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numérique et broché

2 premiers chapitres

1

ELLIE

Je jette un œil ravi autour de moi. Je suis extrêmement contente des derniers travaux d’aménagement intérieur réalisés dans l’agence. Le décorateur a fait un travail formidable. C’est sobre, moderne et chic à la fois. Nouveau sol, tapisserie actuelle et lumineuse, meilleure mise en beauté de la vitrine, décoration entièrement revue, c’est vraiment magnifique. Bon, j’ai dégluti en découvrant le montant de la facture, il y a eu un petit dépassement, mais le résultat est tellement chouette... Alors je n’ai rien dit, en accord avec ma meilleure amie et associée, Joy.

Je suis sur le point de recevoir mes deux plus gros clients, Madison et Jonathan Holson, et j’espère qu’ils seront sensibles au changement.

Depuis dix ans, je codirige une agence, Love Forever, qui a pour vocation l’amour, obviously. C’est peut-être un peu bête à dire, mais oui, je peux résumer à ce simple mot : Amour avec un grand A. J’organise des voyages, des séjours pour les amoureux. Je m’occupe aussi de rencontres pour célibataires espérant que chacun trouve chaussure à son pied, en planifiant différents ateliers : blind date, cours de pâtisserie et de cuisine, balades en pleine nature selon des thèmes différents. C’est au cours d’un de ces séjours que Maddy et Jon se sont rencontrés et ils ne se sont plus quittés depuis. Je suis tellement heureuse pour eux, et fière d’être à l’origine de leur amour. Je me sens surtout honorée d’avoir toujours gardé une place à leurs côtés.

Je ne sais pas pourquoi j’aime tellement ça, la vie, l’amour, ma vocation. Depuis toute petite, j’ai pour modèle des parents qui s’aiment profondément et qui m’ont élevée dans la tendresse et le respect. Même plus jeune, je prenais plaisir à voir les autres tomber amoureux, vivre des histoires, alors c’était naturel pour moi de créer cette agence et de mettre mon grain de sel pour aider les gens à trouver l’amour dans un monde où chacun peine à prendre le temps de s’arrêter et regarder autour de soi.

Ma plus belle réussite est indubitablement le couple que forment Maddy et Jon. Elle est l’héritière de l’une des plus grosses fortunes de la ville et de nombreux prétendants se sont cassé les dents en essayant de la séduire. Il était, sur le papier, l’opposé de son style d’homme, un jeune prodige de la Silicon Valley, un peu trop bohème, alors qu’elle-même est très sophistiquée, et c’est sûrement parce qu’il n’a pas essayé de la charmer que les étincelles ont été présentes, peut-être même un peu trop au début ! Ils étaient un tel challenge.

Toujours est-il que je suis plus qu’heureuse que ces deux-là se soient trouvés, et, accessoirement, un peu grâce à moi. Depuis, ils viennent régulièrement me solliciter pour organiser leurs vacances et je mets toujours beaucoup de soin à leur concocter un séjour extraordinaire. J’adore faire la différence, marquer les esprits avec mon petit truc en plus. Love Forever se démarque toujours de la concurrence et c’est ce qui fait notre renommée.

Je fais chauffer de l’eau afin de pouvoir servir le café et ajuste l’ensemble de plantes vertes, près de l’entrée. Je me retourne vers mes clients en les entendant arriver.

– Ellie ! s’exclame Maddy en poussant les portes de l’agence.

– Bonjour, souris-je en retour.

Elle m’étreint chaleureusement, comme à chaque fois, tandis que Jonathan, d’un naturel bien plus réservé, reste plus en retrait.

– Dis donc ! Que c’est beau ! J’aime beaucoup ce que tu as fait de cet endroit, s’extasie-t-elle.

– Vraiment ?

– Oui ! C’est lumineux, superbe. On se sent bien ici.

– Ravie que ça te plaise.

Je n’inclus pas Jonathan, car je doute sincèrement qu’il soit sensible à ce genre de détails. Je les accompagne à mon bureau et leur propose un café, qu’ils acceptent. Je me presse de les servir et les rejoins.

Avec Joy, nous avons chacune notre espace, organisé en open space, mais nous avons tenu à créer une certaine intimité par rapport à nos clients. Le plus important est que ceux-ci se sentent bien, ici, traités avec égards et attention.

– Alors, dites-moi tout. Que me vaut l’honneur de cette visite ?

– Comme tu le sais, se lance Maddy, nous allons célébrer nos huit ans de relation et trois ans de mariage, et nous aimerions organiser un séjour à ta façon, avec des activités pour rassembler les couples, amuser les enfants, bref, quelque chose de classe, original et mémorable, tu sais faire...

– Vous pensiez à quelque chose en particulier ? Combien de personnes cela va-t-il représenter ?

– Oh, et bien, moins que pour notre mariage. Peut-être une centaine d’invités. Et nous avons pensé au week-end de Pâques pour pouvoir profiter, espérons-le, d’une météo agréable. Et puis bien sûr, ce thème est top pour les enfants.

– D’accord, même si je n’ai pas vraiment l’habitude de m’occuper de choses de cette envergure. En dehors des mariages, ça va de soi.

– Nous le savons parfaitement et ce n’est pas vraiment ce que nous te demandons. En fait, nous allons embaucher quelqu’un pour l’organisation, tu pourrais travailler avec elle, l’aiguiller sur les activités, le thème, tout ça. Là où nous avons réellement besoin de ton aide, c’est que nous avons craqué sur un endroit particulier et nous nous demandions si tu avais des relations qui nous permettraient de louer ce lieu à coup sûr ?

– Je peux me renseigner, effectivement, si ce n’est que ça. J’ai créé un réseau de connaissances assez vaste sur la côte Est au fil des ans. Peut-être ai-je déjà travaillé avec l’organisme qui gère votre mystérieux endroit ?

– J’en doute, intervient Jonathan pour la première fois, un air amusé éclairant soudain son visage.

– Pourquoi tu dis ça ?

– La propriété appartient à un particulier. Nous l’avons découverte par hasard lors d’une balade près de Blue Hills Reservoir, au sud de Milton. Nous n’avons pas remarqué les panneaux d’interdiction d’entrée et nous sommes tombés sur un os.

– Quel os ?

– Eh bien, le propriétaire, en fait, s’amuse Jonathan.

– Un certain Preston Barlow, ajoute sa femme, un monsieur, comment dire… pas très accueillant, et plutôt pressé de nous voir déguerpir de chez lui.

– Je vois. Pourquoi ne pas chercher quelque chose d’autre, alors, s’il est si désagréable ?

– Parce que je suis tombée amoureuse, explique Maddy, rêveuse.

Je lève mentalement les yeux au ciel. J’adore Madison, vraiment. C’est une femme charmante, enthousiaste, pleine de qualités. Cela dit, parfois, l’origine sociale des gens se fait bien sentir dans leurs réflexions innocentes et ce coup de cœur sent le caprice à plein nez. Ils sont adorables tous les deux, mais franchement… pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Je suppose que lorsque l’argent cesse d’être un problème, inutile de se poser des questions. Et si j’ai bien appris une chose au fil du temps, c’est qu’il ne faut pas contrarier les clients qui ont particulièrement les moyens. Dans ce domaine, nous pouvons monter très haut pour redescendre aussitôt si un mécontent fortuné décide soudain de ruiner la réputation d’une agence.

– Je sais que cela peut paraître idiot, mais si tu voyais l’endroit, tu comprendrais, assure-t-elle, des étoiles dans les yeux.

– Je vais voir ce que je peux faire, accepté-je du bout des lèvres, sans trop savoir dans quoi je m’engage.

Un sourire éblouissant illumine le visage de Maddy et le regard amoureux que lui lance Jonathan fait fondre mon cœur. Ils savent pertinemment quelles cordes jouer et je me fais avoir à chaque fois.

– Donnez-moi toutes les informations que vous possédez, je vais essayer de m’y mettre le plus rapidement possible.

– Merci infiniment, Ellie.

Nous restons à discuter encore un peu, puis ils prennent congé. Je sors un instant pour observer la toute nouvelle enseigne, côté rue. Elle aussi nous a coûté un petit billet, mais il n’y a pas à dire, elle en jette carrément. Nous en avons eu pour notre argent, aucun doute là-dessus.

Devant mon ordinateur, je prends connaissance des quelques infos qu’ils m’ont fournies. J’ouvre la page de recherches Google et me lance. Preston Barlow, à nous deux.

 ***

Une heure à peine s’est écoulée quand je suis interrompue dans mon investigation par les arrivées de Joy, puis de Lennon, notre assistant. Ils ne sont pas en retard, j’avais seulement ouvert un peu plus tôt pour que Maddy et Jon puissent passer à l’agence et dérouler le reste de leur emploi du temps de ministre dans la foulée.

– Coucou, me salue Joy.

– Salut ma belle, sourit Lennon en m’embrassant sur la joue.

– Bonjour.

Il est toujours de bonne humeur, égal à lui-même, un petit rayon de soleil. Il est terriblement efficace, il possède un carnet d’adresses et un répertoire impressionnants. Je me rappelle encore le jour où il a débarqué dans notre agence, une confiance en lui toute justifiée et une ambition inébranlable. Il s’est tout simplement lancé le défi de nous obtenir une poignée de contacts que nous avions toutes les peines du monde à dénicher ; s’il y parvenait, nous nous engagions à l’embaucher. Bien entendu, il a réussi haut la main, nous bluffant au passage, et, désormais, nous serions bien incapables de nous passer de lui.

Au fil des années, il est aussi devenu un ami très proche. Je me sens à l’aise à ses côtés, je peux parler de tout et n’importe quoi. J’apprécie le fait qu’il parvienne à rester très professionnel au sein de l’agence, respectant que nous sommes ses patronnes, tout en se montrant d’un soutien infaillible en dehors du travail.

C’est un grand et bel homme, teint hâlé, cheveux noirs et yeux marron perçants. Il s’entend parfaitement avec Joy car il affectionne beaucoup la mode. Ce n’est pas difficile, il semble directement sortir d’un hors-série de GQ. Je crois même qu’il a réellement déjà posé pour quelques photographes quand il habitait sur New York. En plus d’un physique à tomber, son cerveau n’est pas mal non plus. C’est un petit génie de l’informatique ; toujours une solution à nous apporter, et il nous a concocté un site internet aux petits oignons, un vrai bijou. C’est aussi un as en communication sur les réseaux. Il trouve toujours l’image parfaite et la petite accroche qui va avec pour attirer l’œil. 

Si je veux être tout à fait honnête, il a tout du genre d’homme que j’aime : l’intelligence, la gentillesse, le respect, la beauté. Et bien que la barrière ne soit pas très nette dans mon cas, on ne mélange pas le boulot et le plaisir. De toute façon, pas besoin de tergiverser car Lennon est gay. Il s'est toujours montré très discret sur sa vie amoureuse, mais, il y a quelque temps, il a subi une grosse déception sentimentale qui l’a vraiment jeté au fond du trou. J’ai été profondément touchée qu'il se confie à Joy et moi, et cette épreuve nous a finalement rapprochés, tous les trois. Cela n’a strictement rien changé à mon opinion à son propos ; de quelqu’un que j’appréciais beaucoup, il est tout simplement devenu quelqu’un que j’aime et qui compte pour moi.

En ce qui concerne Joy, elle est tout simplement mon âme sœur en amitié. Nous nous sommes rencontrées au collège et nous ne nous quittons plus depuis. Nous partageons énormément de points communs et c’est tout naturellement que nous nous sommes orientées vers les mêmes études, dans la communication et le management. Quand, autour d’un café, je lui ai parlé de l’idée qui avait germé dans mon esprit, elle a immédiatement été emballée et l’aventure de Love Forever débutait quelques semaines après.

Si nous nous ressemblons beaucoup intérieurement, d’un point de vue physique nous sommes quasiment à l’opposé. Ma silhouette "normale" n'a jamais entaché ma confiance en moi. Joy, quant à elle, est une petite blonde menue aux yeux bleus infiniment doux. Elle apprécie la mode autant qu’elle aime notre entreprise. Je me demande si je l’ai déjà vue porter deux fois la même tenue. Elle paraît toute timide aux premiers abords, mais il faut se méfier de l’eau qui dort. Elle n’a rien à voir avec un chaton sans défense. Joy n’a jamais la langue dans sa poche et, généralement, quand elle veut quelque chose, elle l’obtient. C’est une négociatrice hors pair et elle sait jouer de ses charmes et de son intelligence pour arriver à ses fins.

Je suis en train de me dire qu’il faudrait peut-être que ce soit elle qui aille parlementer auprès de ce Preston Barlow, tout bien considéré.

Enfin, voilà. À nous trois, nous formons une excellente équipe et c’est pour cela que Love Forever a autant de succès.

– Eh bien alors ! Le café n’est même pas servi, me taquine Lennon en retirant son manteau pour le suspendre aux patères derrière nos bureaux.

– Désolée, j’étais absorbée par mes recherches.

– Comment s’est passé le rendez-vous avec les Holson ?

– Bien. Toujours égaux à eux-mêmes, cela dit, m’amusé-je en repensant à leur demande.

– Raconte-nous tout.

Je me dirige vers le coin détente et nous sers trois cafés tout en leur racontant par le menu mon entretien avec Maddy et Jon. Joy m’écoute avec attention ; je sais qu’elle est en train d’enregistrer toutes les informations que je lui communique pour éventuellement rebondir, tandis que Lennon porte un œil plus mondain sur l’entretien ; lui pense déjà publicité.

– Le terrain appartient à un certain Preston Barlow. J’ai fait quelques recherches grossières à son sujet. Il s’agit de l’un des plus gros éditeurs de la ville. Il possède ses locaux dans le quartier d’affaires de Boston. Et visiblement, la demeure qui intéresse les Holson se situe dans la périphérie, un ancien manoir au cœur d’un immense domaine. J’ai vu quelques photos, je peux comprendre le coup de foudre de Madison.

– On parle bien de ce Preston Barlow ? intervient Lennon en me désignant un cliché sur son portable.

J’ajuste les lunettes sur mon nez et le fronce légèrement pour accommoder ma vue, sans doute le signe qu’il faudrait que je pense à consulter de nouveau un ophtalmo.

Je reconnais immédiatement le visage qui est apparu lors de mes recherches. Comme tout à l'heure, la première chose qui me vient à l'esprit est de me dire qu'il est vraiment bel homme. On voit tout de suite qu'il est confiant et d’un naturel fier. Il dégage une certaine prestance et je redoute un peu notre rencontre à venir.

– Oui, c’est bien lui. Pourquoi ?

– Une de mes connaissances bosse pour lui et ce n’est pas franchement un tendre, le coco. Je te souhaite bien du courage.

Pourquoi devrais-je être étonnée que le nom lui ait parlé immédiatement ? Vraiment incroyable, ce Lennon !

– Quoi ?! m’offusqué-je. Tu me sors ça comme ça et tu ne vas même pas te proposer pour m’aider ? C’est qui, cette... connaissance, d’abord ?

– Ah non, non. C’est une simple relation que j’aimerais voir devenir un peu plus que ça, alors il est hors de question que je le mêle à l’affaire, compris ?

– Pas sympa.

– C’est parce que tu ne connais pas le personnage.

– Il est si terrible que ça ? m’inquiété-je.

– Eh bien, disons que dans le milieu de l’édition, son surnom est Jaws[1].

– Quoi ? soufflé-je incrédule.

– Tu sais, parce que c’est un requin qui ne lâche jamais rien. Il s’est imposé ces dix dernières années comme étant l’un des meilleurs éditeurs de la région, peut-être même du pays. C’est un honneur de se faire publier par sa maison, mais en contrepartie, il est exigeant, intransigeant et implacable.

– Merci pour ce délicieux portrait, cela me met en confiance pour aller l’affronter.

– Ellie, dit Joy en s’approchant de moi. J’ai toute confiance en toi. Ton charme va opérer, je ne me fais pas de souci.

– Tu pourrais peut-être t’en charger ? tenté-je de me défiler.

– Non, non. On parle des Holson, là, tu les a toujours gérés du début à la fin. Tu sais très bien qu’ils ne jurent que par toi, petit Cupidon. C’est pour la vie, maintenant.

– Ah ah, very funny.

Je tente de faire ma petite moue adorable et larmoyante, mais elle ne fonctionne plus sur ma meilleure amie depuis longtemps et Lennon y est tout aussi imperméable. Nerveusement, je replace mes lunettes alors que je n’en ai pas besoin et nous terminons nos cafés tandis que mes collègues et amis me racontent leur week-end. Je tente de leur prêter attention, mais les présentations de Lennon ont littéralement accaparé mon esprit.

Je suis quelqu’un de joyeux, qui aime profondément la vie et l’amour. Je crois en les âmes sœurs et, même si pour l’instant je me consacre entièrement à mon travail et à mon entreprise, j’espère un jour rencontrer l’homme de ma vie. Il sera forcément comme moi, joyeux et aimant, et nous serons probablement identiques sur de nombreux points, partageant énormément. Je compte bien former avec lui un couple aussi soudé que celui des Holson.

Je m’arrache à ma rêverie et tente de faire le point sur l’entrevue éprouvante qui m’attend. Je n’aime pas les conflits et, même si je ne manque pas de repartie lorsqu’il le faut, j'apprécie quand les choses se passent en douceur, quand il n’y a pas besoin de batailler avec acharnement pour dégoter un contrat. Bien souvent, avec de la discussion, le bon argumentaire, je sais que je peux retourner toutes les situations en ma faveur, mais là, avec un personnage de la trempe de ce Preston Barlow, je ne peux m’empêcher de ressentir de gros, gros doutes. Et c’est bien la première fois en dix ans.

 

[1] Jaws = mâchoires en référence au film Les dents de la mer en français dont le titre original est Jaws.

2

PRESTON

– Comment ça, Anton n’est toujours pas arrivé à la séance de dédicace ? Il est gravement malade ? Ou mort ? Ou bien il s’est produit quelque chose de terrible, et on a oublié de me prévenir ? m’agacé-je.

– Je ne sais pas, monsieur.

– Vous ne savez pas, accusé-je. La belle affaire.

Voilà déjà de quoi m’énerver, dès le matin. Malgré mon agacement certain, je parviens, sans trop savoir comment, à garder mon calme.

– Mademoiselle Phillips, rappelez-moi, s’il vous plaît, pour quel job je vous ai embauchée ?

– Je suis votre assistante personnelle, monsieur.

– Alors s’il y a bien quelqu’un qui devrait savoir ce qu’il se passe, c’est vous, non ?

– Oui, monsieur, mais…

– Mais , exactement, mademoiselle Phillips ? Je vous pour faire ce travail, donc j’aimerais comprendre pourquoi un de mes auteurs est aux abonnés absents alors que des centaines de lectrices et de lecteurs sont en train de poireauter dans l’espoir, chaque seconde plus incertain, de le rencontrer.

– Monsieur…

– Arrêtez avec vos « monsieur », je vous en prie, lancé-je d’un ton froid. Trouvez-moi Anton Spencer, contactez son agent, essayez sa fille, peu importe, je me contrefiche de savoir comment, même si vous devez appeler la moitié des gens de la côte Est, faites-le, un point c’est tout. Je n’ai pas le temps de gérer ce genre de problème maintenant, et je ne crois pas avoir besoin de vous rappeler que c’est votre travail. Faites ce qu’il faut et apportez-moi des réponses. Je ne vous tiendrai pas responsable de son absence, pour aussi tentant que ce soit. En revanche, si vous n’êtes pas capable de me dire le pourquoi du comment dans la demi-heure, vous pourrez vous chercher un autre job. Me suis-je bien fait comprendre, mademoiselle Phillips ?

– Oui, monsieur, me répond l’intéressée d’une voix tremblante.

Je l’imagine sans grand effort en train de se liquéfier sur place. Ce qui n’est pas un mal. Elle a toujours été plus efficace sous pression.

Je raccroche sans lui laisser le temps de reprendre son souffle.

– T’as été un peu dur, là, non ?

Je lève les yeux vers mon ami Zach, affalé dans le canapé en face de mon bureau, et soulève un sourcil.

– Je suis toujours émerveillé de la manière dont tu te transformes en absolu connard quand tu parles à tes employés ou à des gens que tu ne connais pas. Ahurissant, vraiment, s’amuse-t-il.

Je lance un regard sévère au grand et athlétique blond qui me supporte comme meilleur ami (et vice-versa) depuis que l’ancien prétendant au poste s’est tiré avec ma femme. Mon ex-femme, depuis, ça va sans dire.

– Et moi, je suis toujours commencé-je en ponctuant ma phrase de guillemets mimés avec mes doigts, que tu me ressortes la même tirade semaine après semaine.

– Parce que ce n’est pas toi ! Enfin, pas le que je connais, que je côtoie et que j’apprécie depuis des années. Tu es le mec le plus drôle et éloquent que je connaisse, et mon ami le plus fidèle ; et je suis désolé, mais te voir aussi froid et implacable, je crois que je ne m’y habituerai jamais.

Il secoue la tête, incrédule. J’essaie de cacher mon sourire, mais il m’est impossible d’empêcher un coin de ma bouche de se soulever tout seul. Le traître. Zach explose alors de rire. Il se lève, fourre ses mains dans les poches de son jean et vient se poster juste devant moi. Je tente une diversion avant qu’il ne me fasse rappeler Mlle Phillips pour m’excuser.

De quoi j’aurais l’air, je vous le demande.

– Il est 9h45, pourquoi t’es ici et pas à ton boulot ?

– Je me suis dit que je n’avais pas vu mon pote depuis un bout et que je pourrais lui proposer de lâcher ses manuscrits pour la matinée.

Quelle idée brillante ! Mais bien sûr... 

Je suis à la tête d’une des maisons d’édition les plus importantes du pays. Cette entreprise, je l’ai créée de toutes pièces avec le peu d’argent que j’avais en sortant de mes études. C’est à force de travail et d’acharnement que j’en suis là aujourd'hui. Prendre du temps pour moi, je n’ai jamais connu ça, et ce n’est pas maintenant que je vais commencer.

– Tu sais très bien que je ne peux pas prendre ma , comme tu dis. Non, t’es là parce qu’on est le 9 janvier et que tu penses que j’ai besoin de soutien aujourd’hui.

– C’est le cas ? m’interroge-t-il, abandonnant tout semblant de désinvolture pour endosser son costume d’ami dévoué.

Je soupire, car je ne suis pas du genre à montrer mes faiblesses, même à Zach. Je décide de ne pas répondre, parce que, de toute façon, il sait exactement ce qui me passe par la tête.

– Preston ?

– C’est mon nom… jusqu’à preuve du contraire, réponds-je d’un ton monotone.

– J’aurais plutôt opté pour ducon, rapport à ton comportement, si je devais choisir.

J’attrape un de mes stylos et l’envoie dans la tête de mon ami, tout en m’efforçant de ne montrer aucune émotion. Il l’esquive en riant et je ne peux m’empêcher de ricaner à mon tour, brisant mon envie de rester stoïque face à ses permanentes interruptions.

– Apprends à viser !

– Je...

Nous sommes alors coupés par mon portable qui sonne à plein régime sans se préoccuper de notre pseudo dispute. Je jette un œil et constate qu’il s’agit de Phillips. J’espère pour son avenir professionnel qu’elle a obtenu des réponses.

– Tu m’excuses, Zach.

– Vas-y, je t’en prie.

– Quoi ? lancé-je sèchement en décrochant.

– Monsieur Barlow, je vous appelle…

– Je sais pourquoi vous m’appelez, la coupé-je. Venez-en aux faits.

– Vous devriez venir, monsieur, car M. Spencer vient d’arriver et il n’est pas dans son état normal.

– Pardon ? m’exclamé-je en perdant soudain mon sang-froid pourtant célèbre dans le milieu.

Je n’ai pas l’occasion d’en apprendre davantage que mon meilleur ami m’arrache le téléphone des mains et couvre le micro de sa paume. Je commence à vouloir l’engueuler, mais m’arrête tout de suite dans mon intention lorsque je me rends compte qu’il a réellement l’air contrarié, cette fois.

– Cesse de crier sur Haven tout de suite, siffle-t-il, plus du tout amusé, ou je te fous mon poing dans la gueule, Preston, et on sait toi et moi que tu ne seras plus en état de mal parler à qui que ce soit si on en arrive là.

– Haven ? m’étonné-je. Tu plaisantes, non ?

– Calme-toi, et arrête de terroriser cette pauvre jeune femme.

J’entends, à travers le combiné, la voix de Phillips qui lance des « monsieurs » interrogatifs et de plus en plus paniqués.

– Je suis sérieux, me relance mon ami.

– Zach, mon téléphone. S’il te plaît.

Il penche la tête, interrogatif.

– C’est bon, papa, donne-moi mon portable, je serai sage, promis.

Il me le tend d’un air débonnaire et je reprends la conversation avec mon assistante. Je garde tout de même en mémoire qu’il va devoir m’expliquer son « Haven ». Qu’il se permette de venir me déconcentrer au boulot, passe encore, je suis, après tout, son ami. Mais si je dois en plus supporter de le voir jouer les Casanova avec mes employées…

– Mademoiselle Phillips, expliquez-moi, s’il vous plaît, en quoi il n’est pas dans son état normal ? demandé-je le plus calmement possible, sans pour autant mettre une once de chaleur dans ma voix.

– Je pense qu’il a passé sa soirée d’hier à boire. Il sent encore l’alcool, son agent est injoignable, je crois que les deux ont dû se disputer, monsieur. Je suis vraiment désolée, mais je ne sais pas quoi faire.

Il ne manquait plus qu’Anton se dispute encore avec sa femme. Quelle idée, de bosser en couple, en même temps !

– Ne vous excusez pas, je vous ai demandé des réponses, vous les avez, dis-je en regardant du coin de l’œil mon ami qui me montre ses deux pouces en l’air et un sourire niais. Je vais vous envoyer quelqu’un pour gérer la situation. Allez chercher du café et de l’aspirine pour Spencer en attendant, vous serez gentille.

– Bien, monsieur.

Lorsque je raccroche, un objet non identifié me percute le front. Je cligne des yeux et me retourne vers Zach, hilare.

– Tu vois, ce n’est pas si compliqué que ça d’être gentil … ou de viser.

– Tu m’as renvoyé mon propre stylo dans la tête ?!

– Ouais, et tu le méritais.

– Enfoiré, plaisanté-je.

Je me replonge dans le manuscrit parfaitement ennuyeux que j’avais commencé à lire avant que les problèmes d’Anton ne retournent complètement mon planning d’ordinaire réglé à la minute.

– Bon, alors, t’as réfléchi à ma proposition ?

– Laquelle ? bougonné-je, concentré.

– Celle de tenir compagnie à ton pote aujourd’hui ?

– J’ai du boulot, désolé.

– Boulot, boulot et encore boulot, tu peux changer de discours, s’il te plaît ?

– Non.

– Ce soir, alors ?

– OK. Mais chez moi, je ne veux pas laisser Chester seul.

– Comme tu veux. Tu sais, j’adore cette manière que tu as de savoir ce que tu veux, Preston.

– Ça fait une moyenne entre nous, vu que toi, ça ne t’est jamais arrivé.

– Ouais, ricane-t-il, sûrement. Au moins, quand je veux m’envoyer en l’air, je ne me pose pas de questions, contrairement à toi.

– Tu veux dire t’envoyer en l’air avec mon employée ?

– Quelle employée ?

Je lève le nez pour qu’il voie bien mon visage, et qu’il comprenne avec clarté que je ne suis pas aussi idiot qu’il le croit.

– Haven ?

– Quoi !!!

– Sérieusement, t’as trouvé aucune autre femme que ma subordonnée qui a le moins besoin d’une quelconque distraction, maintenant ou à l’avenir ?

– C’est bien son prénom, Haven, non ?

– En effet. Tu l’as baisée ? demandé-je de but en blanc.

– Non.

– Mais ?

– J’en ai furieusement envie.

Je soupire et secoue la tête parce que Zach me désespère, parfois. Il serait d’ailleurs plus exact de dire que parfois, il ne me désespère pas.

– Bon, à ce soir !

– Allez casse-toi, j’ai du travail.

– Ouais, ouais, moi aussi je t’aime. Ducon.

– Tout pareil, queutard.

Nous ne perdons jamais une occasion de nous envoyer des piques ; malgré tout, notre amitié est sans faille. Zach est un précieux allié qui a toujours été là pour moi, ces dernières années, dans les nombreux moments de doute de ma vie personnelle et professionnelle. Nous nous sommes rencontrés il y a plus de vingt ans, mais ce n’est que récemment que nous nous sommes véritablement rapprochés.

C’était il y a trois ans, pour être tout à fait exact, quand il m’a retrouvé par hasard en train de cuver dans un bar peu reluisant, après que j’aie surpris un autre de mes potes, et là encore je fais des guillemets avec mes doigts, en train de sauter ma femme. Dans notre lit. Tout juste s’il n’était pas en train de la recouvrir de chantilly achetée avec mon pognon. Ce fut une période difficile, en toute honnêteté. J’ai rejeté pas mal de monde, mais Zach est resté, lui. Il a supporté ma mauvaise humeur, mes pathétiques tentatives de le blesser pour qu’il abandonne ma triste carcasse à son sort. Il a su rester fidèle, contrairement à mon épouse. Ex. Ex-épouse. Même encore maintenant, il compose avec mon caractère de merde et mon ego tout droit sorti d’un manuel de psychologie clinique. Et n’hésite pas à me dire quand je vais trop loin. 

Zach sait aussi que mon job me prend beaucoup de temps et que c’est essentiellement tout ce que j’ai dans la vie. Si, bien sûr, je fais abstraction de mes parents et mes deux grandes sœurs qui me rendent dingue à coups de sous-entendus à la subtilité aussi douteuse qu’absente. Mais ça, c’est une autre histoire, puisque ma famille s’est mise en tête que je devais retrouver une femme à aimer et à épouser. À quarante-deux ans, il paraît que ce n’est pas convenable d’être encore célibataire. Laissez-moi rire. Alexandra et Natalie, mes sœurs, avec leurs tendances protectrices trop envahissantes, en ont d’ailleurs fait une obsession, et à chaque réunion de famille, j’ai droit à l’éternelle question : alors, comment vont les amours ?

 L’amour, voilà bien une chose à laquelle je ne crois plus du tout. Trouver une femme pour une nuit, d’accord, quoique de toute façon je n’ai pas le temps, mais pour le reste, très peu pour moi. Merci, j’ai déjà assez donné. Je n’ai pas envie de me retrouver encore marié et amoureux comme cet insupportable couple qui est venu frapper à ma porte il y a quelques jours. Leur attitude m’a donné la nausée, ils étaient mièvres et intolérablement heureux. Franchement, croire que je pourrais accepter qu’une fête en l’honneur de leur amour soit organisée dans les jardins de mon manoir, les a directement propulsés en première place de mon catalogue mental des plus gros idiots de la côte Est. Je fais une liste à part pour les tarés qui vivent en Californie. Bref, s’ils divorcent et qu’ils veulent toujours faire la fête pour boire à la santé de leur séparation, je dirai oui avec plaisir. Dans le cas contraire, ils peuvent toujours courir.

Après avoir contacté mon assistante pour régler le problème avec Anton et enchaîné avec plusieurs heures de travail acharné sans la moindre pause (sauf un éventuel ricanement de circonstance sur les manuscrits les plus mauvais), je décide de boucler pour la journée. Il n’est que quinze heures, mais je suis là depuis l’aube, j’ai donc eu ma dose. Je vais avoir le temps de prendre une douche avant que Zach n’arrive.

***

Une demi-heure plus tard, je pousse la porte de ma demeure et suis accueilli par le bébé poilu, difforme et assez peu étanche qui partage ma vie depuis fin décembre.

– Ça va, mon Chester !

Je caresse le pelage doux de mon bouledogue anglais alors que celui-ci se tortille dans tous les sens, telle une saucisse dopée aux amphétamines, toujours heureux de me voir.

– Il n’a pas fait trop de bêtises, m’annonce alors Rose en me rejoignant.

Je lève les yeux et décoche un sourire attendri à ma gouvernante, d’un âge respectable et d’une discrétion absolue, qui gère ma maison d’une main de maître depuis toujours.

– Merci de t’en être occupée aujourd’hui, je n’avais pas d’autre choix qu’aller au bureau pour travailler.

– Ne t’inquiète pas, Preston.

Elle s’approche de moi et dépose un baiser affectueux sur ma joue. Je bosse souvent depuis le manoir, mais, hélas, je suis parfois contraint de quitter le confortable refuge de ma forteresse.

– Je vais rentrer, jeune homme, j’ai toujours un peu mal au dos.

– Tu as été voir le médecin que je t’ai recommandé ? 

– J’ai pris rendez-vous pour la semaine prochaine.

– Bien. Tu sais que si tu as besoin de prendre des jours de congés, tu peux. Je ne veux pas que tu t’épuises.

– Ne t’inquiète pas pour moi, sourit-elle. Avant que j’oublie, tu as du gratin de cannelloni dans le frigo, et aussi des roulés à la cannelle.

– Tu me gâtes trop !

– Oh que oui, plaisante-t-elle. Allez, je reviens demain matin, bonne soirée, Preston.

– Bonne soirée, Rose.

Elle est une des rares personnes avec qui je n’arrive pas à être désagréable ; elle a toujours été bienveillante avec moi, et même si elle reste mon employée, notre relation va bien au-delà. Un genre d’Alfred à mon Bruce Wayne, en quelque sorte, avec un soupçon de psychothérapeute pour faire bonne mesure.

Elle s’occupe de l’intendance du manoir, et adore cuisiner des petits plats qu’elle stocke dans mon réfrigérateur. Mon emploi du temps est tellement impossible que si elle ne le faisait pas, je crois que je serais capable d’oublier de manger. Ce n’est pas que je ne sache pas cuisiner, au contraire, c’est l’un de mes hobbies favoris, mais quand on travaille dix à douze heures par jour, six jours sur sept, il y a des choses qu’on n’a plus envie de gérer. La seule tâche dont je refuse qu’elle s’occupe, c’est de nettoyer mon linge et repasser mes chemises. Je ne suis pas non plus un assisté, et mon côté psychorigide prend beaucoup de plaisir à massacrer méthodiquement à coup de fer les plis de mes vêtements.

J’entre dans ma chambre, Chester sur mes talons. Ce petit chiot est un cadeau de Noël de mes sœurs, et je suis bien obligé d’admettre que c’était une très bonne idée. Il fait pas mal de conneries, en plus d’être moche et de respirer aussi fort qu’un méchant de Star Wars ;  toutefois, j’adore ses petits bruits, son affection inconditionnelle et sa présence qui apportent un peu de vie dans cette grande maison. Contrairement à ma femme, pas de risque qu’il me trompe.

Ex-femme. Merde.

– Je vais sous la douche, mon beau, donc tu restes là, ordonné-je alors au jeune animal, qui n’a pas perdu une seconde pour monter sur mon lit.

Je fais mine de ne rien avoir remarqué, parce qu’à vrai dire, je passe déjà une assez importante partie de mon temps à engueuler tout le monde, et je n’ai pas envie de faire de même avec mon chien, le soir venu.

Lorsque je pénètre sous l’eau chaude, toutes les tensions que j’avais accumulées pendant la journée s’effacent peu à peu. Je pense qu’une soirée avec Zach me sera tout aussi bénéfique. D’habitude, nous sortons, et il arrive même que je ne reparte pas seul (pas depuis plusieurs mois, cela dit), mais ce soir, je n’en ai pas envie. L’excuse de Chester est simplement un bon prétexte. En réalité, je suis fatigué et j’ai de moins en moins d’inclination à me mêler à la foule. C’est peut-être l’âge qui veut ça, ou bien alors je deviens réellement asocial au fil des années. Ça, je ne le dirai jamais à Zach. Je ne veux pas qu’il s’inquiète, ni qu’il parte en croisade pour sauver mon âme.

Dans le genre perte de temps, ça se poserait là.

À suivre…

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