontre.

– Bonjour, Shane.

– Beth, je suis ravi de faire ta connaissance.

– Voici l’amour de ma vie, dit Eric en passant un bras autour de ses épaules.

Elle se met à rougir en attrapant son tee-shirt et secoue légèrement la tête avant de nous inviter à entrer. Je laisse tomber mon sac par terre et prends quelques instants pour observer les lieux. La première chose qui me saisit, c’est l’odeur très agréable qui y règne. Cela sent bon et je me prends à fermer les yeux et à apprécier ce petit détail subtil. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est super important pour moi. J’ai immédiatement la sensation que je vais me plaire ici.

La décoration est simple, mais accueillante. Les murs de l’entrée, des escaliers, qui mènent sûrement aux chambres, et du petit couloir au bout duquel je devine la cuisine sont blanc cassé. L’espace est donc très lumineux. Une plante verte sur la gauche, un portemanteau à droite. Plusieurs tableaux façon Andy Warhol apportent des touches de couleur.

Je suis Eric et Beth dans le salon et poursuis la découverte de ma future habitation. L’espace n’est pas très grand, mais cosy. Un canapé trois places en tissu gris très clair est disposé au centre de la pièce, un fauteuil assorti juste à côté, une table basse vitrée, placée devant, et une télévision grand format en face. Plusieurs étagères habillent les murs peints en taupe et un tapis aux motifs géométriques finit de réchauffer la pièce. Pas de tableaux multicolores dans cette pièce, mais de nombreuses photos en noir et blanc, très classe, j’aime beaucoup.

Je jette un œil à la cuisine dont les murs ont été peints dans une couleur assez pétante, tranchant avec le reste, un rouge criard qui fait ressortir le mobilier blanc. La pièce n’est pas très grande, mais comme elle est ouverte sur le salon, ce n’est pas un problème. Un comptoir et des tabourets permettent de déjeuner et de profiter.

Je m’installe dans le fauteuil alors que Beth et Eric prennent place dans le canapé. Je jette un œil derrière moi, par-delà la baie vitrée. La terrasse a été aménagée, j’aperçois une petite table, un ensemble de fauteuils et des coussins colorés.

Beth me lance un petit sourire timide et j’en profite pour la questionner, histoire d’orienter la conversation. Je ne suis pas prêt à être bombardé de questions en tout genre. J’ai eu la version d’Eric, mais j’ai envie d’en apprendre plus sur elle.

– Eric m’a beaucoup parlé de toi. Comment vous êtes-vous rencontrés ?

– Je t’ai déjà raconté ça, intervient Eric.

– Je sais, mais j’ai envie de l’entendre de sa bouche parce que je suis sûr que tu ne m’as pas tout dit !

Eric grimace, mais laisse sa chérie me raconter le début de leur histoire.

– Je travaillais déjà au bar et Eric était là. Je le trouvais tout à fait à mon goût, mais il était avec une femme, magnifique qui plus est. Alors la soirée a passé. Et puis, quand elle est partie, je l’ai entendue l’appeler « p’tit frère » et j’étais super contente. Mais si j’avais craqué sur lui, lui n’était pas vraiment réceptif. Je me suis tout de même approchée à la fin de mon service et on s’est mis à parler. J’ai appris qu’il n’était que de passage parce qu’il étudiait à East Lansing. Il semblait un peu ailleurs et il avait bu, mais il me faisait rire. Il racontait des idioties, je crois qu’il m’a séduite immédiatement, mais je ne voulais pas craquer, il partait ensuite. Mais monsieur en a décidé autrement, il a provoqué les choses, je dirais.

– Des années que je te le dis, mais je ne l’ai pas fait exprès ! ! se défend-il.

Beth se met à rire franchement, un peu sceptique toutefois, et j’attends qu’elle poursuive.

– Je me suis levée pour partir et Eric m’a retenue par le poignet, sauf qu’il s’est emmêlé les pieds je ne sais comment et il est tombé du tabouret, directement dans mes bras, la tête dans mon décolleté.

– Droit au but ! ris-je.

– Je plaide non coupable !

– Cela aurait été un autre homme, je l’aurais mal pris, mais il y avait quelque chose dans ses yeux… explique Beth en dévisageant Eric. Et puis il était vraiment navré de ce petit incident. Il s’est confondu en excuses et m’a dit qu’il voulait me revoir, peu importaient les kilomètres. Il refusait que je lui échappe. Comment résister ? On a échangé nos numéros et on ne s’est plus lâchés depuis. Au début à distance, durant deux ans, et puis il a rejoint Detroit après l’obtention de son diplôme et il a trouvé rapidement un poste au cabinet du procureur de la ville.

Il se penche pour l’embrasser et je vois qu’ils respirent le bonheur.

– Je suis heureux pour vous !

– Merci, répondent-ils en chœur.

Beth me confirme par la suite que sa collègue et colocataire s’appelle Callie. Elle est à la maison, mais elle n’est pas encore descendue. Beth me rassure en me disant que tout va bien se passer, aussi bien ici qu’au bar avec Josh. J’essaie de me détendre et me dis que je n’ai aucune raison de ne pas la croire sur parole.

– Eric m’a dit que tu suivais des études en parallèle ?

– Oui, sourit Beth. Je ne travaille au bar que les vendredis et samedis soir, ponctuellement la semaine, mais c’est plus rare. Callie y est à temps plein, par contre. J’ai repris les études il y a deux ans avec le soutien d’Eric. J’étudie l’histoire de l’art à la Wayne State University.

– Tu en as encore pour combien d’années ?

– En septembre dernier, j’ai entamé la troisième. Minimum une. Si je veux, je peux encore faire une année de spécialisation, mais je n’ai pas encore décidé, j’ai le temps. Après le diplôme, j’aimerais intégrer l’Institut d’arts de Detroit. J’y ai déjà fait des stages, ils me connaissent, alors j’ai bon espoir.

– C’est vraiment cool.

– Je suis fier d’elle, dit Eric en la regardant amoureusement.

Il n’y a pas qu’elle qui soit follement éprise, je peux le dire en voyant mon frère. Je suis tellement heureux pour tous les deux.

2

Callie

Je suis réveillée depuis un moment et j’ai entendu du bruit en bas. Sans doute Eric qui vient voir Beth. Je devrais descendre, me mêler à mes amis, mais au lieu de ça, je reste là, allongée sur mon lit, les yeux rivés au plafond. C’est toujours quand je suis seule que le bourdon m’envahit. Entourée de mes amis ou au bar quand je travaille, j’arrive à laisser de côté mes problèmes, mais seule, face au silence et à mes pensées, c’est bien plus difficile. Je suis arrachée à mes réflexions par la sonnerie de mon téléphone. Je m’extirpe du confort de mon lit pour aller décrocher.

– Coucou !

– Hey, salut, toi ! s’exclame mon amie Selina. Je pensais à toi et j’ai eu envie de discuter un peu.

Je prends place derrière la coiffeuse et observe mon reflet. Je n’ai pas pris le temps de me démaquiller en rentrant cette nuit, alors je fais peur à voir. Je mets le téléphone sur haut-parleur et continue notre conversation tout en essayant de me rendre plus présentable.

– Peut-être qu’on pourrait se voir aujourd’hui ? propose-t-elle.

– Oh, Selina, je suis désolée. Je bossais cette nuit et je suis un peu crevée.

– Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vues.

– C’est vrai et j’en suis désolée. Une autre fois. Vraiment, aujourd’hui, je me sens juste… naze.

– Ouais, bien sûr, pas de souci.

– Tout va bien ?

– Oui, oui, vraiment.

– Tu es sûre ? Tu ne me dis pas ça pour que je ne m’inquiète pas ?

– Non, c’est vrai, je ne te mens pas. Plein de projets, vraiment j’ai la pêche.

– Tant mieux. Ça fait plaisir à entendre.

Je me relève et attrape des vêtements qui traînent pour me changer avant de descendre. Un short et un sweat tout doux, un peu vieux, mais tellement confortable.

– Tu sais que même si on n’arrive pas à se voir, tu peux m’appeler quand tu veux, hein ? affirmé-je en quittant la chambre.

– Oui, je sais que je peux compter sur toi. Et toi aussi, je suis là si tu as besoin.

Je sais lire entre les lignes, je sais à quoi elle fait référence. Mais j’ai tendance à me fermer comme une huître quand on en parle, alors elle n’ajoute rien. J’arrive en bas des escaliers et tombe sur des chaussures en vrac, ce qui m’énerve un peu, parce que je fais toujours en sorte de ne rien laisser traîner.

– Merde, Beth ! Tes godasses ! m’exclamé-je en éloignant légèrement le téléphone.

– Désolée ! répond-elle d’une manière pas vraiment navrée pourtant.

Je tourne vers le couloir, entre dans la cuisine sans lui prêter attention et continue ma conversation. J’ouvre le frigo pour récupérer le lait.

– Tu as vu Morgan récemment ? demande Selina.

– Non, pas depuis deux semaines, mais je lui envoie régulièrement des messages. Je vais bien, alors je n’en ressens pas le besoin.

– Tant mieux.

– Toi, si ?

Je coince le téléphone entre mon menton et mon épaule et me sers un verre. Je laisse échapper un « merde ! » quand plusieurs gouttes se répandent tout autour.

– Non, non plus, répond-elle. Comme toi, des messages. J’éprouve le besoin de prendre des nouvelles, tu comprends ?

– Oui, moi pareil. C’est tout à fait normal et c’est important.

– C’est ça. Bon, écoute, je ne vais pas te déranger plus longtemps.

– Tu ne me déranges pas. Ça m’a fait plaisir de t’avoir.

– Oui, moi aussi. On se revoit vite, d’accord ? C’est quand même mieux que le téléphone, non ?

– Oui, tu as raison. Je te le promets, à très vite. Bonne journée à toi.

– Oui, toi aussi. Bisous.

– Bisous.

Je raccroche en soupirant avant de me tourner enfin vers le salon, mon verre à la main, et je découvre Eric, Beth et un inconnu qui a les yeux rivés sur moi.

Certes, je ne suis pas spécialement coiffée, encore moins maquillée, absolument pas apprêtée, certaines auraient été mal à l’aise, mais pas moi. Je fais le tour du comptoir et les rejoins avec un sourire.

– Salut !

– Salut, Callie, répondent en chœur Beth et Eric.

– Je te présente Shane, mon frère, dit Eric.

– Salut, fait Shane en me souriant.

Il a une dent légèrement de travers sur la rangée du bas, mais cela donne un petit côté encore plus charmeur à son sourire, sans parler de la fossette au milieu de sa joue. Il a une voix grave et suave, qui va parfaitement avec son allure et sa carrure. Encore un qui doit faire des ravages. Beaucoup d’hommes comme lui défilent au bar, certains sont adorables, d’autres beaucoup moins. Je me demande immédiatement dans quelle catégorie je serai amenée à le classer. Même s’il est assis, je devine qu’il est grand et je vois qu’il est bien bâti. Ses muscles se tendent sous son tee-shirt à manches longues alors qu’il a les coudes posés sur ses genoux.

J’aperçois un tatouage dans son cou, je suis persuadée qu’il en a d’autres. Je suis même surprise de ne pas lire les lettres « F U C K Y O U » tatouées sur ses doigts, il en aurait bien le genre. Il a les cheveux très courts, le crâne presque à nu. Et son regard fixe ne me quitte pas.

Je suis habituée aux regards parfois lourds et insistants des clients au bar, je sais que cela fait partie du jeu. Et bien souvent, si l’état d’ébriété est avancé, cela devient particulièrement pénible. Mais Josh veille sur nous et je n’y prête pas vraiment attention. Mais là, je ne sais pas pourquoi, je sens que c’est différent, il y a quelque chose dans le sien qui me mettrait presque mal à l’aise. Pour une première rencontre, c’est un peu trop à encaisser. Et je suis d’autant plus perturbée que mon petit ami, Adam, arrive péniblement à susciter pareille émotion.

Les yeux de Beth jouent rapidement au ping-pong entre nous deux avant qu’elle se lève pour s’approcher de moi.

– Tu te rappelles, je t’en ai parlé ? Shane revient sur Detroit, et comme Ben vient de partir, je me suis dit qu’il pourrait prendre sa place.

Je devais écouter seulement d’une oreille parce que je ne me souviens pas vraiment de l’avoir entendue dire qu’il travaillerait avec nous…

– Si Josh est d’accord, je suis d’accord, pas de souci.

– Tu te rappelles aussi qu’il s’installe ici ?

Je lui lance un regard surpris. Ça ne me dérange pas, mais comment ai-je fait pour ne pas percuter quand elle me l’a dit ? Je hoche la tête tout en prenant place sur un tabouret du bar. À peine mes fesses posées, mon téléphone se met à sonner. Je jette un oeil à l’écran : c’est Adam. Je prends une profonde inspiration, me demandant aussitôt s’il sera dans un bon jour, et décroche en m’excusant, avant de quitter le salon.

– Allô ?

– Tu es réveillée, grogne-t-il.

Bon, mauvaise humeur, visiblement.

– Oui, à l’instant.

– Tu es où ?

– Je suis encore à la maison.

– Tu n’es pas venue me voir en sortant. Je t’ai attendue.

– Non, j’étais fatiguée.

– Putain, et un coup de fil ou un message, c’est trop demander ?

– Oui, je sais, je suis désolée, j’aurais dû.

– Oui, tu aurais dû. Tu aurais quand même pu venir à la maison, tu peux dormir aussi ici.

– C’est injuste, Adam. Je travaille tard et tu sais que c’est plus simple pour moi de…

– Et nous alors ? ! s’emporte-t-il. Tu préfères rester tranquille chez toi que passer du temps avec moi.

– Tu sais bien que c’est faux.

– Je me le demande. Tu sais que je pars pour quatre jours en plus.

– Oui, mais…

Je n’ose pas lui dire que je n’y ai pas du tout pensé, il le prendrait très mal. Adam est artiste peintre. Nous sommes ensemble depuis des années, mais nous ne vivons pas sous le même toit. Cela peut paraître étrange, mais c’est comme ça. Comme je lui ai dit, je trouve plus pratique de rejoindre directement la maison après mon service pour pouvoir me reposer et je n’ai pas un long chemin à faire dans la nuit pour rentrer chez moi. Quant à Adam, il est souvent en déplacement sur tout le territoire pour assister à des expositions où ses toiles sont vendues et je préfère ma maison à son atelier, qui sent constamment la peinture et d’autres produits, sûrement toxiques. Ici, je me sens bien plus en sécurité.

– Arrête de te trouver des excuses bidon, m’accuse-t-il durement. Je suis sûr que tu l’as fait exprès. Tu es encore fâchée pour la dernière fois.

– Je te jure que ce n’est pas ça, Adam. Vraiment.

– Arrête de me raconter des conneries, je n’ai pas le temps pour ça.

Je sens les larmes me monter aux yeux. Je sais pourtant que lorsqu’il est de cette humeur, il ne sert à rien de discuter, il reste campé sur ses positions et tout ce que je dis n’est qu’affront. Je ne sais pas pourquoi cela me touche autant, je devrais avoir l’habitude. C’est toujours comme ça. Je pourrais continuer, tenter de le convaincre que je n’ai pas agi pour le punir ou parce que je ne l’aime pas, mais Adam me raccroche au nez. Les larmes coulent sur mes joues. Je les essuie rageusement. Cette relation amoureuse est vraiment chaotique. On fait un pas en avant pour en faire deux en arrière. Je sais que je devrais renoncer à construire quelque chose de durable avec lui, mais inévitablement, je reviens toujours vers lui. Notre histoire est particulière.

Je renifle un bon coup et rejoins le salon, sans pour autant entrer dans la conversation de mes amis. Je me doute qu’ils ont entendu la mienne et je n’ai pas envie d’affronter leurs regards pleins d’interrogations ou de compassion, surtout celui de Beth. Bien entendu, elle est au courant des problèmes que je rencontre avec Adam et le seul conseil qu’elle ne m’ait jamais donné, c’est de le quitter. Je récupère mon verre de lait, le finis d’une traite et vais le mettre dans l’évier.

– Ça va ? me demande Beth qui m’a rejointe.

– Oui, affirmé-je, ne voulant pas m’étendre sur le sujet.

– Tu veux passer la soirée avec nous ?

– Bien sûr ! Avec plaisir. Je dois faire la connaissance de notre nouveau coloc’ !

Beth se propose d’aller faire visiter l’étage à Shane et de lui montrer ainsi sa chambre. Je prends l’initiative de commander chinois et vais attraper des bières pour tout le monde. Rapidement on se retrouve tous dans le salon, Eric et Beth collés l’un à l’autre sur le canapé, moi à l’autre extrémité et Shane dans le fauteuil. J’ai comme l’impression qu’il l’a adopté.

Il me semble un peu sur la retenue, ce qui est tout à fait normal, cela ne doit pas être évident de débarquer comme ça dans un petit groupe. Mais Beth et moi sommes plutôt faciles à vivre, alors j’espère qu’il sera rapidement plus à son aise.

Quand nos plats sont livrés, les langues se délient et l’ambiance devient de plus en plus joyeuse. J’arrive à mettre de côté Adam et sa petite crise et à me concentrer sur mes amis et, j’espère, futur ami également.

J’observe avec tendresse ma meilleure amie et Eric, ils font tellement plaisir à voir. Et même si je ne connais pas Shane, je peux affirmer qu’il ressent la même chose en les regardant. Nos regards se croisent et on se sourit, l’air de partager un petit secret parce qu’on pense à la même chose. Ce petit moment me fait dire qu’on va bien s’entendre, parce qu’on est sur la même longueur d’onde.

***

Le lendemain matin, je me réveille de bonne humeur, la soirée était vraiment extra, j’ai beaucoup aimé. Dans la cuisine, je prépare du café, des toasts, et sors un peu de tout : pâtes à tartiner, confitures, miel. Je ne sais pas si Shane est encore à la maison ou s’il est sorti faire un tour. J’ai ma réponse quand je le vois entrer dans la pièce tout en bâillant.

– Salut. Désolé.

– Ce n’est rien, souris-je.

Il prend place sur un tabouret et regarde devant lui.

– Beth n’est pas là ?

– Oh, non, elle a cours.

– Ah oui, c’est vrai.

– Tu prends du café ?

– Oui, s’il te plaît.

Je nous sers deux tasses et lui en donne une. Je me demande, à voir sa tête si peu réveillée, s’il est de ce genre de personnes à être grognon le matin. Ben était un peu comme ça, à prendre avec des pincettes.

– Tu as bien dormi ?

– Oui, très bien. Le lit est très confortable et votre maison est très sympa.

– Oh, c’est gentil. Je ne dirais pas que nous sommes des pros de la déco, mais je trouve aussi.

– Je ne l’ai pas fait hier, mais je te remercie de m’accepter si facilement.

– Pas de souci. Tu es le frère d’Eric.

Il hoche la tête avant de prendre une gorgée.

– Dis-moi tout.

– Que veux-tu savoir ?

– Comment vous vous organisez au quotidien ? Vous avez des routines ?

– Oh, eh bien, pas spécialement. Pour le loyer et les charges, il faudra voir ça avec Josh. Ensuite, pour les courses, généralement c’est Beth qui s’en occupe et on lui donne notre part. Si ça te convient.

– Oui, bien sûr, pas de souci. Je ferai comme vous avez l’habitude.

– Pour le reste, le plus souvent c’est moi qui cuisine, parce que j’adore ça, mais tu es chez toi, tu as le droit de te servir sans attendre l’autorisation de qui que ce soit. Après, comme on va être amenés à travailler ensemble, on pourra se rendre au bar tous les deux et tous les trois quand Beth bosse aussi. Tu as déjà fait la connaissance de Josh ?

– Non, pas encore. Je suis arrivé hier seulement. Je comptais aller me présenter ce soir.

– Tu sais quand tu dois commencer ?

– Non, j’en parlerai avec lui.

– Je suis sûre que tout va bien se passer. Dans tous les cas, je te souhaite la bienvenue, tu es ici chez toi. Si tu as envie d’installer certaines choses pour te sentir plus à l’aise, fais-le. Une déco, un meuble, n’importe quoi.

– C’est gentil. Merci.

– De rien.

On termine tranquillement notre petit déjeuner, Shane faisant honneur à mes toasts et à toutes les cochonneries que j’ai sorties. Il semble vraiment prendre plaisir à manger tout ça. Alors, s’il craque pour la nourriture, on ne pourra que s’entendre.

3

Shane

Je n’avais pas d’attentes particulières, mais je suis finalement soulagé d’avoir été si bien accueilli par les filles. La chance me sourit enfin. La maison est vraiment très agréable, elles ont tout fait pour que je me sente à l’aise, je vais tout faire pour que cette colocation se passe le mieux possible.

Comme me l’a proposé Callie, je l’accompagne le soir même alors qu’elle va prendre son service au bar. Je n’avais pas fait attention hier, mais l’endroit s’appelle tout simplement Le Bar. Original ou pas, en tout cas, moi ça me plaît bien.

Dès que j’ai obtenu la majorité, j’ai toujours travaillé dans des bars, j’en ai vu pas mal, et d’emblée, je peux dire que celui-ci est différent. Quelque chose dans l’air, dans la déco simple, mais efficace, une ambiance un peu familiale qui me plaît instantanément.

Il n’y a encore aucun client, cela me permet de prendre le temps d’apprécier les lieux tandis que Callie rejoint l’arrière-salle et va prévenir Josh de mon arrivée. Les murs sont vert foncé, le même que l’assise en cuir des hauts tabourets alignés devant un long comptoir massif en bois qui fait face aux doubles portes de l’entrée. Dans le reste de la salle, des tables rondes en bois et des chaises assorties. Je repère dans le fond à droite une petite scène permettant sans doute de recevoir des groupes de musique.

Les luminaires et appliques aux murs sont très sympas. Quand je vois les couleurs dominantes, je me demande immédiatement si Josh n’a pas des origines irlandaises. Quelque chose me dit que mon intuition est bonne quand je détaille un peu plus les nombreuses photos en noir et blanc qui habillent les murs. Un mélange entre instants volés de la ville à la belle époque, quand Detroit était la capitale mondiale de l’automobile, et paysages verdoyants absolument magnifiques, qui me confirment très certainement un lien entre Josh et l’Irlande.

Les portes battantes s’ouvrent à gauche du bar et Callie réapparaît accompagnée d’un homme.

– Shane, ravi de faire ta connaissance.

Son accent est reconnaissable entre mille et me donne entièrement raison.

– Josh, merci de me recevoir.

Je serre sa main avec vigueur et l’observe un instant, l’air de rien. Il est aussi grand que moi, on est sensiblement du même gabarit. Brun aux cheveux courts, son regard est chaleureux, accueillant. Il a des airs de Colin Farrell, donc je suppose que la description d’homme ténébreux lui irait comme un gant. Il porte un jean, un tee-shirt à manches courtes et des bottes noires. Ses deux bras sont entièrement tatoués. J’ai un bon pressentiment en ce qui le concerne, j’espère que ce sera partagé.

– Je t’offre un verre ?

– Avec plaisir.

Il prend place derrière le comptoir et je m’installe sur un tabouret, sous l’oeil attentif de Callie. Elle me sourit gentiment et part en salle pour descendre les chaises des tables. Derrière Josh, un long plan de travail en acier brossé et au-dessus les étagères avec bouteilles d’alcool et verres de toutes formes. À droite du comptoir, les tireuses à bière et l’évier. À gauche, la caisse. Un agencement plutôt classique.

– Tu es arrivé quand ?

– Hier. Première nuit dans la maison.

– Tout s’est bien passé ?

– Nickel. Merci encore de m’accepter ici.

– De rien.

Il me tend un verre de whisky et on trinque avant de l’avaler cul sec, puis Josh pose ses mains à plat devant moi.

– Eric m’a tout raconté, mais le passé est le passé. Je suis d’avis qu’on a tous le droit à une seconde chance et je suis prêt à t’aider. Les filles étaient d’accord, alors je ne voyais aucune raison de m’y opposer. Je sais que tu as déjà travaillé dans des bars, donc je n’aurai pas besoin de t’apprendre le métier, c’est tout bénef pour moi.

Je me contente de hocher la tête, j’ai du mal à croire que ce soit si simple que ça.

– Les filles t’ont parlé de notre fonctionnement ?

– Non, je voulais attendre de voir avec toi.

– Alors, on est fermés les dimanches et lundis soir, de temps en temps les mardis. C’est l’avantage d’être patron, je fais un peu ce que je veux, dit-il en souriant. Tous les autres soirs, on bosse de vingt heures à quatre heures du matin. J’ouvre plus tôt, mais je peux gérer tout seul. En semaine, Callie et Siobhan s’occupent du service, Beth est en renfort le week-end. Vous avez le droit à trois semaines de congés par an.

Je fais une petite moue appréciatrice, c’est plus que ce que je n’ai jamais eu.

– Est-ce que ça te convient ?

– Absolument.

– Parfait. On va partir sur une période d’essai d’un mois, je réduirai si je vois que tout se passe bien. Si jamais y a un truc qui va pas, tu me dis et on discute. Et puis, ça peut ne pas t’aller au final.

– J’en doute.

– Le temps que je m’occupe des papiers, tu commenceras la semaine prochaine. Ça marche ?

– Ça marche.

Je serre une nouvelle fois la main qu’il me tend et puis il retourne à ses occupations. Je reste quelques instants pour observer la vie dans ce bar. Je repère immédiatement quelques habitués, à la façon dont Josh s’adresse à eux et dont Callie leur sourit.

Je termine la bière que j’ai commandée quand Callie arrive vers moi, une jeune femme à ses côtés. Plus grande qu’elle, brune aux cheveux longs, le visage parsemé de taches de rousseur.

– Shane, je te présente Siobhan. Siobhan, voici Shane.

– Salut.

– Bonsoir. Tu es notre nouveau barman, alors ?

– Oui, c’est ça, Josh m’a dit que je commencerai la semaine prochaine.

– Génial, s’enthousiasme Callie. Comme ça, tu as un peu de temps pour te poser, prendre tes marques à la maison.

– Tout à fait.

– Dans tous les cas, bienvenue ! sourit Siobhan en me tendant la main.

Je la lui serre délicatement et ne peux m’empêcher de me demander depuis quand les gens sont devenus gentils et serviables comme ça. Est-ce que j’ai loupé quelque chose ? Je n’ai jamais connu ça. Du moment où je suis arrivé sur Detroit, je ne suis tombé que sur des personnes qui avaient un intérêt à sympathiser avec moi. Être arrangeant avec moi s’accompagnait systématiquement d’un service à leur rendre.

Je le savais depuis un moment, mais j’en ai la confirmation depuis hier : j’ai tout simplement très mal choisi mes fréquentations.

Callie me sourit et retourne au boulot. Je décide de les laisser et de remonter à la maison. Je n’ai pas envie de les déranger, et puis Callie n’a pas tort, ces quelques jours devant moi vont me permettre de reprendre mes marques.

Une fois de retour dans mon nouveau chez-moi, je me prends à respirer une nouvelle fois l’odeur de la maison. Je n’arrive pas à déterminer de quelle senteur il s’agit, mais j’aime beaucoup. En me posant dans le canapé, je repère un flacon avec un liquide et des tiges en bois qui en sortent. C’est sans doute ça qui parfume si agréablement l’espace.

Je bascule la tête en arrière et je ne peux m’empêcher de repenser à hier. Je ne m’étais fait aucune idée précise en ce qui concerne Callie. Tout ce que j’avais espéré, c’est qu’elle soit plutôt à l’opposé de mon genre de femmes, parce que je redoutais un peu de tomber sur une colocataire qui attire tout de suite mon attention. Je suis là pour commencer une nouvelle vie, et craquer pour ma coloc’, cela serait un peu malvenu.

Mais j’ai, comme qui dirait, manqué de chance sur ce coup-là, parce que Callie est définitivement mon genre. Blonde pétillante, pas très grande, au sourire enjôleur. Forcément, j’ai eu un peu de mal à la lâcher du regard. Après son coup de fil un peu mouvementé, j’ai tout de suite compris qu’elle avait un copain, ce qui m’a soulagé. Cette barrière est réelle, pas besoin de l’ériger, j’aurai donc moins de mal à ne pas craquer. Il me suffit juste de mettre de côté ma première impression et de créer une relation d’amitié avec elle. Et si j’en juge par les premiers contacts, il ne devrait pas y avoir de problème.

***

Les jours suivants, gardant en mémoire que Callie bosse jusque tard dans la nuit, je me suis donc efforcé de faire le moins de bruit possible jusqu’à son réveil en début d’après-midi. J’en ai profité pour repérer un circuit pour courir, je suis allé faire un tour au centre-ville afin de m’acheter un portable, j’ai mis quelques affaires en ordre, notamment avec ma banque. La routine, quoi !

Les débuts de cohabitation sont plutôt agréables. Callie avait raison, Beth et elle sont très faciles à vivre, j’ai de la chance.

J’ai pris mon premier service il y a deux heures et tout se passe bien. Enfin, je n’angoissais pas vraiment, mais peut-être que j’appréhendais de me retrouver parmi des gens qui ont l’habitude de bosser ensemble. Mais rien à signaler. Il y a une très bonne ambiance, j’aime vraiment ce bar, ce qui se dégage de ce lieu, cela me motive d’autant plus.

– Trois whiskys, s’il te plaît ! demande Siobhan. Sans glace.

J’attrape trois verres à culot et les remplis, selon la dose réglementaire, de notre Jack Daniel de base. C’est généralement ce que le client souhaite. Quand il veut une marque ou un millésime particulier, il le fait savoir. Je les dépose sur son tableau et lui fais un signe de tête.

– Et voilà.

Elle repart aussitôt. Pour beaucoup, le travail dans un bar est épuisant, répétitif, mais ce ne sont pas les critères sur lesquels je m’arrête. Je préfère me concentrer sur le contact humain, les discussions qu’on a, tantôt sérieuses, le plus souvent légères et même parfois ahurissantes ! J’aime travailler la nuit et pouvoir bénéficier de temps libre la journée.

– Deux cocas et un jus d’abricot, commande Callie en me faisant un grand sourire.

Je m’exécute immédiatement et pose le tout sur son plateau. Je ne peux m’empêcher de la suivre du regard. La première chose qui me vient à l’esprit quand je la vois, c’est qu’elle est lumineuse. Son physique n’y est pas pour rien, mais il y a quelque chose dans son regard, son sourire et même sa voix toute douce, qui apaise immédiatement. Je ne devrais pas m’attarder sur tout ça, mais je ne peux pas m’en empêcher.

– Tout va bien ? m’interroge Josh.

– Oui, impec’.

Il hoche la tête et retourne de l’autre côté servir deux mecs accoudés au bar. Je secoue la tête, « concentration » doit être le maître mot en ce qui me concerne, c’est obligé ! Je ne dois pas me laisser distraire par une jolie blonde aux yeux noisette.

4

Callie

Quand je suis de repos, je dois obligatoirement trouver à m’occuper. Généralement, si je reste à la maison, soit je cuisine, soit je fais le ménage. Parfois, je sors faire un peu de shopping avec une amie, mais j’aime bien rester chez moi, j’aime mon cocon, je m’y sens en sécurité, à l’abri.

J’ai nettoyé l’étage, préparé à manger pour ce soir et j’ai ouvert les fenêtres du salon en grand pour laisser l’air frais entrer. Je sirote une limonade sucrée tout en feuilletant un magazine sur le bien-être et la santé. Je tends l’oreille alors qu’une voiture entre dans le chemin qui mène à la maison. Elle fait un drôle de bruit, je devine que c’est Shane qui rentre et qu’il vient d’éviter le gros nid-de-poule sur la chaussée en braquant les roues. Ce n’est pas la première fois que j’entends ce son typique.

– Salut.

– Salut, répond-il.

Il entame sa troisième semaine de colocation parmi nous et je ne m’avance pas trop en disant que tout va bien. Il nous tient volontiers compagnie lorsqu’on a un moment de libre, mais il ressent aussi le besoin de s’isoler par moments – comme tout le monde, je dirais.

Je l’observe alors qu’il se défait de ses affaires dans l’entrée. Il porte un jean classique, un tee-shirt blanc au col en V et des boots. J’ai l’impression qu’il est ce genre d’hommes à ne rien faire pour plaire, mais qui possède un charme naturel faisant tout le boulot. Il a ce petit truc quand il sourit, je l’ai vu faire chaque soir au bar, j’imagine qu’un certain nombre de filles craquent pour lui. Parce que franchement, quel barman n’userait pas de sa position pour conclure avec une fille ? Mais pour le moment, je ne peux rien lui dire parce qu’il est sage. Et puis, même s’il en profitait, qui serais-je pour le lui interdire ?

– On dirait que ta voiture a un problème de cardan et peut-être bien de rotule, lui fais-je remarquer.

– Comment tu peux savoir ça ? demande-t-il, visiblement surpris.

– J’ai appris deux trois trucs sur la mécanique avec mes frères.

– Oh… eh bien, merci, je vais regarder ce qu’elle a. Je savais quand je l’ai achetée la semaine dernière que j’aurais des travaux à prévoir dessus.

Il semble attendre quelque chose d’autre de ma part, que je continue à discuter, à lui parler de mes frères, mais je n’en fais rien. Non pas que ce soit un secret, mais il y a des choses que je préfère garder pour moi. Je ne connais pas encore suffisamment Shane pour me permettre de tout déballer. J’ai l’impression qu’on se ressemble beaucoup là-dessus, cela deviendra probablement du donnant-donnant entre nous, il n’y a pas de raison que l’un se dévoile plus que l’autre. Il me fait un petit signe de tête avant de rejoindre l’étage et je replonge dans mon magazine.

– Qu’est-ce que tu as fait ? !

Je me retourne vers Shane. C’est la première fois qu’il sort de ses gonds comme ça et je suis un peu stupéfaite du ton employé. Je cligne rapidement des yeux et le regarde en lui répondant posément.

– Le ménage.

– Et pourquoi t’as fait ça ?

– J’ai commencé en haut, la salle de bains, les toilettes, ma chambre. Et puis comme je le faisais pour Ben, je me suis dit que j’allais le faire aussi pour toi. Ça en avait besoin, expliqué-je en souriant.

– Je ne suis pas Ben, bordel ! Je ne t’ai rien demandé. Je n’ai pas besoin de toi pour ça.

– Je pensais bien faire.

Je me lève, passe devant lui pour rejoindre la cuisine. Je le sens sur mes talons.

– La prochaine fois, abstiens-toi.

Je pivote vers lui doucement et plisse des yeux tout en le détaillant. Je vois qu’il se contient pour ne pas exploser plus encore, même si je trouve sa réaction totalement disproportionnée. Sa mâchoire est contractée et une tension s’est emparée de ses épaules.

– Pourquoi ça te met dans un état pareil ?

– Je n’aime pas qu’on touche à mes affaires, j’aimais comment c’était avant.

– Tu veux dire, en désordre ? Sale ?

Je m’efforce de rester calme, mais j’espère qu’il note bien le ton ironique que j’emploie. Je hausse un sourcil tout en buvant mon verre d’eau. Je ne sais pas s’il comptait sur moi pour un échange tout en cris et reproches, mais je n’entrerai pas dans le conflit. J’ai suffisamment ma dose avec Adam et ses petites crises, je veux préserver une bonne entente à la maison. Et cela semble marcher parce qu’il descend d’un ton en reprenant la parole.

– Ne touche plus à rien.

– Je n’ai touché à rien. Enfin… j’ai tout remis à sa place, plutôt. Je n’ai rien dérangé. Pourquoi ça te met en colère ? Tu as peur que je trouve quelque chose ?

– Je n’ai rien à cacher, assure-t-il, les bras croisés. Mais ma chambre, c’est mon territoire. Tu n’avais pas le droit.

– C’est très clair, je ne recommencerai pas. Ça te va ?

Il grogne pour toute réponse. Je vais vers le four et en sors un plat. Mon gratin a l’air très réussi et il sent super bon. J’entends très distinctement les gargouillis en provenance de l’estomac de Shane. Ça me fait plaisir parce que je me dis qu’il réagit à ce que j’ai préparé et c’est agréable.

Cela me fait sourire. Mais je ne vais pas pour autant lui passer sa petite crise, j’ai envie de jouer avec ses nerfs encore un peu. C’est lui qui a commencé après tout.

– Qu’est-ce que tu as fait ? demande-t-il en bougonnant toujours.

– Rien pour toi. Je suppose que si je ne suis pas autorisée à faire le ménage dans ta chambre, je ne le suis pas plus à te faire à manger, le provoqué-je.

C’est juste une déduction logique. Ça ne fait pas longtemps qu’il est parmi nous, mais j’ai l’impression que je vais pouvoir le ranger dans la mauvaise catégorie. C’est vraiment dommage. Au moins dans la famille Hollner, je peux compter sur Eric pour relever le niveau. Un sur deux, cela pourrait être pire.

– Tu n’auras qu’à aller au Burger King ou au McDo, interdiction pour toi de toucher à ce plat.

Il pense sûrement que je plaisante, aussi je me retourne et le fusille du regard. Il finit par quitter la cuisine, sans pour autant s’excuser, et me laisse avec mon gratin, bien trop copieux pour Beth et moi seules.

J’ai un peu de mal à comprendre ce qui vient de se passer. Est-ce qu’il est réellement en colère contre moi ? Ou bien quelque chose l’a contrarié et il s’en est pris à moi parce que j’étais là ? Je ne pensais vraiment pas à mal en faisant le ménage dans sa chambre, c’est vraiment une habitude. Alors même si je peux comprendre qu’il l’ait pris comme une intrusion, je trouve quand même sa réaction un peu disproportionnée.

6

Callie

Souvent, le lundi, comme le bar est fermé, je passe la journée avec Adam. Je ne me lève pas trop tard et je le rejoins. Généralement, on traîne au loft le matin, ensuite je cuisine quelque chose ou on déjeune à l’extérieur. Puis, en fonction de ce qu’on a fait le midi, on peut rester à lézarder au studio ou bien se balader en ville, se faire un ciné… Parfois, on arrive à passer une super journée. Il n’est pas tout le temps d’une humeur de chien, à maudire tout et n’importe quoi. Il a des bons moments.

Aujourd’hui, c’est un peu particulier, il doit prendre un avion pour la Californie en milieu d’après-midi. Plusieurs de ses toiles ont été achetées par un galeriste de San Francisco et il a accepté de participer à un vernissage. Il espère que ce sera le début d’un partenariat de longue durée. Je le lui souhaite. Quand il me parle de son art, de ce qui le motive pour peindre, donner vie à ses idées en couleurs ou pas, je tombe à nouveau amoureuse de lui parce qu’il est passionné, habité et tellement captivant. C’est cet Adam-là que j’aime, c’est celui qui me fait rester, c’est celui qui me rend faible malgré tout.

On a passé la matinée à regarder la télé, à se câliner sur le canapé. C’était très agréable. J’ai été étonnée qu’il ne cherche pas plus, cela ne m’aurait pas dérangée, mais j’apprécie aussi énormément quand il est tout simplement affectueux et tendre avec moi.

– Tu es sûre que ça va aller avec la voiture ?

On a pris son véhicule pour rejoindre l’aéroport et je dois le déposer chez lui avant de rentrer.

– Mais oui. Même si je ne conduis plus, j’ai mon permis, je vais m’en sortir.

Il me lance un regard en coupant le moteur, légèrement sceptique. Forcément, il me connaît.

– Tu t’en fais pour ta voiture ? le taquiné-je.

– Tu sais bien que non, soupire-t-il alors qu’on sort.

Je sais qu’il dit vrai, Adam n’est pas quelqu’un de matérialiste. Une qualité que j’aime chez lui. Il récupère son sac, me tend les clés, s’empare de ma main.

– Tout va bien ? demandé-je en serrant son bras contre moi.

– C’est la première fois que je pars si longtemps.

Comme il n’a pas de bagages à mettre en soute, on se dirige directement vers l’accueil de sa compagnie aérienne pour son enregistrement.

– On s’appellera tous les jours et puis on pourra faire des séances vidéo.

– Je sais tout ça, s’énerve-t-il.

– Dis-moi ce qui te tracasse.

– Tu le sais bien.

Je l’attire à moi légèrement à l’écart, le long des baies vitrées qui donnent sur l’extérieur. S’il me connaît très bien, je le connais moi aussi par cœur. La dernière fois qu’il est venu me rejoindre au bar, il était en colère parce qu’il venait d’apprendre que nous avions un nouveau colocataire et il ne l’a pas très bien pris. Même quand il s’agissait de Ben, ce n’était pas la joie aux débuts, et puis quand il a su que Ben était homosexuel, la jalousie et la peur ont disparu. Mais je sais que tout est réapparu soudainement et il a beaucoup de mal à le gérer.

– Adam, dis-je doucement en posant une main sur sa joue, on en a déjà parlé.

– Je sais, mais je n’aime pas ça.

– On est ensemble depuis longtemps et je ne regarde aucun autre homme que toi. C’est toi que j’aime. Tu le sais, non ?

– Oui, moi aussi je t’aime, mais je…

– Je te promets que tu n’as rien à craindre.

Il me prend par surprise et s’empare de mes lèvres brusquement. Son sac tombe par terre et il resserre notre étreinte, comme s’il avait besoin de me rappeler tout un tas de choses. Je me laisse faire parce que c’est agréable et je sens qu’il a besoin de se rassurer. Le petit sourire qui se dessine sur ses lèvres me dit que j’ai réussi.

On s’arrête devant le stand d’United Airlines et je le laisse faire son enregistrement, puis on marche tranquillement vers sa porte d’embarquement. On s’installe sur un banc dans la salle d’attente et ce n’est qu’au dernier moment qu’il m’indique qu’il est temps pour lui d’y aller.

– Ça va passer vite.

– Oui.

Une semaine, ça peut être long, mais je ne me fais pas de souci.

– Tu fais attention à toi.

– À la voiture, tu veux dire.

Il rit doucement avant de m’embrasser délicatement, puis de poser son front sur le mien. Il fait rarement ce genre de choses, alors je me mets à rougir sous ses yeux rivés aux miens. Il pose une main sur ma joue et plante un dernier baiser sur mon front.

– Je t’envoie un message rapide dès que je suis arrivé. Je ne sais pas si j’aurai le temps d’appeler.

– Je sais comme ça se passe Adam, ne t’en fais pas. Profite et éblouis-les tous.

Il me fait un clin d’œil et pivote pour me laisser, mais je le retiens par le tee-shirt et plante mes lèvres sur les siennes. Je ne peux pas le laisser partir comme ça. Mon baiser est fougueux, passionné, il nous laisse tout essoufflés.

– Je t’aime.

– Moi aussi, Callie.

Cette fois-ci, je le laisse partir et c’est le sourire aux lèvres que je rejoins sa précieuse voiture, qui ne l’est pas tant que ça.

Je suis donc de très bonne humeur en rentrant à la maison. Je repense à son petit baiser tout tendre avant qu’il passe le contrôle. Bien longtemps qu’il ne m’avait pas embrassée comme ça, en toute légèreté, et dans ses yeux, c’était comme si je pouvais lire tous ses remords, des excuses sincères. C’est idiot, je ne devrais pas fonder tant d’espoirs sur de petits gestes qui seront bientôt effacés par d’autres, mais c’est plus fort que moi. Je l’aime.

– Salut, Callie ! m’accueille Beth, assise dans le canapé. Tu as bonne mine, dis donc !

– Oui, ça va bien, souris-je en m’affalant à ses côtés.

– Ça fait plaisir à voir.

Je reçois un gros bisou sur la joue et me mets à rire doucement.

– Tu es toute seule ?

– Oui, les mecs sont sortis acheter à manger.

– Ils savent que la livraison à domicile existe ?

– Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Ils avaient sans doute besoin de prendre l’air.

J’attrape son bras et me presse contre elle alors qu’elle continue de zapper entre les chaînes. Mon ventre n’arrête pas de gargouiller et je me demande s’ils vont daigner rentrer avant minuit. Quand enfin ils reviennent, les mains chargées et particulièrement bruyants, on décrète avec Beth que nous n’avons pas à bouger du canapé, ils peuvent se charger d’aller chercher des couverts et à boire. Je jette un oeil aux différents sacs et souris en découvrant de la nourriture indienne. J’adore.

– Ça va, Callie ? demande Shane en revenant, des bières à la main.

– Oui. Et toi ? Vous êtes allés chercher tout ça en Inde, ou quoi ? Vous avez été super longs.

– On n’arrivait pas à tomber d’accord sur le resto, explique Eric en déposant couverts et assiettes sur la table basse.

– Qui a gagné ? me renseigné-je.

– Moi, sourit fièrement Shane.

– Tant mieux.

– Quoi ? s’offusque Eric. J’aime ça, ce n’est pas le problème, mais les pizzas de chez Tino sont quand même hallucinantes.

– On ne fait que ça, manger des pizzas, le réprimande Beth. Fais attention à ton ventre.

– Qu’est-ce qu’il a mon ventre ? Il est parfait.

Je me marre.

On fait tourner les différentes boîtes. Je dépose un peu de tout dans mon assiette et me jette dessus. Un vrai régal.

– On dirait que tu avais faim, dit Shane, amusé.

– Pas qu’un peu ! J’étais affamée.

Je remarque immédiatement qu’il fixe ma bouche avec insistance. Je comprends pourquoi en passant la langue au coin, j’ai de la sauce au curry. Je m’excuse d’un petit sourire avant de me cacher derrière ma bière. Même si je suis repue après avoir fini mon assiette, je ne résiste pas aux desserts qu’ils ont pris : des bibenca – gâteaux au lait de coco – et des badam burfi – petits losanges aux amandes. J’essaie de me restreindre, mais c’est vraiment délicieux.

J’aide Beth à débarrasser : ils sont sortis pour nous acheter ce délicieux repas, alors c’est normal qu’on fasse notre part. Quand on retourne à table, Shane a servi des petits shots de vodka. Je n’ai pas l’intention de me bourrer la gueule, mais je veux bien participer à la première tournée. On trinque aux amis et Beth demande aux garçons de nous raconter des choses sur leur enfance. Je sens que Shane est un peu gêné, mais Eric se lance le premier joyeusement.

– Comme vous vous en doutez, Shane était mon modèle, aussi bien dans les réussites que dans les conneries.

– Surtout dans les conneries, précise ce dernier.

– Ouais. On en a fait pas mal et c’est vrai que Shane initiait la plupart, mais j’en profitais bien. Qu’est-ce qu’on a pu se marrer ! Le pire, je pense que c’était pendant les périodes d’hiver, avec les grosses chutes de neige, on n’en loupait pas une. Bien entendu, les batailles entre nous finissaient plus ou moins bien, se remémore Eric en passant le doigt sur sa tempe.

– Comment ça ? demandé-je.

– Eh bien, il suffit qu’il y ait un caillou d’une certaine taille dans la boule et quand tu envoies ça pleine balle dans la tête de quelqu’un, ça ne peut pas bien finir, explique Shane d’un air désolé.

– Ouais, je m’en souviens encore.

– Je ne l’ai pas fait exprès, se défend Shane.

– Ouais, fait Eric en plissant les yeux vers son frère.

– Qu’est-ce que vous avez fait d’autre ? demande Beth, hilare.

– L’un de nous sonnait chez les gens et l’autre balançait les boulets de canon. Autant vous dire qu’on ne s’est pas fait des copains dans le quartier. Papa et maman, non plus.

Je ris doucement. Je les imagine enfants, s’amusant, sans penser aux conséquences.

– Hey ! Tu te rappelles ce que tu as fait chez les McAllisters ? se marre Eric.

– Oh, putain, ouais ! ! La boule devait faire soixante centimètres de diamètre, je m’étais super bien appliqué, une véritable œuvre d’art. Je me suis dirigé à pas feutrés dans le jardin de leur maison, vers une fenêtre qu’ils avaient laissée ouverte et j’ai tout simplement déposé la boule là, sur la moquette. Je ne sais pas au bout de combien de temps ils s’en sont rendu compte.

Oh, mon Dieu ! Je n’imagine même pas les dégâts, sur une moquette en plus ! Qu’est-ce que ça devait être, deux frères unis comme ça dans les bêtises ? Ils n’ont pas dû être de tout repos pour leurs parents. Les miens en ont sûrement fait aussi, mais nous avions trop d’écart pour que je puisse m’en souvenir, et y participer surtout.

– De vrais diablotins, rit Beth en donnant un coup dans l’épaule d’Eric.

– On s’amusait.

– On aimait aussi jouer avec nos sarbacanes ou nos lance-pierres. J’avais un super poste d’observation. Eric n’aimait pas trop m’accompagner parce qu’il avait peur du vide, mais c’était franchement l’idéal. Le toit de l’école. De là-haut, je visais les gens avec des fléchettes en papier. Ni vu ni connu.

– Ce con m’a même visé ! Soi-disant qu’il ne m’avait pas reconnu.

– Là, j’ai menti, se marre Shane.

– Quel salaud !

– Toujours chez les McAllisters, tu te rappelles le 4 juillet ?

Beth et moi, on se tourne en même temps vers Eric qui fouille dans ses souvenirs.

– Je n’étais pas avec toi, tu m’avais obligé à rester en arrière parce que tu disais que ça pouvait être dangereux.

Je souris à cette précision. Shane jouait les grands frères protecteurs, c’est mignon.

– Ouais, et si je me souviens bien, tu m’as vendu aux parents.

– Je n’ai jamais su mentir, ce n’est pas de ma faute, se défend Eric les mains en l’air.

– Hum, hum.

– Bon, alors ? Il s’est passé quoi ? demande Beth.

– J’étais avec d’autres copains de mon âge. On s’était cotisés et on avait acheté des pétards. On les a allumés et on les a jetés dans la boîte aux lettres des voisins. Et boum ! fait Shane en mimant une explosion.

– Non ! Tu as fait ça ? fais-je, stupéfaite.

– Ouais, répond-il en haussant une épaule. J’étais un petit garçon pas vraiment sage, et un adolescent encore pire. Plus vieux, ça ne s’est pas arrangé non plus.

– On fait tous des conneries.

– Ouais.

Il finit sa bière et en récupère une autre avant de servir une nouvelle tournée de shots. Il ne semble pas très à l’aise avec ce qu’il a fait, mais ce n’est pas grand-chose ! Toutefois, en l’observant à la dérobée, je me demande si sa gêne concerne véritablement ses bêtises de jeunesse. Je serai sûrement amenée à le découvrir quand je le connaîtrai mieux.

– Bon, on ne faisait pas que des idioties. Shane était constamment dans le challenge, il adorait répondre aux provocations. Il avait tout le temps la bougeotte. Dès qu’il le pouvait, il était dehors avec les copains ou son vélo.

– Je partais des heures, prendre l’air m’a toujours apaisé, continue Shane. J’aimais bien faire de la mécanique sur mon vélo, je modifiais des pièces, mais c’était toujours dans l’optique de faire chier quelqu’un ou de faire un truc cool, différent des autres. J’ai installé un pneu de mobylette pour le faire crisser sur le bitume et énerver les voisins, par exemple.

– Toujours les McAllisters ? devine Beth.

– Ouais, dit-il, un petit sourire sur les lèvres. Ce que j’aimais aussi, c’était allonger les copains au sol et sauter par-dessus.

– Non ! Comme on voit à la télé ? m’exclamé-je. Tu n’as jamais blessé personne ?

– Non, jamais. Je savais m’arrêter à temps.

– Tu te souviens quand on piquait les Caddies du supermarché pour les emmener au terrain de basket ?

Shane hoche la tête et je me demande immédiatement à quoi ils pouvaient bien leur servir.

– On les utilisait pour faire du trampoline. On prenait de l’élan, on sautait dessus, et en rebondissant, on visait le panier, explique Eric en lisant mes pensées.

– Vous étiez complètement fous ! souffle Beth, amusée.

– On s’occupait. On n’avait pas forcément un grand jardin à la maison, alors la ville était notre terrain de jeu. Enfin, même si Eric m’accompagnait souvent, j’étais quand même bien plus turbulent que lui, et comme j’avais deux ans de plus, il ne faisait pas tout avec moi. C’était mieux comme ça.

– Parce que sinon je t’aurais sans doute empêché de faire certains trucs.

– Ouais, quelque chose comme ça. Et puis, tu étais tellement trouillard, c’était une gêne de t’avoir dans les pattes par moments.

– Oh, vas-y ! se vexe Eric, le regard noir.

– Quand j’ai failli me faire choper sur le toit du dojo, je suis descendu à mains nues le long de la gouttière. Elle était à une dizaine de mètres du sol, peut-être plus. Si t’avais été là, on se serait fait prendre parce que tu n’aurais jamais voulu descendre par là.

– Tu m’aurais laissé.

– Jamais.

Ils se lancent un regard empreint d’un profond respect avant de trinquer, et l’espace d’un instant, je les envie de pouvoir partager cet instant fraternel. Mes frères me manquent. Même si je n’ai jamais été aussi proche d’eux que peuvent l’être Eric et Shane, par moments je suis nostalgique.

La soirée se poursuit de manière toujours aussi amusante et je me demande comment on fait pour élever deux garçons si pleins de vie. Cela doit demander une patience à toute épreuve. J’éprouve soudain beaucoup de respect pour leurs parents !

7

Shane

Une autre semaine se termine au bar et je m’y plais toujours autant, probablement parce qu’il n’a rien à voir avec ceux où j’ai déjà bossé. Et la principale raison est Josh et mes collègues. Je n’ai jamais connu une ambiance si bonne et je ne vais pas m’en plaindre. En plus, la fréquentation est vraiment géniale. Les clients sont respectueux et de bonne compagnie. Il y a quelques habitués, comme cet ancien combattant qui s’assied toujours à la même table, près de l’entrée, et qui demande toujours un bourbon Woodford Reserve. Josh lui réserve la bouteille et lui fait payer un tarif bien en deçà de ce que coûte réellement la bouteille. Mon boss a l’air de lui vouer un profond respect et je ne l’en apprécie que plus.

Je sers Beth et souris en voyant Eric approcher vers le comptoir. Je m’empresse de lui serrer la main alors qu’il salue Josh d’un mouvement bref de tête.

– Ça va ?

– Impec’. Comme ma nana bosse, je viens t’embêter un peu. J’avais pas envie de rester à l’appart’.

– Qu’est-ce que tu veux boire ?

– Une bière, n’importe laquelle.

J’attrape une Samuel Adams et la dépose devant lui.

– Ça se passe bien ?

– Oui, super. J’ai pris mes marques. Josh me donne un peu plus de responsabilités, comme passer les commandes. Je me sens bien.

– Tant mieux, je suis vraiment content.

– Salut, Shane !

– Ilian ! Quelle bonne surprise !

Nous échangeons une poignée de main ferme et je fais les présentations.

– Ilian, voici mon frère Eric. Eric, je te présente Ilian. On s’est rencontrés au club de boxe.

– Enchanté.

– De même.

– Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

– On ne m’a dit que du bien de ce bar, dit-il avec un sourire, alors je viens voir de mes propres yeux.

– Qu’est-ce que je te sers ?

– Comme ton frère, c’est parfait.

Je lui tends une bière fraîche et on discute un peu. Je m’éloigne le temps de servir une jeune femme au comptoir et reviens vers eux. J’ai l’impression que le courant passe plutôt bien entre ces deux-là, j’en suis content. On est rejoints par Josh et j’en profite pour lui présenter mon nouvel ami, avant qu’il salue Eric comme il se doit.

– Salut, Eric, tu vas bien ?

– Très bien. Et toi ? Satisfait du grand gaillard ?

– Plus que satisfait. Rien à dire. D’ailleurs, j’ai réglé ça tout à l’heure avec la comptable et donc, si tu es partant, on peut dire que la période d’essai est terminée et que tu es définitivement embauché.

– Vraiment ?

– Oui, vraiment, rit-il en me tendant la main.

– J’accepte avec plaisir évidemment. Merci encore pour cette chance, Josh.

– Tu sais ce que je pense, dit-il avec un hochement de tête.

Il passe de l’autre côté du comptoir s’occuper de clients tandis que je me retourne vers Eric et Ilian, le sourire aux lèvres.

– C’est génial, mec, me félicite Ilian.

– Je suis tellement fier de toi, souffle Eric.

– Arrête, je n’ai rien fait.

– Tu aurais pu tout foutre en l’air, mais c’est pas le cas. Tu as changé.

Je n’ajoute rien et vais m’occuper de Beth qui vient prendre sa commande. Oui, j’ai changé, je suis bien content qu’il s’en rende compte, cela facilitera peut-être les choses quand je trouverai enfin le courage d’aller voir mes parents.

Mon attention est détournée par Callie qui passe derrière le comptoir pour récupérer un nouveau carnet de commandes. Adam était là tous les soirs. Il faudrait être aveugle pour ne pas se rendre compte que cela stresse énormément Callie. Et ce soir, elle l’est d’autant plus qu’il a décidé de rester, accompagné de deux amis. Je me demande s’il s’est passé quelque chose entre eux, peut-être une nouvelle dispute. J’avais l’impression que l’orage de la dernière fois était passé, pourtant ce soir, son sourire a complètement disparu et elle s’impatiente. Elle s’est trompée deux fois dans une commande et a failli laisser échapper son plateau. Soucieux, je me penche à son oreille.

– Tu veux prendre une pause ?

Callie sursaute à cette approche un peu trop serrée et secoue la tête. Elle jette un coup d’oeil nerveux vers Adam qui a les yeux rivés sur nous. Son front est plissé, et son regard peu avenant. Peut-être que l’orage n’est pas totalement passé après tout. Je n’aime pas la façon dont il nous dévisage, d’une manière un peu suspicieuse, comme s’il guettait quelque chose. Callie n’a rien à se reprocher, et moi non plus que je sache. Il est peut-être extrêmement jaloux, pas vraiment une qualité selon moi.

Je pose une main sur l’avant-bras de Callie et plonge mes yeux dans les siens.

– Prends une pause, lui ordonné-je doucement.

– Ne me touche pas, dit-elle en retirant vivement son bras.

– Désolé, m’excusé-je, un peu blessé.

– Ne me touche plus, souffle-t-elle en m’implorant du regard.

– D’accord.

Je lève les mains en l’air en signe de capitulation. Elle fait demi-tour et s’en va prendre sa pause. Je lance un regard interdit à Beth, cherchant une explication à ce qui vient de se passer.

– Adam est très jaloux et possessif.

– D’accord. Mais c’est quoi le souci ? Je n’ai rien fait de déplacé.

– Callie est à lui. Il a récemment appris que tu vivais avec nous et disons que l’information n’est pas bien passée. C’est tendu. Alors il vaut mieux que tu évites de trop t’approcher d’elle.

– Sinon quoi ? Il va venir me casser la gueule ? ricané-je en fixant Adam. Il ne me fait pas peur.

– Non. Toi, il ne te fera rien, lâche-t-elle avant de se détourner.

Est-ce que Adam s’est déjà montré violent envers Callie ? Beth a-t-elle été témoin de quelque chose ? Callie s’est-elle confiée à sa meilleure amie ? Je repense à leur dispute la dernière fois. Adam était en colère et remonté, mais il ne s’est pas montré violent physiquement. Est-ce qu’il est capable d’aller plus loin ? Cette idée me donne le frisson.

Ça va maintenant faire dix minutes que Callie est partie en pause. Je trouve ça bizarre qu’elle ne soit toujours pas revenue. Je demanderais bien à Beth d’aller voir, mais elle est trop occupée en salle. Je fais quelques pas dans le couloir, regarde dans la réserve, jette un oeil dans les vestiaires, mais pas de Callie en vue. C’est alors que je remarque que la porte de derrière est entrouverte, un parpaing placé par terre l’empêchant de se refermer. Je m’approche et entends Callie pleurer.

Je n’ai jamais été suffisamment concerné par une femme pour éprouver quoi que ce soit d’autre que désir et envie. Mais là, avec Callie, savoir qu’elle est dans cet état, cela me fait quelque chose. Cela éveille en moi un besoin de la rassurer et de la protéger, parce que c’est tout ce qu’une femme comme elle mérite. Sa détresse provoque en moi un tumulte que je ne suis pas sûr de savoir gérer. Mais peu importe, je ne me pose pas de questions. Je veux être là pour elle, peut-être même que j’en ai besoin.

Je pousse la porte et la fais sursauter quand le battant se referme dans un grincement strident. Callie, adossée contre le mur, jette vers moi un regard brouillé par les larmes. Je lui souris même si je suis inquiet. Je sais ce que je lui ai promis, à savoir de ne plus la toucher, mais là, c’est plus fort que moi, son désarroi m’émeut. Je tends doucement mes bras vers elle et je n’ai même pas besoin de la forcer, elle accepte ce réconfort bienvenu et se laisse aller un peu plus contre moi. Elle évacue sa tristesse, et au bout d’un petit moment, ses pleurs cessent.

– Qu’est-ce qui se passe ?

– Je suis désolée de t’avoir parlé comme ça, ce n’est pas contre toi, murmure-t-elle.

– Je sais. Il ne faut pas te mettre dans un état pareil, Callie, dis-je, sincère, en essuyant ses larmes avec mon pouce. Est-ce que tu veux en parler ? Il y a un problème avec Adam ? Peut-être que je vais dépasser les bornes, mais est-ce qu’il est violent avec toi ?

Elle évite mon regard un instant, comme si elle cherchait à formuler correctement sa réponse. Puis elle finit par secouer la tête en essuyant les larmes restées sous ses yeux.

– Non. Adam est compliqué, mais ce n’est pas quelqu’un de mauvais. Je sais bien que ce n’est pas facile à comprendre, mais entre nous, c’est particulier, nous sommes liés depuis longtemps et on a nos problèmes comme tous les couples. Il a parfois un caractère un peu dur, mais je l’aime. Tu dois me trouver nulle, hein ? Comme tout le monde de toute façon. Je sais bien ce que pense Beth.

– Personne ne pense que tu es nulle, enfin… Est-ce que ça va aller ?

Me prenant par surprise, elle se met sur la pointe des pieds et dépose un baiser sur ma joue.

– Ça va aller, ne t’en fais pas pour moi. Je… je ne l’ai jamais dit, mais je suis contente que tu vives avec nous.

– Moi aussi.

Je tends le bras pour ouvrir la porte.

– Va devant, je te rejoins après.

– OK.

La soirée se poursuit tranquillement. Adam reste jusqu’à la fermeture et il en tient une bonne. Impuissant, j’observe Callie repartir avec lui, aidée d’un des amis d’Adam pour le soutenir. Je secoue la tête, dépité. Je sais que je ne suis pas mieux pour elle, mais elle mérite tellement plus !

8

Callie

Ce matin, je descends les marches le ventre criant famine. Rien de mieux qu’un bon petit déjeuner pour bien commencer la journée. J’ai envie de pancakes. J’ouvre le placard, prends un mug, me prépare un café et ouvre le frigo pour sortir ce qu’il me faut.

– Bon sang, qu’est-ce que ça m’énerve ! m’exclamé-je en m’emparant de la bouteille de lait et de la boîte d’œufs.

– Qu’est-ce qui t’arrive ? demande Shane en débarquant dans la cuisine.

– Quelqu’un a ouvert une brique de lait sans finir la précédente ! m’énervé-je.

Shane sourit à cette réaction un peu disproportionnée.

– Je parie que c’est toi, hein ? l’accusé-je aussitôt sans raison.

Shane lève un sourcil, amusé d’être le parfait coupable pour ce crime atroce. Je suis surprise qu’il ne tente pas de se justifier en me sortant une excuse toute trouvée comme « Oh, je n’avais pas vu », si typique.

– Tu feras gaffe la prochaine fois, dis-je en fronçant les sourcils.

Shane me lance un sourire charmeur, pensant sans doute me dérider, mais ça me fait juste monter un peu plus au créneau.

– Tu crois t’en sortir avec ton sourire enjôleur, peut-être ?

– Je plaide non coupable, dit-il enfin en levant les mains au ciel.

– Je voulais me faire des pancakes.

– Hum…

– Mais tu n’en auras pas.

– Pourquoi pas ? Ce n’est pas moi qui ai ouvert le lait aujourd’hui, dit-il alors que je me baisse pour prendre un saladier dans le placard.

– Pourquoi tu n’as rien dit ?

– J’aime bien te voir t’énerver, sourit-il.

– Ouais… C’est ça, dis-je en me relevant d’un coup.

– Atten… commence Shane en m’avertissant.

Mais trop tard, je n’ai pas le temps de réagir et je me prends violemment la porte de placard du haut que j’ai négligemment laissée ouverte tout à l’heure. J’ai juste le temps de porter une main à mon crâne avant de vaciller et de m’effondrer contre le meuble de cuisine devant les yeux interdits de Shane. Il se précipite vers moi, attrape mon bras pour me soutenir. Je ne suis pas loin de faire un malaise tellement le choc a été violent. Ça m’apprendra. Comme dans les cartoons, je m’imagine avec les petites étoiles qui tourbillonnent au-dessus de ma tête. Quelle andouille ! Ma tête tourne et j’ai un mal de chien. J’aurai sans doute une jolie bosse.

Je laisse Shane m’entraîner vers le canapé où il m’installe délicatement. Je ferme les yeux et tente de reprendre mes esprits alors que je l’entends retourner à la cuisine ouvrir le congélateur sans doute à la recherche de glace. Il revient un torchon à la main, me pousse gentiment dans le fond du sofa pour être plus à l’aise et dépose délicatement sur ma bosse les glaçons maintenus dans le tissu. Je soupire, le froid me saisissant tout autant qu’il me fait du bien.

J’ouvre les yeux et mon regard se pose immédiatement sur Shane qui se tient tout près de moi, maintenant la poche de fortune.

Ma première réflexion est de me dire qu’il est vraiment beau. Je n’ai jamais prétendu le contraire, Shane est un bel homme, mais là, à mes côtés, alors qu’il prend soin de moi, cela me saute peut-être encore plus aux yeux. Sa fossette, son sourire, ses yeux, son charme, son aura.

Je suis aussi un peu perturbée par notre proximité. J’ai été touchée par sa façon de venir vérifier si j’allais bien l’autre soir au bar, de me réconforter en me prenant dans ses bras. Là, je ressens exactement la même chose et cela me perturbe un peu, parce que c’est agréable et surprenant à la fois. On n’imagine pas forcément beaucoup de douceur en Shane quand on le voit pour la première fois, mais il sait parfaitement en faire preuve. Et ça me plaît, cette facette de lui.

Je ne devrais pas faire attention à ce genre de choses, ce n’est pas bien. Je cligne des yeux, histoire de me ressaisir un peu.

– Tu viens de mourir et tu es au paradis, plaisante Shane en me laissant m’emparer du torchon.

Je secoue la tête en faisant une grimace.

– T’es nul ! Parce que tu crois que tu ferais partie de mon paradis, peut-être !

– Bien sûr ! Qui ne rêverait pas de ce corps parfait ? De ce charmant visage, de ce sourire…

Malgré son arrogance, il parvient à me faire rire.

– Tu m’as fait peur, dit-il, soudain plus sérieux.

– Oui, je me doute. Désolée.

– Tu restes là, je vais les faire, ces pancakes.

– Parce que tu sais faire ça ? m’étonné-je.

– Bien sûr. Y a plein de choses que tu ne sais pas sur moi.

– Oui, je vois ça. Tu es donc meilleur aux poêles qu’aux fourneaux ?

Il m’a raconté une anecdote un après-midi où nous n’étions que tous les deux avant d’aller bosser. Quand il était plus jeune, il a voulu faire plaisir à sa maman et lui préparer quelque chose pour se faire pardonner une bêtise. Il s’est lancé dans la préparation d’une meringue, mais

en grand impatient qu’il est, il a monté le four au maximum et le résultat était une catastrophe. La pâtisserie est montée trop rapidement, collant aux résistances. Au final, pas de surprise, mais une nouvelle punition. Depuis cet incident, il ne touche plus aux fours de cuisine !

Il rit doucement à ma remarque avant de me laisser. Je tourne la tête pour le suivre alors qu’il rejoint la cuisine. Je le regarde faire, prendre le saladier, ajouter les ingrédients, mélanger, sortir la poêle, déposer la pâte. Pourquoi Adam n’est-il pas comme lui ? Pourquoi se laisse-t-il happer par son côté sombre ? Pourquoi est-ce que je ne lui suffis plus ?

Vendredi soir, après la fermeture, quand je l’ai ramené complètement bourré avec l’aide de ses deux copains, je n’ai pas réussi à m’échapper ensuite. Son état n’était pas catastrophique au point de l’empêcher de me faire nombre de reproches. Il se sent menacé par Shane. Il ne se rend pas compte que c’est son attitude qui met à mal notre relation et pas celle que je crée doucement avec Shane, qui n’est qu’une amitié. Je ne sais pas quoi faire ou dire pour qu’il le comprenne.

J’ai l’impression qu’il arrive de moins en moins à se contenter du moment présent, de nous deux. Je lui ai déjà tout donné, mon corps, mon cœur, je n’ai plus rien à lui offrir, mais ce n’est pas assez. Je ne peux pas me dévouer corps et âme à lui, je veux rester maîtresse de ma vie. Il m’a déjà entraînée auparavant dans ses ténèbres, je refuse d’y retourner.

Je tente de me lever, mais j’ai encore la tête qui tourne.

– Tu te sens bien ? s’inquiète Shane en jetant un œil vers moi.

– Ouais, ça va aller. Ça te fait rire, hein ? ! lancé-je alors qu’il retourne les pancakes.

– J’adore ça, jouer les chevaliers servants. Bon, je suis obligé de cuisiner à ta place, je ne suis pas vraiment gagnant, du coup…

– Ben, au moins tu pourras en manger.

– Parce que tu ne m’en aurais pas donné ? s’offusque-t-il. Je t’ai dit que ce n’était pas moi pour la bouteille de lait.

– Je sais, je te crois. J’aime bien te taquiner, moi aussi.

Il me retourne mon sourire et dépose à nouveau de la pâte dans la poêle. J’en profite pour l’observer alors qu’il me tourne le dos. Ses muscles tendus sous le tissu de son tee-shirt, ses épaules bien dessinées, son dos large. Je parcours des yeux le tatouage sur son bras droit. Je ne l’ai jamais vu torse nu, mais si j’en juge par les traits similaires, je devine qu’il s’étend de son poignet à son cou, peut-être même qu’il continue dans son dos et sur son pectoral. C’est un dessin tribal, fait à l’encre noire uniquement. Je me demande s’il a une signification particulière. Cela me fait un peu penser à ces motifs que l’on voit sur les Maoris. Cela dit, ça lui va plutôt bien.

Je fixe ses mains alors qu’il tend le bras, tenant la poêle pour déposer les pancakes cuits dans l’assiette. De grandes mains, fermes et douces, de vraies mains d’homme. J’aperçois alors son autre tatouage visible, une phrase inscrite sur son avant-bras. Je suis immédiatement intriguée en la lisant : « Man is not what he thinks he is, he is what he hides. »1 Je trouve cela bien mystérieux. Il n’a pas marqué cette phrase sur sa peau innocemment. J’en viens à me dire que j’ignore sûrement encore beaucoup de choses sur lui. Il laisse pousser ses cheveux depuis qu’il est arrivé ici. Ils semblent doux, je me verrais bien y glisser mes doigts, les caresser.

Non mais, ça va pas ! Arrête un peu ! Tu es avec Adam !

Mais ces derniers temps, le bonheur n’est plus là, les bons moments ne pèsent plus autant dans la balance face aux mauvais… Et je m’en veux de penser comme ça. Adam et moi avons traversé trop de choses pour que je le trahisse ainsi.

En moins de quinze minutes, un petit tas de pancakes s’est entassé dans l’assiette et l’odeur me met l’eau à la bouche. Je me sens assez solide sur mes deux jambes pour le rejoindre. Je nous sers deux tasses de café, sors le jus d’orange et m’installe sur un tabouret du bar. Shane dépose l’assiette devant moi, farfouille dans les placards pour dénicher sirop d’érable, beurre de cacahuètes et autres pâtes à tartiner, puis me rejoint.

– Merci.

– De rien, fait-il avec un clin d’œil.

– Tu ne peux pas t’en empêcher, hein ?

– Quoi donc ? répond-il en déposant un filet de sirop sur sa crêpe.

– De faire ton numéro de charme.

– Ouais, j’avoue, des années que j’entretiens ce don, alors c’est dur, dit-il. Et puis ça te fait sourire, alors pourquoi arrêter ?

Je ne peux m’empêcher de rire, amusée par sa confiance en lui. On est rapidement rejoints par Beth qui revient de sa douche. Après l’avoir gentiment réprimandée pour la brique de lait, je l’autorise à goûter aux pancakes de Shane, même si celui-ci lui en avait déjà donné la permission.

1 « La vérité d’un homme, c’est d’abord ce qu’il cache. » André Malraux – Les Noyers de l’Altenburg.

 

9

Shane

La journée est presque terminée, mais je vais rejoindre mon frère pour une partie de basket. Son immeuble possède un terrain privatif. Il est en train de bosser sur un gros dossier, il ne sera donc pas à la maison pour la soirée, mais il a accepté de faire un break pour qu’on passe un peu de temps ensemble. Je le retrouve déjà en tenue, prêt à m’affronter.

– Salut, Shane. Ça va ?

– Oui. Et toi ?

– Fatigué, je n’ai pas une minute à moi.

– Pourquoi avoir accepté qu’on se voie ? Je peux comprendre.

– Non, non, ne t’en fais pas, j’ai besoin d’une pause et de décompresser un peu. Ça ne peut pas me faire de mal, une petite partie contre mon frère comme dans le temps.

– Tu es sûr ?

– Sûr et certain.

– Bon.

Je balance mon sac à terre, retire ma veste de jogging et récupère le ballon. Aussitôt on commence à se chercher, comme autrefois. Ça me fait tellement de bien de retrouver tout ça. Eric n’est pas mauvais et il ne se laisse pas faire. La partie un contre un est serrée et je suis obligé de m’incliner face à lui. Il jubile, le salopard !

– Eh bien, on s’est ramolli ? se marre-t-il.

– Arrête tes conneries.

– Ne viens pas me dire que tu m’as laissé gagner !

– Je ne vais pas le dire.

Je laisse tomber le ballon près de mon sac et il secoue la tête en attrapant la bouteille d’eau que je lui tends. Je relève le bas de mon tee-shirt pour m’essuyer le front.

– Qu’est-ce que c’est ça, putain ? ! s’écrie Eric en relevant un peu plus le vêtement.

Je me dégage brusquement et grogne de mécontentement.

– Ce n’est rien, balayé-je.

– Tu te fous de moi ?

Il recommence à relever le tee-shirt et examine la cicatrice de plus près. Il me fait tourner ensuite et regarde mon dos, qui n’est pas forcément mieux.

– Putain ! Les trois quarts n’étaient pas là il y a quatre ans, Shane.

– Eric, ne commence pas, je t’en prie.

– C’est arrivé comment ?

– À ton avis ?

Il soupire en s’écroulant sur le banc à proximité.

– Je n’arrive pas à y croire. Comment tu as survécu à ça ?

– C’est plus impressionnant que ça en a l’air. Vraiment. Ne t’en fais pas.

– Tu me jures que tout est fini ?

– Oui.

Je ne voulais pas mettre si longtemps à lui répondre, il va forcément croire que je mens, mais c’est plus fort que moi. À une époque, je disais tout et n’importe quoi, sans le penser, sans réfléchir, alors aujourd’hui je veux faire les choses différemment.

– Tu es sûr ?

– Putain, Eric, arrête ! Je suis là et je vais bien. Tu ne devrais pas plutôt te concentrer sur ça ?

– Sans doute, mais savoir ce que tu as vécu me fout en rogne !

– Écoute, je comprends que tu t’inquiètes pour moi, mais tout va bien maintenant. J’ai appris de mes erreurs, je ne me permettrais pas de foutre tout en l’air. Je suis sérieux.

Il prend quelques secondes pour digérer mes paroles et hoche la tête.

– Tu montes prendre une bière avec moi avant de partir ?

– Avec plaisir.

Je ramasse mon sac et on rejoint son petit appartement. Il prend deux bières dans son frigo et on s’installe sur son convertible. J’observe les lieux tout en buvant une longue gorgée rafraîchissante.

– Je peux te poser une question ?

– Ouais, vas-y.

– Tu vas peut-être dire que ça ne me regarde pas, mais pourquoi vous ne vivez pas ensemble avec Beth ? Ça fait un petit moment maintenant que vous êtes ensemble, vous semblez très heureux.

– On l’est.

– Eh bien, alors pourquoi ? Et puis ton appartement, pourquoi il est si petit ? Tu es avocat. Un avocat est censé bien gagner sa vie, non ?

– Je ne suis pas encore assez expérimenté, et si je n’ai pas à me plaindre de mon salaire, il n’est pas si gros que tu peux le penser. Je gagnerai plus dans quelques années. Et puis j’espère à terme monter en grade.

– Tu vises procureur ? m’étonné-je.

– L’avenir le dira, mais ce n’est pas quelque chose qui me déplairait. Certes, c’est beaucoup de responsabilités, mais j’adore tellement bosser dans ce bureau.

– C’est cool, p’tit frère, je suis tellement fier de toi.

– Merci, sourit-il. En attendant, je mets de côté en économisant sur le loyer pour pouvoir acheter quelque chose de plus grand pour m’installer avec Beth. Et puis je l’aide dans les dépenses quotidiennes depuis qu’elle a repris ses études, parce qu’elle n’a même pas un mi-temps, alors ça n’est pas évident. Ses parents l’aident un peu également, mais je m’implique dans notre couple, pour notre futur.

– Je vois que tu penses à tout.

– Je sais ce que je veux, c’est pour ça.

Je reste sur cette pensée alors qu’on finit nos bières, me demandant si je sais moi aussi ce que je veux. En quittant Eric, je mesure le chemin qu’il a parcouru et je suis fier de l’homme qu’il est devenu.

Après dîner, les filles ont prévu de se mater un petit film. Elles m’ont demandé si je voulais le regarder avec elles et j’ai accepté. J’espère juste qu’il ne s’agit pas d’un film à l’eau de rose. Je pensais que Callie serait restée avec Adam, vu que nous sommes de repos, mais elle nous a expliqué qu’il était parti pour une expo à Cleveland, qu’elle pouvait donc profiter de sa soirée. J’ai l’impression qu’il est souvent en déplacement, c’est peut-être une des raisons qui fait qu’ils n’habitent pas ensemble. De plus, je n’ai pas osé lui demander pourquoi elle ne l’avait pas accompagné.

Je reviens de la cuisine un saladier de pop-corn dans les mains. Beth et Callie sont installées dans le canapé, chacune à une extrémité, je m’assieds donc entre elles et pose les sucreries sur mes genoux. Machinalement, je glisse un bras le long du dossier, juste au-dessus de Callie. Je n’aurais peut-être pas dû me mettre à cette place, même si c’est le plus simple pour le pop-corn. De là où je suis, j’ai une vue imprenable sur son décolleté et ça m’excite énormément. Je commence à me tortiller, espérant faire taire le désir qui grimpe en moi.

Je suis tenté de quitter la pièce pour aller prendre une douche froide, mais je n’ai pas envie qu’elles se rendent compte de l’état dans lequel je suis. Je passe le saladier à Beth et me contente de croiser une jambe sur mon genou, ça va passer. Sauf que ce mouvement fait glisser mon bras vers Callie. Le bout de mes doigts effleure son épaule. La merde. Elle pourrait avoir un sursaut ou sentir une gêne, mais elle ne se retire même pas. Et moi, comme un con, je reste là, appréciant ce mince contact. Soudainement elle change de position et vient se coller à moi comme si elle avait froid. C’est sûr que je fais un joli radiateur. Je n’ai pas l’impression qu’elle l’ait fait intentionnellement, parce qu’elle semble passionnée par le film. Et finalement, quand défile le générique de fin, je me rends compte qu’elle est endormie, sa tête repose sur mon épaule et son bras frôle ma cuisse. Elle s’est donc blottie contre moi de manière inconsciente. Cela ne devrait pas m’étonner, Callie est en couple. Pourtant, je ne peux m’empêcher d’être un peu déçu parce que dans le fond j’espérais susciter quelque chose en elle, quelque chose qui me ferait dire que ce que je ressens pour elle est partagé. Mais je sais que je suis idiot d’espérer ça, elle ne semble pas être du genre à ne pas respecter son copain. Je tourne la tête vers Beth qui regarde tendrement son amie. Elle ne semble pas s’être rendu compte de mon trouble, et c’est tant mieux.

– Je vais la remonter, dis-je en me levant tout en essayant de ne pas la réveiller.

– OK, répond-elle avant de quitter le salon.

Délicatement, je passe un bras sous ses jambes et un autre dans son dos. Sans peine, je la soulève et Callie a le réflexe de se réfugier un peu plus contre moi. Je me fige un instant. Quand j’ai proposé ça, je n’ai pas du tout pensé à ce que je ressentirais en l’ayant tout contre moi. Je suis saisi par son odeur, sa chaleur et la douceur de ses cheveux alors qu’ils glissent sur ma peau. Je sais qu’il faut que je garde la tête froide, mais c’est vraiment dur alors que la fille pour qui je craque de plus en plus se tient contre moi.

Je pourrais la réveiller, mais je n’en ai pas envie. Je sais que je ne peux pas l’avoir, mais je crois que je préfère prendre tout ce qu’il m’est possible d’avoir et me concentrer là-dessus. Je monte lentement les escaliers en faisant attention à ce que ni sa tête ni ses pieds ne cognent dans le mur ou la rambarde. Doucement je dépose Callie sur son lit, et au moment où je remonte la couette sur elle, elle entrouvre les yeux et s’empare de ma main.

De nouveau, je me fige. Bon sang ! Mais pourquoi a-t-elle cet effet sur moi ? Je suis persuadé qu’elle pourrait tout obtenir de moi, elle pourrait faire de moi ce qu’elle veut et j’en redemanderais. J’apprécie beaucoup trop ce contact qu’elle a initié. Je pense à tout un tas de choses, mais je ne devrais pas.

– J’ai peur, souffle-t-elle.

Je ne suis pas sûr qu’elle soit bien réveillée. Ses yeux sont fermés, et son visage soucieux. Est-ce qu’elle est en train de faire un cauchemar ? J’ai besoin qu’elle sente que je suis là, qu’elle ne craint rien, qu’elle peut compter sur moi. Je me baisse vers son oreille et lui murmure :

– Tout va bien. Je suis là. Il ne peut pas te faire de mal.

Je ne sais pas trop pourquoi je lui dis ça, mais mon instinct me souffle que cette réaction a quelque chose à voir avec Adam.

– Reste avec moi, marmonne-t-elle en m’attirant un peu plus à elle.

Je bloque alors qu’elle tire sur mon bras. N’est-ce pas ce que je souhaitais ? Peut-être, mais pas de cette manière. Je ne veux pas profiter d’une situation de faiblesse, je ne veux pas prendre la mauvaise décision, ce que j’ai fait presque toute ma vie. Il n’a jamais été plus dur pour moi que de lutter en cet instant entre le désir de la serrer à nouveau contre moi, dans mes bras, et la conscience que je ne peux pas faire ça parce qu’elle est en couple. Si j’avais une copine, cela me mettrait hors de moi qu’un autre mec la touche. Et parce que je sais que ce serait sûrement mal, je ne tenterai rien. Tout ce que je veux, c’est la rassurer, lui apporter un sentiment de sécurité, effacer ce pli soucieux qui barre son front. J’aimerais tellement que le sourire qui éclaire son visage et l’étincelle qui illumine ses yeux ne disparaissent jamais.

Je ne sais pas si je peux être ce genre d’homme pour une femme, mais je suis persuadé que si Callie était mienne, si elle m’avait choisi, je ne poserais pas de questions, elle serait tout. Elle serait celle qui me tire vers le haut, celle qui me donne envie d’être meilleur. Bon sang, elle l’est déjà un peu et nous ne sommes pas ensemble. Elle appartient à un autre, pourtant c’est à moi qu’elle s’adresse ce soir.

Toujours endormie, elle se décale dans le lit pour me faire une place. Elle me tourne le dos au moment où je m’installe à ses côtés, sur la couverture. Autant ne pas tenter le diable !

Je ne sais pas si c’est une bonne idée… En fait, je sais que ça n’en est pas une. Mais elle a l’air d’avoir besoin de moi, de ma présence. Comment est-ce que je peux lui refuser ça ? Je ne peux pas. Non, rectification, c’est plutôt que je ne veux pas. Je bataillerai plus tard avec ma conscience. Pour le moment, je ne pense qu’à Callie.

Et je me dis que je ne vais pas m’en sortir trop mal. Mais c’est sans compter qu’elle finit par se tourner vers moi et passer un bras par-dessus mon torse. Je ne devrais pas autant aimer cette sensation. Je crois que je n’ai jamais désiré aussi violemment une femme, mais Callie est différente parce qu’elle éveille en moi des sentiments que je n’ai jamais connus, elle chamboule tout, dans ma tête et dans mon cœur. C’est sans doute un peu masochiste, mais pour cette nuit, je suis prêt à me satisfaire de ça, des tout petits bouts d’elle qu’elle m’offre. Son corps blotti contre le mien, sa main sur moi que je viens prendre délicatement dans la mienne, sa tête tout près de mon épaule, son souffle léger qui chatouille mon cou. J’espère qu’elle se sent aussi bien que moi.

 

***

Le lendemain, j’ouvre les yeux dès que les premiers rayons de soleil percent à travers les doubles rideaux. Je me suis toujours réveillé aux aurores, je n’ai pas besoin de beaucoup de sommeil pour recharger mes batteries. Mais ce matin, au contraire, je suis crevé parce que je n’ai presque pas dormi. J’avais tellement peur de m’endormir paisiblement et de faire une connerie durant la nuit que je me suis fait violence et j’ai plus somnolé qu’autre chose.

J’ai accepté de rester cette nuit pour la réconforter, pas pour finir par la peloter par inadvertance. Quel meilleur moyen pour tout foutre en l’air ?

Je me tourne vers elle. Elle n’a pas bougé d’un iota. J’aime y voir le signe qu’elle s’est sentie bien et que son sommeil a été paisible. Je me retiens de lui caresser la joue, de remettre en place cette mèche posée dessus. Elle me donne envie de tellement de choses.

J’aimerais grogner toute ma frustration. Je ferme les yeux fortement et prends une grande inspiration. Je suis bien conscient que je ne peux pas rester dans cette situation indéfiniment. Je ne peux pas continuer de nourrir des sentiments de plus en plus grandissants pour elle pendant qu’elle vit sa vie avec Adam. Trop longtemps que je n’ai pas été avec une femme, il est grand temps de remédier à ça. Il faut que je me trouve une nana, et au bar, je sais que ce sera facile. Ce n’est qu’une solution de dépannage, mais c’est la seule qui me vienne à l’esprit pour faire taire tout ça.

Je quitte discrètement le lit de Callie et lui jette un dernier regard. Je ne peux pas dire que je regrette vraiment d’être resté, mais je ne veux pas créer de malaise entre nous, alors je préfère partir avant qu’elle se réveille. Peut-être qu’elle aura oublié. Dans le cas contraire, elle préférera sûrement faire comme si rien ne s’était passé. Et c’est le cas. Du moins pour elle.

À suivre…

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