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Mur de marbre
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numérique, broché et relié

3 premiers chapitres

1. CARTER

 

 

Une nouvelle année scolaire débute, la dernière avant la fin du lycée. J’ai tellement hâte pour me plonger dans les études qui me passionnent et ensuite, le plus rapidement possible exercer mon métier. J’ai l’impression de déjà m’y connaître, parce que je travaille dans le garage automobile de Joe depuis trois ans maintenant, parfois le soir en semaine et pendant les vacances. Il m’apprend tellement, il m’a tout de suite pris sous son aile. Et c’est sans compter toutes les occasions que je ne manque pas pour aider mon père et bricoler avec lui, mais pouvoir en vivre, je n’attends que ça.

Je ne suis pas comme William, mon meilleur ami, qui n’attend la fin de l’année scolaire que pour pouvoir quitter notre petite ville et voler vers des plus hautes sphères. Je sais que Grand Marais n’est pas très vaste, qu’il n’y a pas forcément d’attractions, mais moi, je m’y plais et je n’ai pas envie de partir. Je vais devoir m’y résoudre pour mes études, qui se dérouleront à Duluth, la plus grande ville à proximité, à deux heures d’ici, mais ce n’est que pour un temps défini alors cela pourrait être pire.

La grosse différence entre Will et moi, c’est qu’il n’a pas de famille. Depuis qu’il est petit, il vit en maison d’accueil. Il ne m’a jamais dit qu’il était malheureux, mais c’est sûr qu’il ne connaît pas la chaleur et l’amour d’un foyer. Alors je peux comprendre son envie, peut-être même besoin, de quitter Grand Marais pour voler de ses propres ailes. Heureusement pour lui, la nature a été plus que généreuse avec lui. C’est le type le plus intelligent que je connaisse. Il est vraiment très brillant.

Je ne suis pas mauvais à l’école, mais je ne suis pas une tronche non plus. Disons que j’ai toujours été plus manuel qu’intellectuel. Will, c’est autre chose, il n’est pas loin d’être un petit génie, et couplé à sa belle gueule, je ne me fais pas de souci pour lui, que ce soit pour son avenir professionnel ou personnel avec les nanas, non pas que je m’en fasse pour moi-même. De ce point de vue là, tout va bien !

— Salut mon pote ! s’exclame mon meilleur ami en arrivant vers moi, un grand sourire sur le visage.

— Salut ! Tu vas bien ?

— Super. On ne s’est pas beaucoup vus pendant les vacances.

— Ouais, je sais, désolé.

Je bossais au garage et lui travaillait aussi dans un petit restaurant du centre-ville, nos horaires n’étaient pas toujours compatibles pour sortir et traîner ensemble.

— Bon, prêt pour la dernière ligne droite ? s’enquit-il en souriant.

— Carrément plus que prêt !

Nous jetons un œil à nos emplois du temps pour savoir où commence notre journée et vérifier si nous partageons quelques cours.

Au moment où je lève les yeux de ma feuille, ils se posent sur une fille que je n’ai encore jamais vue. Bon, évidemment, je ne prétends pas avoir déjà rencontré toutes les nanas du bahut, mais si je l’avais déjà croisée, je m’en souviendrais, parce que merde, je la trouve superbe. Pas très grande, ses longs cheveux bruns, ondulés dansent autour de son visage rond. Sa silhouette tout en formes se détache parmi les autres.

Il n’y a qu’un seul et unique lycée sur Grand Marais, alors bon, mon intuition me dit qu’elle est nouvelle. Je me demande immédiatement si elle vient d’aménager et où elle habite. Elle attire mon attention parce qu’elle est différente des autres. Quelque chose se dégage d’elle, de sa prestance. Je ne dirais pas qu’elle semble timide, plutôt curieuse. Son regard se pose partout, elle observe le moindre espace, chaque personne qui croise son chemin. Et l’air affiché sur son visage, c’est comme si elle s’émerveillait de ce qui l’entoure, qu’elle appréciait vraiment d’être ici et cela la rend encore plus lumineuse.

— Qu’est-ce que tu regardes comme ça ? demande William en me voyant bloqué.

— Personne.

Il se marre et se tourne pour vérifier mes dires. En peu de temps, il trouve l’objet de mon attention.

— Waouh, pas mal du tout ! s’exclame-t-il en me balançant un coup sur le torse.

Je grimace à cette remarque. J’ai envie de répliquer, pas touche, je l’ai vue en premier, mais je n’ai pas envie d’être ce genre de type. Mes parents m’ont éduqué en prônant l’égalité des sexes et même si mon père est très occupé par sa fonction de médecin, je l’ai toujours vu traiter ma mère avec égards, comme son égal, et ils ont toujours partagé toutes les tâches à la maison et très jeunes, ma sœur et moi avons été impliqués dans la vie quotidienne du foyer. Bien sûr, je n’ai que dix-sept ans, bientôt dix-huit, je profite comme tous les jeunes de mon âge, mais cela ne m’empêche pas de me comporter avec respect. Les filles ne sont pas des morceaux de viande que l’on peut posséder ou s’approprier.

— Elle est nouvelle ? demande-t-il en déduisant sûrement la même chose que moi il y a quelques instants.

— J’ai l’impression.

Il acquiesce d’un mouvement de tête puis nous avançons dans le couloir.

— Bon, je te dis à tout à l’heure en anglais.

— Ça marche.

En tout sur la semaine, nous devons avoir quatre heures de cours en commun, cela pourrait pire, mais cela aurait pu être mieux aussi. Enfin, cela ne nous empêchera pas de passer du temps ensemble. Je partage un peu plus de séances avec Ian et Grayson, deux autres très bons amis.

Ma semaine débute donc par une heure d’histoire. Dans la classe, je retrouve Lauren, une très bonne copine. Toujours de bonne humeur, elle m’accueille avec un grand sourire.

— Salut toi ! Tu vas bien ?

— Ouais.

Je m’écrase sans grâce à côté d’elle et elle hausse un sourcil en me voyant faire.

— Premier jour et je te sens déjà d’une extrême motivation.

— Nan, pas du tout. Ça va super.

— OK, si tu le dis.

Son attention est détournée par Peter, son dernier béguin en date. Lauren change de petit ami comme on change de chaussettes. Elle n’a rien à voir avec la bimbo clichée que nous pouvons voir à la télé, ni à la pétasse qui déambule dans les couloirs se croyant meilleure que tout le monde, mais elle est très jolie et rencontre un certain succès. Tant mieux pour elle cela dit, même si je pense sincèrement qu’elle perd son temps avec un type comme Peter. Pour le coup, lui, il a tout du stéréotype du sportif lycéen qui n’a pas grand-chose dans la tête. Qu’est-ce que Lauren peut bien lui trouver ? Je me le demande.

Le cours commence avec le très soporifique M. Lopez qui réussirait presque à s’endormir lui-même. L’heure va être longue, je le sens. Heureusement, j’ai toujours un carnet sous la main où je laisse aller mon imagination.

 *** 

Un de mes moments favoris au lycée est la pause méridienne. J’aime traîner avec mes potes, profiter du beau temps dans la cour si c’est possible. La nourriture du self n’est pas trop mal pour ne rien gâcher.

Nous sommes déjà installés avec Lauren. Richard et Angela nous ont rejoints, ainsi que Grayson et Ian, mais pas de Will en vue. Cela ne lui ressemble pas d’être en retard. Je vérifie mon portable, j’ai peut-être manqué un message, mais rien.

— Will s’est inscrit à des cours supplémentaires entre midi et deux ? se renseigne Lauren.

— Pas que je sache. Il ne m’a rien dit ce matin en tout cas.

— Il ne va sûrement plus tarder.

Soudain, Richard me donne un coup dans le bras et fait un mouvement de tête vers l’entrée de la cafétéria. Je suis tout bonnement stupéfait en découvrant Will qui arrive accompagné de la nouvelle élève que nous avons aperçue ce matin. Je fronce les sourcils me demandant bien pourquoi ils sont ensemble.

Je les observe se diriger vers le self-service alors qu’ils discutent. Je sais que je ne devrais pas, mais je ne peux rien contre la pointe de jalousie qui naît en moi. Je ne peux pas dire que Will et moi sommes en compétition, nous sommes vraiment à l’opposé l’un de l’autre. Je suis grand et sportif, brun aux yeux marron qui virent noisette en fonction du temps qu’il fait, tandis qu’il est un peu plus petit que moi et plus svelte aussi. Il est plus que fier de ses origines afro-américaines. Son métissage fait d’ailleurs des ravages. Alors je pense que nous n’attirons pas la même population féminine. Mais peu importe, là, en l’occurrence, cette fille m’a tapé dans l’œil et je vois très nettement qu’elle est au goût de mon meilleur pote. Et on dirait bien qu’il a un train d’avance sur moi. Cela ne me plaît pas.

Je tâche de mettre ma mauvaise humeur au placard et me contente de les attendre, sous l’œil curieux de toute la tablée.

— Salut tout le monde, je vous présente Romane, dit Will en arrivant derrière Lauren.

— Bonjour Romane, sourit mon amie.

— Bonjour, répond la nouvelle un peu timidement.

— Romane, voici, Lauren, Carter, Angela, Richard, Grayson et Ian, mes amis, présente Will en faisant le tour de table.

— Tiens, assieds-toi à côté de moi, propose Lauren en tirant la chaise.

Romane accepte d’un petit mouvement de tête et prend place aux côtés de Lauren et se retrouve ainsi en diagonale de moi. Will vient s’installer à mes côtés et explique leur rencontre.

— J’avais un message de la principale qui me demandait de prendre Romane sous mon aile et de lui faire faire le tour du lycée et de lui présenter le fonctionnement des lieux. Comme on a pas mal de cours en commun, j’étais le candidat parfait.

Évidemment, qui d’autre que le meilleur élève du bahut pour cette fonction ? Sûrement pas un mec comme moi, dans la petite moyenne, qui ne sort du lot qu’en sport et en mécanique.

Cela ne me ressemble pas de m’apitoyer sur mon sort comme ça et encore moins d’user de la comparaison avec Will ou tout autre mec d’ailleurs. Putain, je déteste ça. Il faut que je me ressaisisse.

— Ta première matinée s’est bien passée ? demande Lauren à Romane.

— Très bien. J’étais anxieuse, mais Will s’est montré très avenant et cela m’a rassurée d’être en cours avec lui.

— C’est super.

— Il n’y a aucune raison, je suis sûr que tout se passera bien, renchérit Will.

— Vous êtes amis depuis longtemps ? se renseigne Romane.

— Depuis toujours, rit Lauren. On s’est rencontrés en maternelle.

— Waouh, je suis impressionnée.

— Tu peux, il en faut du courage pour supporter des mecs pareils, plaisante mon amie.

— Arrête, tu nous adores, la charrié-je.

Romane pose son regard sur moi et je lui souris en retour. J’aime la finesse de ses traits et sa beauté. Sa bouche pulpeuse n’est pas mal non plus à vrai dire. Et que dire de la chaleur qui se dégage de ses yeux et de leur couleur ? C’est saisissant et ce bleu-vert est absolument envoûtant. Mon attention dévie à nouveau vers ses lèvres roses charnues. Fait chier.

— Et toi ? Tu habitais où avant ? intervient Angela.

— Oh, j’habite ici, mais je faisais l’école à la maison.

— Ah ouais ? Pourquoi t’as arrêté alors ?

— Mon père s’est fâché avec mon professeur et selon ses dires personne n’a trouvé grâce à ses yeux alors il a consenti à me laisser entrer au lycée pour la dernière année.

Ma première réflexion est de me dire que ses parents doivent avoir les moyens pour lui payer depuis toujours un professeur particulier. Cela ne doit pas être donné.

— Ça va carrément te changer, dis donc ! s’exclame Richard.

— Je suis contente à l’idée de voir des gens de mon âge et de passer du temps avec eux, je me sentais un peu seule en fait. Mon père est très sévère et je n’ai pas beaucoup de liberté, alors cela me va.

Ma seconde réflexion est de me dire que son père est un connard. Mes parents sont top, tous mes amis le disent. Je crois même ne pas trop m’avancer en affirmant que ce sont les meilleurs.

— Tu peux compter sur nous pour faire de ta première et dernière année un super moment, tu ne vas pas regretter ton prof particulier, crois-moi, assure Will en la couvant de son regard qui tue.

Romane se met à rire doucement, effaçant les pensées mauvaises qui étaient en train de germer dans mon esprit à l’encontre de mon meilleur ami. Et ma troisième réflexion est de me dire que le rire de Romane est vraiment magnifique.

Je ne suis pas dans la merde.

 *** 

Cela fait deux semaines que Romane est parmi nous. Je ne pense pas me tromper en affirmant qu’elle a totalement été intégrée à notre petit groupe. Lauren, Angela et elle sont inséparables et s’entendent à merveille. Je suis content pour elle. J’imagine que ce n’est pas facile d’être la petite nouvelle.

J’ai un peu ragé quand j’ai vu Will préférer rentrer avec elle chaque soir plutôt qu’avec moi. Je n’ai jamais cru qu’une fille pourrait se mettre en travers de notre amitié, j’espère que cela ne va pas commencer avec Romane. Même si physiquement elle me plaît, je ne prendrais pas le risque de me fâcher avec Will pour elle. Je n’en ai pas parlé avec lui parce que je ne suis pas à l’aise avec la situation et surtout parce que je ne veux pas donner l’impression de marquer mon territoire. Je trouve ça complètement idiot et déplacé. Mais bon, cela me fait chier quand même. J’aime bien mes petites habitudes et les voir chamboulées ne me plaît pas.

Ce soir, je sais que Will ne peut pas rentrer avec moi ou quelqu’un d’autre parce qu’il participe au club des sciences robotiques. Il n’a pas l’intention de poursuivre des études dans ce domaine mais il aime l’idée de créer quelque chose et il adore l’informatique. Il sait aussi que cela peut lui apporter des points sur son dossier de candidature à la fac. Plus il coche de cases, mieux c’est.

Je rejoins ma voiture, jette mon sac à l’arrière et grimpe derrière le volant.

Ma famille a des revenus assez confortables, mais ce petit bijou que je conduis, c’est moi qui me le suis offert, avec mes économies, l’argent que j’ai eu à chaque anniversaire et mon boulot au garage. Je suis fier de ma voiture.

Je caresse distraitement le volant en pensant à la chance que j’ai quand mon regard est attiré par l’extérieur. Romane est en train de passer à pied sur le trottoir devant le véhicule. Je ne réfléchis pas et ouvre ma portière.

— Romane ! m’écrié-je en la faisant sursauter.

Elle se tourne rapidement et porte une main à son cœur.

— Carter ! Tu m’as fait peur.

— Désolé. Ce n’était pas voulu.

— Ce n’est rien.

— Tu veux que je te ramène ?

— Oh, eh bien… j’allais prendre le bus. Tu n’es pas obligé.

— Ça me fait plaisir, la rassuré-je.

Elle réfléchit deux secondes avant d’accepter d’un hochement de tête. Je referme ma portière et me penche pour ouvrir celle côté passager. Romane se glisse à l’intérieur de l’habitacle tout en délicatesse et pose son sac entre ses jambes.

— Tu habites où ? demandé-je alors que nous bouclons nos ceintures.

— Sur Gunflint Trail, après Pincushion Drive.

— Cool.

C’est un coin très nature qu’elle mentionne. J’adore aller m’y promener, encore une bonne raison qui me fait adorer ma ville et ma région.

— Alors, ces deux premières semaines au bahut ?

— C’était bien. Vraiment. Tu n’imagines pas, voir du monde, discuter et assister aux cours aussi, avoir des profs différents. Je suis vraiment contente.

— Tant mieux, ça fait plaisir à entendre.

— Je sais que ça peut paraître ridicule, être heureuse de venir au lycée. Mais c’est tellement mieux que d’être chez soi, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

— Je veux bien te croire. Et avec Will, ça se passe bien ?

— Oui, il est très gentil.

Je lui jette un œil en coin et la vois légèrement rougir face à ma question. Bon, eh bien, pas besoin d’avoir le QI d’Einstein pour deviner qu’il ne lui déplaît pas. Je pense que face à mon meilleur ami, je ne fais pas le poids…

— Will est le meilleur élève de tout le lycée, si jamais t’as besoin d’aide, tu pourras compter sur lui.

— Pas sur toi ?

— J’aimerais bien, mais niveau études, je ne suis pas le mieux placé. Tu peux compter sur moi pour te raccompagner chez toi au besoin, pour te dénicher les meilleures places pour assister à un match de basket, pour un problème mécanique ou s’il faut réparer quelque chose, mais c’est à peu près tout.

— C’est déjà pas mal, rit-elle.

Je n’ai jamais été du genre à me déprécier, je connais mes valeurs, ma valeur, mais bon… parfois, il faut être lucide. Avoir une belle gueule ne suffit pas toujours.

Elle laisse passer quelques instants puis finit par reprendre la parole.

— Je voulais te remercier, au même titre que les autres, de m’avoir si gentiment accueillie dans votre groupe.

— C’est normal. Ça ne m’est jamais arrivé, mais j’imagine que ce n’est pas facile de débarquer dans un établissement et de devoir créer des liens. Alors si on peut te faciliter la tâche…

— Je n’ai jamais vraiment eu d’amis, alors je suis surprise que cela se passe aussi bien.

— T’es une nana plutôt sympa, alors je ne vois pas pourquoi il y aurait de problèmes, la rassuré-je.

Elle me retourne un petit sourire qui, une fois de plus, attire mon regard plus longtemps qu’il ne le faudrait. Je me ressaisis rapidement et rejoins la route qu’elle m’a indiquée, au nord de Grand Marais.

— Tu me dis où il faut aller, dis-je alors que nous passons devant l’intersection.

— C’est le prochain chemin sur ta droite, m’indique-t-elle.

Je guette et ralentis pour ne pas le louper. Je m’engage sur une route de terre bordée des deux côtés par la forêt et m’arrête devant un imposant portail en fer forgé au bout de quelques mètres. Je repère immédiatement les armoiries qui trônent tout en haut. Je me tourne vers elle et fronce les sourcils. G H pour Gerard Hudson, le plus grand employeur de la région, propriétaire de je ne sais combien d’hectares de terre, de la plus grande scierie de la région et d’une usine de production de fer et d’acier. Le Minnesota est un État qui regorge de minerai de fer et de taconite. Je réalise seulement à quel point la famille de Romane est très riche et puissante aussi.

— Tu es la fille de Gerard Hudson, dis-je pour avoir quand même une confirmation.

— Oui, acquiesce-t-elle dans un filet de voix.

— OK. Pourquoi tu n’en as pas parlé ? Will est au courant ?

— Oui, mais je lui ai demandé de ne rien dire. Je ne voulais pas en parler, parce que tu vois, je… je débarque et je n’avais pas envie de jeter un froid. Je ne suis peut-être pas sortie souvent de chez moi, mais je connais la réputation de mon père, je la vis au quotidien et je sais qu’il a sûrement plus d’ennemis que d’amis. Je voulais juste…

— T’intégrer sans risquer d’être jugée.

Elle ne dit rien, se contente de me regarder les yeux brillants d’appréhension.

— Tu n’es pas ton père, Romane, je ne vais pas te tenir rigueur d’un truc pour lequel tu ne peux rien.

— Certains ne sont pas capables d’autant d’égards.

— Je ne suis pas comme les autres, il faut croire.

— Merci beaucoup.

— Tu n’as pas besoin de me remercier, Romane.

— Je le fais quand même et merci de m’avoir raccompagnée.

— De rien, avec plaisir.

Elle me fait un petit sourire et sort de la voiture. J’attends qu’elle ait refermé la grille derrière elle pour faire demi-tour et rentrer chez moi, encore un peu sous le choc tout de même de ce que je viens d’apprendre.

2. CARTER

Les premières vacances sont là et je me prépare pour la soirée d’Halloween organisée par Peter. Si je ne suis pas emballé à l’idée que ce mec soit le petit ami de Lauren, niveau soirées, c’est un chef, alors évidemment je réponds présent.

Je sens que je vais me prendre une petite réflexion concernant le costume pour lequel je n’ai fait aucun effort particulier, jean et chemise à carreaux, plus passe-partout, cela n’existe pas, mais je ne suis pas vraiment très enthousiaste à l’idée de me déguiser. Ce n’est pas le cas de Grayson et Ian, ils en raffolent.

J’ai proposé à Will de passer le prendre, mais il m’a dit qu’il avait quelque chose à faire avant alors j’arrive seul à la fête et tente de repérer mon groupe d’amis parmi la foule qui est déjà bien dense.

Peter habite dans le même quartier que moi et ses parents possèdent une immense maison qu’ils consentent à lui laisser le soir d’Halloween entre autres. La décoration est plutôt réussie, un peu flippante. Je rejoins la petite troupe qui m’accueille en souriant tout en jaugeant mon déguisement.

— Carter ! s’exclame Lauren.

— Quoi ? Je suis un cowboy !

— Où sont le chapeau et les bottes ? Tu ne fais aucun effort.

— J’ai troqué un tee-shirt pour cette chemise hideuse, tu ne peux pas dire ça.

— Et les baskets ? Tu aurais pu mettre des boots.

— Je n’ai pas ça en stock.

— Humm…

Je les observe tour à tour et n’éprouve aucune honte à ne pas avoir poussé plus loin la recherche. Lauren arbore une tenue de danseuse de flamenco, Angela porte un costume similaire à celui de Britney Spears dans l’un de ses clips au début de sa carrière, celui de l’écolière lycéenne avec les couettes. Les inséparables Grayson et Ian ont vêtu un costume des années trente et semblent plutôt fiers d’eux. Quant à Richard, je ne parviens pas à déterminer en quoi il s’est déguisé.

— Je suis James Dean, m’explique-t-il sous mon regard insistant.

— Ah ! D’accord, maintenant que tu le dis.

Tout le monde se met à pouffer autour de nous, j’en déduis donc que je ne suis pas le premier à mettre en doute la ressemblance.

— Will n’est pas encore arrivé ? remarqué-je seulement maintenant.

— Non, il devait passer prendre Romane, explique Lauren.

Je fais mine de rien, mais j’ai du mal à digérer l’information. Pourquoi a-t-il prétexté un truc à faire au lieu de me dire la vérité ? Cela n’a pas de sens.

Depuis son arrivée au lycée, Romane s’est plus que bien intégrée à notre groupe. Je sens clairement que Will l’apprécie et je ne sais pas s’il a conscience que moi aussi. J’ai envie de croire qu’il aurait la même démarche que moi pour ne pas mettre à mal notre amitié, mais visiblement, je me trompe.

— Il ne te l’a pas dit ? s’étonne mon amie.

— J’ai dû oublier, mens-je.

— Son père a accepté qu’elle sorte ? intervient Angela. Ça n’avait pas l’air gagné d’avance.

— Je crois qu’elle avait l’intention de faire le mur, répond Lauren.

La volonté de Romane à garder secret qui est son paternel n’a pas tenu longtemps. Ce n’est pas sa faute, des rumeurs ont circulé et elle a bien dû dire la vérité au reste de la bande. Dans une petite ville comme Grand Marais, rien ne reste confidentiel très longtemps.

— Ah ! Les voilà ! s’exclame Grayson.

Nous nous retournons d’un seul bloc et je constate, ahuri, qu’ils ont assorti leurs costumes. Will est un gangster à la mode Al Capone et Romane porte une robe vintage absolument sublime. Le haut est noir et le jupon bouffant noir à pois blancs. Elle est magnifique. J’ai du mal à détacher mon regard de sa silhouette.

— Hello ! sourit Will.

— Salut vous deux. Vous êtes trop beaux, s’extasie Lauren.

— Merci, répond Romane timidement.

Je choisis sciemment de ne pas polémiquer et décide de ne pas aborder le sujet avec Will qui me lance un regard suppliant. S’il veut jouer les cons avec moi, c’est son problème, mais je n’entrerai pas dans son jeu. Je laisse courir et la soirée débute tout doucement.

Il vaut mieux se concentrer sur l’humour de Ian et ses blagues à deux balles et l’entente du groupe plutôt que sur les choses qui fâchent pour lesquelles je ne peux rien faire, mais j’en ai quand même gros sur le cœur. Je ne pensais pas que mon meilleur ami était capable de me cacher des choses comme ça. Il a peut-être senti quelque chose finalement.

 *** 

Je suis dehors, j’étais encore avec Grayson il y a quelques secondes pour m’en griller une. J’ai parfaitement conscience que c’est mauvais pour la santé, mais je ne suis pas un gros fumeur, alors de temps en temps, je me fais ce petit plaisir. Je ne sais pas si mes parents sont au courant. Mon père étant médecin, je pense que s’il le savait, il m’aurait fait la morale il y a longtemps.

Mon attention est détournée par des messes basses sur ma gauche. Je tends l’oreille et surprends Peter, notre hôte, en train de discuter avec Carl, un de ses copains.

— T’as appris pour la nouvelle ? Le crush de William ? dit Carl.

— Ouais, c’est la fille d’Hudson, confirme Peter.

— T’arrives à y croire, toi, qu’elle est pas sortie de chez elle de toute sa scolarité ?

— Putain, non ! C’est complètement dingue. T’imagines tous les trucs à côté desquels elle est passée ?

— Ouais, ricane l’autre imbécile. Je te parie qu’elle est vierge. Si ça se trouve elle a même jamais embrassé de mec.

— En tout cas, elle est super bonne. Si Will ne parvient pas à conclure, je me porte volontaire.

C’en est trop pour moi, je me décale de la rambarde et m’avance vers eux, l’air vraiment furibond.

— Ça ne vous fait pas chier de baver sur une fille comme ça ? T’en as parlé à Lauren de tes projets ? accusé-je Peter.

— Je déconne, vieux, tente-t-il de se défendre.

— Je n’en crois pas un seul mot.

— Ce n’est pas comme si j’en avais quelque chose à foutre en même temps.

— Tu cherches la merde, Peter ?

— C’est toi qui viens me chercher.

— Je viens défendre une amie contre les conneries que deux pauvres types déblatèrent.

— Je suis chez moi, je dis ce que je veux. Maintenant, puisque ça te dérange, je ne te retiens pas. Dégage.

Peter me jauge de haut en bas, il n’attend qu’une seule chose, que j’entre dans son jeu, mais je n’en ai pas envie.

— Fais gaffe à toi, connard. Et Lauren, tu peux l’oublier.

— T’as pas intérêt, Carter ! s’insurge-t-il.

— Je vais me gêner ! ricané-je.

Je tourne les talons sans un mot de plus et descends les marches de la terrasse pour faire le tour par l’extérieur. Je récupère mon portable et préviens Grayson que je m’en vais. Je n’ai pas envie de parler à William, quant à Lauren, je pense que lui dire la vérité peut bien attendre lundi. Je n’ai que quelques mètres à faire pour rejoindre ma maison. J’en ai à peine fait trois sur le trottoir qu’une voix féminine me hèle.

— Carter !

Je me retourne et fronce les sourcils en découvrant Romane qui trottine jusqu’à moi.

— Qu’est-ce que tu fais là ? m’étonné-je. Un problème à l’intérieur ?

— Non, pas du tout. Euh… en fait… je… J’ai assisté à ton altercation avec Peter et Carl.

Je passe une main rageuse dans mes cheveux.

— Ouais, je… je suis vraiment désolé.

— Tu n’as pas à t’excuser pour eux, voyons. Tu n’y es pour rien. C’est plutôt à moi de te remercier pour m’avoir défendue ainsi.

— C’est normal.

— Tout le monde n’agit pas de cette façon. C’est plus facile de se taire et laisser dire.

— Je crois t’avoir déjà dit que je n’étais pas comme tous les autres, dis-je doucement.

— Merci beaucoup, ça me touche.

— Pas de problème. Les amis sont là pour ça, non ?

— Oui. Je suis désolée que Peter t’ait mis à la porte.

— Oh, ne t’en fais pas pour ça. Lui et moi on ne s’entend pas, c’est comme ça. On se tolère, je dirais. Je ne comprends pas ce que Lauren peut lui trouver pour tout te dire.

— Tu comptes vraiment lui raconter ce qui s’est dit ?

— Oui. Je n’apprécie pas vraiment qu’il la traite de cette manière. Ça te dérange ?

— Je n’ai pas envie de poser de problèmes.

— Lauren n’est pas amoureuse de Peter, la rassuré-je. Je pense qu’elle préférerait connaître la vérité pour se débarrasser de ce crétin. Et crois-moi, Lauren a toujours une liste de prétendants longue comme le bras. Ne te fais pas de souci pour elle.

Romane ne répond rien, mais je vois bien qu’elle n’est pas très à l’aise avec la situation.

— Tu préfèrerais lui parler ? hasardé-je.

— Oh non ! refuse-t-elle vivement en secouant la tête. Je me vois mal lui dire quelque chose.

— OK. Bon, eh bien, je… je suppose que tu veux aller rejoindre Will et les autres. Je te souhaite une bonne fin de soirée.

— En fait, je… est-ce que… tu crois que tu pourrais me ramener chez moi ?

— Oh, ouais, bien sûr.

— Je ne me sens pas très à l’aise pour rester. J’enverrai un message à Will.

Quelque chose me dit qu’il ne prendra pas très bien le fait que Romane m’ait demandé à moi de la ramener, mais cela m’est égal. Il ne prend pas de gants avec moi, joue les cachottiers, alors je ne vais pas m’en faire pour lui. Romane a besoin de moi maintenant, je ne vais pas lui tourner le dos.

— Ça marche. Tu m’accompagnes jusque chez moi pour que je récupère mes clés ? Je n’ai bu qu’une seule bière.

— D’accord. Oui, je te suis.

— J’habite à quelques mètres seulement.

Nous discutons de tout et rien sur le chemin et je l’invite à me précéder dans la maison. Je la fais patienter dans le hall d’entrée, le temps de monter à l’étage récupérer mon trousseau dans ma chambre. Lorsque je la rejoins, je vois qu’elle se frotte les bras.

— Tu n’as pas pris de veste ?

— Elle est restée dans la voiture de Will.

— Attends, je vais te prêter quelque chose.

J’ouvre le placard dans le lobby et déniche un sweat à capuche. Je le renifle rapidement, afin de vérifier qu’il ne sent pas la transpiration ou des odeurs de mécanique. Plutôt satisfait du parfum du vêtement, je le lui tends et elle ne se fait pas prier pour l’enfiler.

— Je te remercie.

— De rien.

Une fois dans la chaleur de l’habitacle, je l’entends soupirer d’aise. J’ai soudain envie de poursuivre cette soirée rien que tous les deux. Je ne sais pas si j’en ai le droit, mais après tout, nous devenons amis, rien ne nous empêche de passer un peu de temps l’un avec l’autre.

— Est-ce que ça te dit qu’on aille se poser près d’Artist Point ? Tu veux rentrer tout de suite ? Je t’aurais bien proposé d’aller marcher jusqu’au phare, mais il n’y a pas d’éclairage, et ta tenue ne s’y prête pas vraiment.

— Avec plaisir. Je ne suis pas à une heure près, je me ferai engueuler quoi qu’il en soit par mon père, autant que cela en vaille le coup.

— Super. Allons-y.

Après un petit bout de route, j’emprunte le chemin de terre qui mène au petit parking derrière le poste-frontière et me gare. Je règle le chauffage et ajuste le son du poste radio afin que nous puissions nous entendre.

— Ton père n’a pas l’air d’un homme très conciliant.

— Pas vraiment, rit-elle sans joie. On ne s’entend pas très bien. Cela a toujours été le cas, mais c’est mille fois pire depuis que ma mère est morte.

— Je suis désolé, je l’ignorais.

— Ce n’est rien, tu ne pouvais pas savoir. J’ai plus l’impression d’être une gêne à ses yeux qu’autre chose. Il vit pour son entreprise et son argent, le reste, il s’en moque. Je crois même qu’il ne m’aime pas.

— Comment tu peux dire ça ?! m’offensé-je. Ce n’est pas possible.

— C’est gentil d’essayer de prendre sa défense, mais ça se sent des choses comme ça.

— Putain… je suis vraiment désolé.

— C’est comme ça. J’ai l’impression qu’il y a une bonne raison à tout ça, mais il ne me parle jamais. Alors je ne peux que faire des suppositions. Parle-moi de tes parents.

— Ce sont les meilleurs au monde. Mon père est médecin à l’hôpital de la ville et ma mère y est infirmière. Ils se sont rencontrés là-bas.

— Tu as une sœur, c’est ça ?

— Oui. Lola. Elle a trois ans de moins que moi.

— Vous vous entendez bien ?

— Oui. On a eu nos petites phases, mais d’une manière générale, ça va plutôt bien.

— C’est cool. J’aurais bien aimé avoir une sœur ou un frère, mais je n’ai toujours été que toute seule.

— Maintenant, tu nous as nous.

— C’est vrai ! Il vaut mieux tard que jamais, comme on dit. Cette année de lycée, c’est ma bouffée d’oxygène, tu ne peux même pas imaginer à quel point. Et savoir que je peux compter sur des personnes comme toi pour me défendre, ça fait du bien.

Je me contente de lui sourire tendrement. Je n’ose même pas penser à ce qu’elle peut vivre au quotidien avec un paternel comme le sien. La manière dont elle me le décrit ne me donne pas très envie de le rencontrer. Nous restons une petite heure à parler de tout et rien, nous confier l’un à l’autre, apprendre à nous connaître.

Le milieu de la nuit est bien entamé lorsque je m’arrête devant la grille de la propriété familiale.

— Romane, je peux te demander quelque chose ?

— Bien sûr.

— Ton père… est-ce qu’il est violent avec toi ? Tu es sûre que ça va aller ?

— Oui, ne t’en fais pas. Il ne va pas me frapper si c’est ce qui t’effraie. Il n’est pas violent physiquement avec moi. Il trouvera un autre moyen de me punir en me privant de quelque chose auquel je tiens ou d’un des rares plaisirs que j’ai. Je composerai avec.

— Je suis tellement désolé pour toi.

— C’est gentil, mais j’y suis habituée. Il est comme ça. Je ne dis pas que je n’aimerais pas avoir un père aimant, attentionné et attentif, mais je dois faire avec celui que j’ai. Dans tous les cas, merci pour cette fin de soirée, Carter et merci encore d’avoir pris ma défense tout à l’heure.

— Avec plaisir. Si tu as un problème, tu m’appelles.

— C’est gentil, mais ça va aller.

Elle se penche pour déposer un baiser sur ma joue et je la regarde passer l’entrée. C’est en entendant des discours pareils que l’on prend pleinement conscience de la chance que l’on a.

3. ROMANE

J’ai du mal à me dire que cela fait déjà plus de trois mois que la rentrée scolaire a eu lieu. Décembre approche et signe la fin d’une année.

Comme je m’y attendais, mon père a compris que je m’étais échappée de la maison le soir d’Halloween et il a jugé bon de me priver de sorties en dehors du fait d’aller en cours pour une durée indéterminée. Si jamais je déroge à nouveau à cette règle, je devrai dire adieu au lycée et recevoir les cours à la maison ou à distance. Alors je me tiens à carreau.

Je me repose sur la bande d’amis que je crée. Ils sont tous géniaux et compatissent.

Finalement, Carter n’a pas eu besoin de parler à Lauren. Des bruits ont rapidement couru au sujet de l’altercation que Carter a eue avec Peter, son départ précipité n’est pas passé inaperçu. Elle a rompu avec lui dans la foulée sans aucun état d’âme et ne m’en a pas voulu.

Will est toujours aussi adorable avec moi. Il me prodigue de nombreux conseils, m’aide régulièrement dans les matières où j’ai quelques difficultés. Quant à Carter, eh bien, il est là tout simplement. Pour être une oreille attentive, quand j’ai besoin de changer d’air. Nous avons pris quelques habitudes, comme aller nous balader dans la forêt ou le long de Breakwater Trail, jusqu’au phare. Ce coin est tellement reposant, avec la baie de Grand Marais et le lac Supérieur de l’autre. Je ne sais pas si c’est intentionnel, mais on dirait qu’il s’est mis en tête de me faire découvrir tous ses coins favoris.

Contrairement à Will qui ne m’a pas caché qu’il n’attendait qu’une chose, quitter cet endroit, Carter est amoureux de sa ville. Je sais que souvent les contraires s’attirent, mais ils semblent si différents, j’ai parfois du mal à comprendre pourquoi et comment ils peuvent être meilleurs amis. Autant je vois tout de suite l’alchimie entre Grayson, Ian et Carter, ils partagent les mêmes délires, la même passion pour la mécanique, autant pour William et Carter, c’est plus subtil.

Dans l’entrée, je récupère mon manteau et chausse mes bottines, prête à partir quand je suis interrompue par mon père qui m’appelle depuis son bureau de sa voix grave et autoritaire.

— Romane ! N’oublie pas ce que je t’ai dit ! Tu rentres directement après le lycée et je t’interdis de traîner avec cet Andrews.

Loin de moi l’idée de vouloir me rebeller, mais je choisis de ne pas lui répondre, je ne cautionne pas du tout sa façon de voir les choses, lui dire oui reviendrait à approuver et c’est hors de question. Je préfère l’ignorer, cela vaut mieux. J’en ai vraiment assez des conflits.

Je sors de la maison et rejoins la route principale pour attraper mon bus.

Mon père se sert de son pouvoir et de sa position pour régner sur Grand Marais. Il est craint par beaucoup de monde parce qu’il est le plus gros employeur de la ville. On ne s’oppose pas à Gerard Hudson sous peine de se faire virer. En plus d’être un dictateur sans aucun remords, il est ouvertement raciste. Autant vous dire que je trimbale un passif très sympathique.

Je n’ai absolument rien à voir avec mon géniteur, mais beaucoup de gens font l’amalgame et me mettent dans le même panier que lui.

Quand il a appris que William appartenait à mon groupe d’amis cela ne lui a pas plu, car en plus d’être d’origine afro-américaine, il est aussi pupille de l’état, rien qui ne trouve grâce aux yeux de mon père. C’est complètement absurde, la valeur de quelqu’un ne se mesure pas à ses racines ni à son portefeuille mais ce sont pourtant les deux seuls points qui ont de l’importance aux yeux de Gerard Hudson.

Je ne veux pas qu’on pense que je m’intéresse à William uniquement pour aller à l’encontre de mon père, c’est faux. Il est le premier à être venu à moi, à m’avoir tendu la main. Il est adorable et cherche sans arrêt à en apprendre plus à mon sujet. Nous pouvons parler de tout pendant des heures au téléphone. Je me prends souvent à rêver à quitter Grand Marais aussi. Je me demande ce que serait ma vie sans le joug de mon père. Malheureusement, il sait pertinemment que sans son aide, je n’arriverai à rien.

Je n’ai gagné un peu de liberté que depuis cette année, jusque-là, il a toujours tout géré dans ma vie. Mon inscription à la faculté de Minneapolis ne peut aboutir que grâce à son argent. Je n’ai pas de bourse, et bien entendu, aucun pécule de côté pour financer seule mon cursus. Il sait que tout dépend de lui et il en joue.

Je grimpe dans le bus après avoir patienté quelques instants. Après dix minutes de trajet, je vois William monter et se diriger droit vers moi.

— Salut. Ça n’a pas l’air d’aller, commente-t-il en s’asseyant à mes côtés.

— Si, tout va bien, le rassuré-je.

Il me lance une petite moue dubitative, mais n’insiste pas pour autant.

— On est vendredi soir, un petit cinéma, ça te tente ? Je t’invite.

— C’est adorable, mais je ne peux pas.

— Oh, d’accord. Tu as déjà un truc de prévu ?

— Non, mon père m’interdit toujours de sortir.

— Bon sang ! Il n’y a aucun moyen que tu puisses t’évader en toute discrétion ?

— Non. J’adorerais ça, vraiment, et je te remercie de vouloir me distraire. Mais je ne veux pas prendre le risque de le mettre en colère plus qu’il ne l’est déjà.

— Je suis vraiment désolé, Romane.

— Je sais. C’est gentil.

 *** 

La journée est passée à une vitesse phénoménale et je me prépare mentalement pour un week-end en solitaire comme je les cumule depuis toujours. Je crois que le plus dur est d’être seule maintenant que je peux compter sur une bande d’amis géniaux.

Mon père a déserté la maison pour une soirée mondaine non sans s’être assuré que je lui avais bien obéi.

Je suis avachie sur mon lit en train de bouquiner lorsqu’un texto arrive sur mon portable. Je me précipite et souris en découvrant qu’il s’agit de William.

 

Will : [Alors, on ne déprime pas trop ?]

 

Moi : [Si, énormément. Je préférerais être au ciné avec toi]

 

Will : [Et si le ciné venait à toi ?]

 

Je fronce les sourcils, ne comprenant pas le sens de sa phrase.

 

Will : [Je suis devant chez toi]

 

Je me redresse vivement et cours dans l’entrée. Je manque de trébucher dans les escaliers et de m’affaler par terre. Je prends quelques secondes pour me remettre et lui ouvre la porte le cœur battant.

— Mais qu’est-ce que tu fais là ? soufflé-je tout bas.

— J’avais vraiment envie de passer la soirée avec toi, dit-il en entrant.

— Tu ne devrais pas être ici, William. Si mon père te trouve là, ça va mal se passer.

— Il n’en saura rien, je te promets. J’ai fait une petite sélection de DVD et j’ai ramené du popcorn !

— Tu es dingue.

— Je vais prendre ça pour un compliment.

— Tu peux.

Par crainte de voir mon père débarquer à l’improviste, je propose à Will que nous montions dans ma chambre. Je le laisse choisir le film tandis que je vais préparer de quoi grignoter. Je ramène aussi à boire afin d’être tranquille.

Il a sélectionné Inception. Peu importe si je l’ai déjà vu, j’adore ce film, c’est avec plaisir que je le regarde une seconde fois avec lui. Nous enchaînons ensuite avec Interstellar.

Après avoir dévoré toutes les sucreries, fait une overdose de soda et pris notre shoot de Christopher Nolan, nous nous retrouvons allongés sur mon lit, crâne contre crâne, les yeux rivés sur le plafond de ma chambre où brillent les étoiles phosphorescentes que j’y ai collées il y a des années.

— Est-ce que tu es heureux ? lui demandé-je.

— Pourquoi cette question ?

— Comme ça.

— En cet instant ou d’une manière générale ?

— Les deux.

— En ce moment, je suis particulièrement heureux, je me sens bien. Grâce à toi.

Mon cœur se gonfle à ces paroles. Je me retiens de sourire pleinement.

— D’une manière générale, je dirais que oui, je n’ai pas à me plaindre. Ma famille d’accueil me traite bien, je m’entends bien avec elle, mais ce n’est pas comme si Jack et Marie étaient mes vrais parents. On est cinq enfants à la maison. À part Rosie, ils sont tous petits et demandent beaucoup d’attention, alors ils n’ont pas vraiment de temps à m’accorder. Mais ça va, je me débrouille, je n’en ai pas besoin. Je fais tout mon possible pour ne pas poser de problème, je me démène au lycée parce que je veux partir d’ici. Je veux me construire une belle vie et je ne peux compter que sur moi pour ça.

— Je t’admire. Te donner les moyens pour accomplir tes rêves.

— C’est gentil.

— Est-ce que tu as des souvenirs de tes parents biologiques ? me renseigné-je du bout des lèvres.

— Non. J’étais trop petit. J’ai quelques photos de ma mère et moi, mais elles ne veulent pas dire grand-chose. Je peux mettre un visage sur son nom, c’est tout. Et encore, presque dix-sept ans se sont passés, alors elle a dû changer. Je ne sais même pas si elle est encore en vie.

— Tu n’es pas tenté de la retrouver ?

— Je vais te paraître dur si je réponds non ?

— Absolument pas William. Je ne peux pas répondre à ta place, ni te dire ce que je ferais. Tu es libre d’éprouver ce que tu veux.

— Elle m’a abandonné, je n’ai pas envie d’entreprendre ces démarches pour être déçu au final. Je n’ai pas envie de souffrir.

— Je comprends.

— Quant à mon père, je ne sais pas qui il est. Je n’ai absolument aucune trace de lui. Je sais qu’il existe parce que je suis là, c’est tout. Je préfère ne pas en parler parce que tout le monde ne réagit pas comme toi.

— Je peux en dire autant à mon sujet par rapport à mon père. Je le déteste, si tu savais.

Je lui ai déjà confié comment il était et je m’en veux terriblement d’être devenue, au fil des années, une de ces personnes qui peuvent avoir ce genre de pensées envers un autre être humain, encore plus son père.

— Ce que ton père pense de moi, je m’en fiche. Et je sais que tu n’es pas comme lui. Je n’ai pas à t’en vouloir pour ça.

— Peut-être, mais ça me fait mal au cœur.

— Je sais, Romane.

Il tend la main pour venir s’emparer de la mienne. Et c’est plus fort que moi, mais mon cœur se serre et s’emballe. Je n’ai jamais eu de petits amis, jamais aucun garçon n’a eu un geste tendre envers moi. William est le premier et cela me chamboule un peu. Nous restons encore un petit moment ainsi, nos doigts noués, dans le silence apaisant de mon petit cocon. Quand il est aux alentours de trois heures du matin, William se décide à partir. Nous avons de la chance, mon père n’a pas encore montré le bout de son nez, mais cela ne saurait tarder.

Afin de ne pas prendre de risque, je fais sortir William par la porte de derrière. Il s’arrête sur le seuil et se retourne vers moi, un air très solennel sur le visage.

— Tu vaux tellement plus et mieux que ce que ton père veut te faire croire.

— William…

Il n’ajoute rien. Il s’avance vers moi, porte une main à ma nuque et dépose un baiser sur mon front avant de me laisser les larmes aux yeux.

 *** 

Décembre est bien entamé et les vacances de fin d’année approchent à grands pas. Il me tarde. Même si je ne fais rien d’extraordinaire pour Thanksgiving ou Noël, j’aime cette période. Bien souvent, c’est l’instant idéal pour moi de replonger dans des souvenirs heureux du passé à travers des films ou des photos. Je prépare un bon chocolat chaud et me cale sur mon lit avec un plaid tout doux et je parcours les albums.

Je suis en train de me préparer pour sortir. Mon père a enfin levé mon interdiction de sortie, mais j’ai un couvre-feu à la place. Enfin, c’est toujours mieux que rien, je le sais.

Je m’apprête à quitter ma chambre, quand un message arrive sur mon portable.

 

Carter : [Besoin de prendre l’air. Partante pour une balade en forêt ?]

 

Moi : [J’adorerais mais je dois sortir rejoindre Will. On va s’amuser à la patinoire éphémère à côté du poste-frontière. Et après pizza chez Sydney’s Frozen. Tu veux nous accompagner ?]

 

Carter : [Non, merci. Une prochaine fois peut-être. Amusez-vous bien.]

 

Moi : [Tu es sûr ?]

 

Carter : [Certain. Bon week-end]

 

Je reste quelques secondes à fixer mon écran. Je me fais peut-être des idées mais j’ai l’impression qu’il est blessé que je ne puisse pas l’accompagner.

Carter est assez discret au quotidien. Il ne fait pas de vague, mais je sais que si on le cherche de trop, il peut monter au créneau et se défendre ou défendre ceux à qui il tient, il me l’a prouvé chez Peter après tout. Mais j’ai du mal à le cerner. La plupart du temps il est en retrait, il est très proche de Grayson et de Ian, mais je sens qu’entre William et lui c’est un peu tendu alors qu’ils sont censés être meilleurs amis. J’espère que je n’y suis pour rien. Peut-être que Carter trouve que j’accapare trop son ami, que William le délaisse à mon profit.

J’essaie d’accorder du temps aux deux garçons car je partage des choses différentes avec eux, mais j’ai souvent la sensation que Carter ne veut pas s’imposer. J’ignore pour quelles raisons.

Je tenterai de me rattraper plus tard, en attendant, je me hâte de rejoindre William qui m’attend à l’entrée de la propriété.

— Salut toi. Ça va ?

— Super. Je te préviens, je ne sais pas patiner.

— Comment c’est possible ?

— Je n’ai jamais eu l’occasion d’essayer. Enfin, peut-être une fois quand j’étais toute petite, mais je n’en garde aucun souvenir mémorable.

— On va réparer ça ! Je ne suis pas aussi doué que Carter, mais je me débrouille. Je devrais pouvoir t’apprendre deux trois bricoles.

Je profite qu’il fasse allusion à notre ami pour lui parler de mes doutes.

— Tout se passe bien entre Carter et toi ?

— Évidemment, pourquoi tu me demandes ça ?

— Je ne sais pas… Par moments, je le trouve un peu distant et je me dis, qu’il a peut-être l’impression de passer moins de temps avec toi qu’avant.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Eh bien, c’est vrai qu’on se voit beaucoup et je…

— Romane, je t’assure que tout va bien entre nous deux. On continue de se voir et de faire des trucs ensemble. Ne t’en fais pas.

— D’accord.

Être près d’Artist Point me fait inévitablement penser à Carter, mais ce n’est pas vraiment le moment pour ça. Je dois me concentrer sur William.

Ce dernier est définitivement plus sûr sur ses patins que moi. J’ai à peine posé la lame sur la glace que je me suis sentie partir en arrière. Heureusement William m’a rattrapée sinon je me serais affalée par terre de manière tout à fait gracieuse.

— Ne t’en fais pas, je ne te lâche pas, assure-t-il en serrant mes doigts entre les siens.

Je lui souris et le laisse me guider alors que je fixe le bout de mes patins du regard.

— Devant toi, les yeux, me reprend-il. Essaie de te redresser un peu.

Je tente de m’exécuter, mais je me sens vraiment gauche. Je fais rire William à de nombreuses reprises et il ne se gêne pas pour se moquer de moi. Je ris de concert avec lui, parfaitement consciente que je ne suis pas douée pour l’exercice.

Désireuse de lui faire une petite farce, je fais semblant de partir en arrière pour l’affoler sauf qu’au lieu de me retenir comme il l’a toujours fait jusque-là, je l’entraîne dans ma chute. Le choc est amorti par mes fesses, mais le poids du corps de William au-dessus de moi, je n’y étais pas préparée. Encore moins à sa chaleur, ni à son odeur. Son sourire et son rire fondent sur moi et nos regards s’accrochent. Je retiens ma respiration alors que j’oscille entre ses yeux et sa bouche.

Quand il se penche doucement sur moi, prêt à m’embrasser, je ferme doucement les yeux et me laisse envahir par la magie du moment, la douceur de ses lèvres sur les miennes, tous ces papillons qui prennent leur envol. Un profond sentiment de bien-être m’envahit et je noue mes mains autour de son cou, approfondissant notre baiser. Un gémissement s’échappe de sa gorge tandis que des murmures s’élèvent autour de nous.

Reprenant soudain conscience d’où nous nous trouvons, nous éclatons de rire et William m’aide à me relever. Je me frotte le derrière, légèrement endolori et engourdi par le froid.

— Romane Hudson, est-ce que tu veux bien être ma petite amie ? me demande solennellement William.

— Avec grand plaisir William Andrews, souris-je en rougissant.

Il me décroche un nouveau baiser, bien moins appuyé, et nous reprenons notre séance de patinage. Si j’avais imaginé que cette sortie finirait ainsi, je ne l’aurais pas cru.

À suivre…

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