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The Most insolent Man - Jeanne Pears.jpg

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10 premiers chapitres

« Live fast, die young, leave a good looking corpse. »

James Dean

 

1

Troy

Il fait une chaleur étouffante dans ce club. Mario m’a lâchement abandonné pour aller bécoter la blonde qui le collait depuis plus d’une heure. Et moi, je tente de faire la conversation à sa copine, une autre blonde. Bon, si je ne me concentre que sur le physique, elle est parfaite : sa plastique, son visage, elle est carrément bandante. Le terme est très approprié. Mais bordel, notre discussion ? Elle n’a pas inventé la poudre à canon, cette nana. D’habitude, je m’en tape. Quand l’objectif est de conclure, on s’en fout un peu de savoir si l’autre peut disserter sur Dante ou Shakespeare. Mais là, franchement ? Elle me désespère.

Je ne peux pas lui ôter une certaine ténacité. Elle fait un effort, elle me pose des questions en rapport avec mon métier, car bien entendu, elle sait qui je suis, mais je vois bien que je suis en train de la perdre. Je ne me rappelle même plus comment j’en suis venu à lui parler d’arbre à cames, alors que je repose mon verre de whisky vide.

– Arbre à cames ? dit-elle en riant. C’est drôle. Ils auraient pu appeler ça « arbre à chats », ça l’aurait été encore plus.

Je cligne des yeux, stupéfait. Mais d’où sort cette fille ? Mon attention est détournée par un éclat de rire, pas franchement discret et pas vraiment élégant non plus. La blonde se retourne vers la femme qui attend au bar, derrière elle, et la fusille du regard. Le rire de l’inconnue s’arrête aussitôt, et son sourire s’efface quand elle se rend compte qu’elle a été prise sur le fait.

– Pardon, je suis désolée. Je viens de recevoir un texto hyper tordant, s’excuse-t-elle en désignant son portable.

La blonde, dont je ne me souviens pas du nom, semble gober le mensonge gros comme une maison. Elle hoche sèchement la tête et revient à moi et à mon arbre à cames, mais je ne lui prête plus vraiment mon attention, l’inconnue l’a complètement accaparée. D’une part, parce que même si son rire est franchement moche, sa voix légèrement rocailleuse est hyper sexy, bordel, terriblement envoûtante. Et d’autre part, parce qu’elle me regarde toujours. Elle hausse un sourcil, et je lis clairement sa question silencieuse : « Qu’est-ce que tu fous avec cette femme ? » Je n’en sais rien moi-même. Ce que je fais tout le temps, je suppose.

De là où je suis, et à cause de la faible lumière, j’ai du mal à déterminer la couleur des yeux de l’inconnue, mais je dirais qu’ils sont assez clairs. Ses cheveux bruns sont coupés au carré. Je jette un rapide coup d’oeil à sa tenue et je sens ma queue se réveiller subitement, ce que la blonde n’avait même pas réussi à provoquer. Elle porte une robe qui lui arrive un peu plus haut que mi-cuisses. Elle est faite d’un tissu noir avec des strass, mais l’empiècement qui va de sous la poitrine aux hanches est transparent avec un motif de fleurs. On dirait de la dentelle. Son physique n’a rien à envier à la blonde qui m’accompagne. Je dirais même qu’il est encore plus agréable : plus de rondeurs, de formes, d’harmonie. Elle porte des escarpins à talons aiguilles, noirs aussi, qui lui font des jambes de fou. Quand je reviens à son visage, je vois qu’elle m’observe toujours. Elle est parfaitement consciente que je viens de la détailler sans gêne. C’est à ce moment, en regardant avec plus d’intérêt, que je découvre une grande cicatrice qui lui barre le côté droit du front. Je lève un sourcil, me demandant immédiatement ce qui a pu provoquer pareil stigmate. Seulement, elle s’en rend compte. Elle détourne aussitôt la tête, masquant la marque avec ses cheveux, attrape le verre que lui tend le barman et part précipitamment.

– Troy ? Hey, oh !

– Ouais, pardon, désolé.

– Ça va ? Tu veux qu’on s’en aille ?

Je ne peux pas passer à côté de son regard lascif et de sa moue sensuelle, mais elle n’éveille absolument rien en moi.

– Désolé, ma belle, mais non. Je ne suis pas d’humeur.

– Pas d’humeur ? s’offusque-t-elle.

– Oui, désolé.

– Tu ne sais pas ce que tu rates.

J’ai envie de lui répondre « Toi non plus », mais je me retiens. Elle insiste du regard encore pendant quelques secondes avant de se détourner de moi. Je pivote sur mon tabouret et demande d’un mouvement sec de la tête un autre verre. Quitte à finir la soirée tout seul, autant que je m’occupe un peu.

Après mon troisième verre, un passage par la case toilettes s’impose avant de décoller. Dans le couloir, je ne manque pas la queue pour entrer dans celles des femmes. C’est sans doute parce qu’elles ne font pas que pisser qu’elles y passent plus de temps… Je fais ma petite affaire, puis me lave les mains. Cette soirée n’était pas vraiment censée se terminer de manière si solitaire. Je souffle un bon coup en sortant, une main dans les cheveux. Les nanas qui patientent me lancent un regard, mais je ne les remarque pas, focalisé sur la fille du bar de tout à l’heure, celle qui a un rire très particulier. Elle ne semble pas m’avoir remarqué, c’est bien la seule, plongée dans son téléphone. J’avance vers elle en silence et me penche à son oreille.

– Je peux savoir pourquoi tu as ri tout à l’heure ?

Elle manque de lâcher son portable en sursautant.

– Bon sang ! s’exclame-t-elle en portant une main à sa poitrine.

Enfin son cœur, oui, son cœur, bien entendu, parce qu’il y a un cœur sous cette magnifique paire de seins. Je reporte mon attention sur son visage.

– De quoi tu parles ? dit-elle, l’air de rien.

C’est ce qu’elle veut me faire croire, mais je vois la petite étincelle dans ses yeux. Ils sont noisette, avec des petits points verts et or. Magnifiques, saisissants, troublants.

– Tout à l’heure, j’étais au bar avec une femme, et tu as interrompu notre conversation avec ton rire… comment dire… particulier ?

– Je ne vais sûrement pas m’excuser pour quelque chose que je ne maîtrise pas, dit-elle sèchement sans pour autant répondre à ma question.

– On est d’accord, mais pour l’interruption ?

– Eh bien, disons que cela faisait quelques secondes que mes oreilles souffraient de votre échange, et c’était plus fort que moi. Si tu veux mon avis, je t’ai rendu service.

– Ah oui ? Comment ça ?

– Ne me dis pas que tu trouvais enrichissante cette discussion avec cette fille qui ne serait pas fichue de faire la différence entre un piston et un cylindre. Alors lui parler d’arbre à cames, je pense que tu l’as légèrement surestimée.

J’esquisse un sourire en coin qui attire son regard. Je ne la connais pas, mais elle me plaît déjà. J’aime sa repartie, son assurance, son aura.

– Parce que, toi, tu sais à quoi sert un arbre à cames ?

– En mots simples, c’est un dispositif qui sert à ouvrir et fermer les soupapes. Il est aussi question de modification de mouvement, translation, rotation, mais c’est peut-être trop technique pour toi.

Je suis sidéré. J’éclate de rire devant son aplomb et sa confiance. Est-ce qu’elle dit ça parce qu’elle ignore qui je suis ou pour me taquiner ?

– Impressionnant. Tu es une encyclopédie sur pattes de la mécanique ?

– Je connais deux, trois trucs, c’est tout, fait-elle en haussant une épaule.

Nous avançons en même temps que la file, et je me vois dans l’obligation de la laisser alors que c’est son tour. Je la retiens un instant avant qu’elle n’entre dans les toilettes.

– Je m’appelle Troy, me présenté-je. Et toi ?

– Je sais pas, La-fille-au rire-particulier, c’est bien, non ?

– Je suis désolé si je t’ai vexée.

– Absolument pas. Tu m’excuses ?

Je recule d’un pas et hoche la tête. Putain ! Quelle nana ! Je me tâte à moitié à rester l’attendre dans le couloir, mais quelque chose me dit qu’elle n’apprécierait pas ce genre d’attention. Alors je rebrousse chemin et vais reprendre place au bar. Je ne sais pas pourquoi, j’espère presque qu’elle viendra m’y retrouver pour poursuivre notre conversation. J’ai définitivement plus d’accroches avec elle qu’avec l’autre. Et une accroche sur la mécanique en plus, c’est bien la première fois.

Ça montre à quel point tu choisis bien tes partenaires !

Je termine mon quatrième verre quand je la vois enfin revenir au comptoir. Elle se penche en avant et passe commande pour la table où elle est installée. Alors qu’elle patiente, elle tourne la tête vers moi, et je lui souris immédiatement. Elle secoue la sienne en détournant le regard avant de revenir à moi. Je choisis de ne pas m’imposer et attends qu’elle fasse le premier pas. Ce qui arrive au bout d’une minute interminable, où je me mets sérieusement à douter de mon charme irrésistible.

– Pas de nouvelle blonde à charmer ? lance-t-elle en prenant place sur le tabouret à côté de moi.

– En fait, j’espérais qu’une certaine brune vienne me rejoindre.

– Oh, merde, s’excuse-t-elle en se relevant. Je…

Je la retiens par le poignet. Mais qu’est-ce qu’elle me fait, au juste ? Elle n’a pas l’air d’avoir compris ce que je sous-entendais.

– Je parlais de toi, expliqué-je en souriant doucement.

– Moi ? répète-t-elle, visiblement étonnée, en haussant un sourcil.

– Bah oui, pourquoi pas ?

– Oh, eh bien, je… je sais pas. Peut-être parce que tu sembles avoir largement le choix. Toutes les filles te regardent.

Oui, je sais, et moi, comme un con, je suis obnubilé par la seule qui semble n’en avoir rien à foutre de moi. C’est bien ma veine.

Mes yeux se posent à nouveau sur sa cicatrice. Elle est assez fine, mais elle est impressionnante. Ma belle inconnue remarque immédiatement ce que je fixe. Elle lève la main pour cacher la marque derrière une mèche de cheveux. Je m’en veux aussitôt, elle doit croire que cela a une quelconque importance, ce n’est pas le cas. Elle n’enlève rien à sa beauté.

Je tends le bras vers son visage, et sans lui demander son autorisation, je replace ses cheveux comme ils étaient, et du pouce, je caresse le stigmate qui barre sa tempe. Sa respiration se suspend, et nos regards fusionnent.

– Comment est-ce arrivé ?

– Une chamaillerie avec mon frère.

– La vache, il n’y est pas allé de main morte, dis donc.

– Effectivement, murmure-t-elle en allant la caresser du bout des doigts.

– Je ne voulais pas te mettre mal à l’aise. Cela te donne un certain charme, un air de dure à cuire.

– Ouais, dit-elle en grimaçant. Ajouté à mon rire particulier, j’ai toute la panoplie, hein ?

– Je crois que je ne marque pas de points auprès de toi.

– Qu’est-ce que ça peut faire ?

– Waouh, soufflé-je, une main sur le cœur. Tu sais parler aux hommes. Je n’ai jamais autant galéré, j’avoue.

– Galéré à quoi donc ?

– À essayer de charmer une femme, murmuré-je en approchant dangereusement d’elle.

Une nouvelle fois, sa respiration se coupe et son corps se fige. Finalement, je me rends compte que son attitude est sûrement juste un moyen de se rendre inaccessible, soit parce qu’elle a peur, soit parce qu’elle sait quel genre d’homme je suis, et cela ne l’intéresse pas.

– C’est comme ça que tu t’y prends pour charmer ? Tu complimentes sur le rire particulier et tu t’attardes du regard sur les cicatrices ?

– D’ordinaire, non.

– Qu’est-ce que tu fais alors ?

– Eh bien, après une super conversation sur les arbres à chats, je propose une danse, et si la fille est intéressée, je lui montre à quel point je suis doué avec ma langue, avec mes doigts et avec tout le reste.

Elle commence à vouloir rire, mais elle plaque une main sur sa bouche pour s’en empêcher. Elle est sûrement pleinement consciente que son rire est bizarre, et évidemment, avec ma réflexion à deux balles, elle se retient d’être elle-même. Je n’aime pas ça.

– Mon Dieu, ce que tu peux être arrogant !

– Je suis honnête et confiant, il y a une différence.

– Un peu comme ces voitures qui affichent un compteur pouvant aller jusqu’à deux cent trente, mais qui se mettent à trembler à peine passée la barre des cent ? Que des promesses…

Je ne peux m’empêcher de rire à cette comparaison. Elle est bien la première femme que j’entends faire de l’humour en utilisant les voitures. Alors forcément, elle m’intrigue.

– Je te promets que je peux atteindre les deux cent trente sans trembler, et même plus encore.

Après tout, c’est mon métier, même sans sous-entendu cochon, je ne mens pas.

– Votre commande est partie, l’informe le barman.

– Merci. Vous mettez sur ma note ?

– Pas de souci.

Elle jette un œil vers sa table, et je l’imite. Trois jeunes femmes. Elles rient et ne font absolument pas attention à nous.

– Est-ce que tu veux danser ?

– Non, répond-elle en secouant la tête. Ma façon de danser est facilement comparable à mon rire, ridicule. Je crois que j’en ai fait assez, ce soir. Bonne soirée, Troy.

Elle me lance un sourire tendre et sincère. Je sais déjà que je ne pourrai pas me la sortir de la tête. J’attrape sa main en plein vol, alors qu’elle s’apprête à m’abandonner. Je l’attire doucement à moi et me penche à son oreille.

– M’autorises-tu à aller directement à la prochaine étape ?

– La prochaine étape ? répète-t-elle en fronçant les sourcils.

Je baisse les yeux sur ses lèvres et la laisse comprendre toute seule le message. Comme elle ne se défile pas, qu’elle ne me demande pas de la lâcher, j’approche tout doucement, sans quitter ses yeux. Elle entrouvre très légèrement la bouche, je prends ça comme une invitation. Je fonds avec douceur sur elle. Le contact m’arrache une étincelle. Je veux prendre mon temps, mais je ne tiens pas. Après quelques secondes, ma langue vient chatouiller ses lèvres, et rapidement, elle m’ouvre un vrai passage, et enfin, je peux la goûter. Nos langues entrent en contact, et je gémis, parce que… Putain ! C’est vraiment bon. Elle a un goût de cranberries, elle est chaude et douce contre moi. Je ne veux pas la faire fuir, mais je ne peux m’empêcher de coller son corps au mien. J’ai besoin d’avoir un aperçu de ses formes sans pour autant la toucher.

Quand elle glisse ses mains sur ma nuque, je pose les miennes au creux de ses reins. Je me fais violence pour ne pas descendre plus bas, mais c’est dur. Elle penche la tête pour accentuer notre baiser, et les petits sons qui s’échappent de sa gorge me font bander. Moi qui voulais lui montrer à quel point je suis doué, je me rends compte qu’elle me prend à mon propre jeu, parce que, bordel, c’est intense.

Au bout de quelques secondes, je la sens ralentir. À contrecœur, ma langue abandonne la sienne, et après un dernier baiser tout à fait chaste, elle s’éloigne de moi. Elle croque sa lèvre inférieure avant de se mettre à sourire et à rougir. Si son rire ne passe pas inaperçu, je ressens la même chose avec son sourire. Il illumine son visage.

Depuis quand tu fais attention à ce genre de trucs, toi ?

– C’est… c’était, euh… bafouille-t-elle.

– Extra ? Sensationnel ? Intense ? Bandant ?

– Oui, tout ça, enfin excepté la dernière pour moi.

– Quel est le mot au féminin ?

Je sais parfaitement ce que je veux lui faire dire, mais elle ne mord pas à l’hameçon.

– Je sais pas, murmure-t-elle en baissant les yeux au sol.

– Tu es obligée de retourner auprès de tes amies ?

– Oui, je suis capitaine de soirée, elles comptent sur moi.

– On pourrait leur appeler un taxi, suggéré-je.

– Je ne préfère pas.

Je sais bien qu’elle décline à la fois ma proposition et ce qu’elle sous-entend. Je recule tout en fronçant les sourcils.

– Je vais être parfaitement honnête, je ne me prends jamais de râteau, et après le baiser qu’on a échangé, je reste sur le cul.

Hey, ouais, mon pote, tu as perdu !

– Je suis désolée, Troy.

Je ne trouve rien à ajouter, je la laisse comme un con rejoindre ses amies et me décide enfin à partir. Putain, et dire que je rentre seul, mais avec une trique pas possible ! Je n’arrive pas à y croire ! Et je ne sais toujours pas comment elle s’appelle !

 

2

Hope

Non, mais qu’est-ce qu’il m’a pris ? ! Ce n’est absolument pas mon genre. Je suis d’une nature plutôt réservée, même si je sais qu’au premier abord, on a souvent l’impression du contraire, c’est la vérité. Je suis très à l’aise avec mes amis, les gens que je connais depuis longtemps, mais les inconnus ? Absolument pas. Alors franchement, embrasser un homme dont j’ignore tout ? C’est très, très loin de me ressembler. Comment j’ai pu faire ça ?

– Que se passe-t-il ? demande Matilda, ma meilleure amie, alors que je reprends place à leurs côtés.

– Rien.

– Je ne te crois pas.

Bon, si elle me questionne comme ça et qu’elle ne m’attaque pas tout de suite sur mon élan absolument effronté, c’est qu’elle ne m’a pas vue rouler une pelle d’enfer à Troy. Parce que oui, c’est ce que c’était. Oh, bon sang ! Je ne crois pas déjà avoir été embrassée de la sorte, ni même avoir rendu un baiser de manière si intense. De très loin, le meilleur baiser que j’ai échangé avec quelqu’un. Même avec Danilo, je n’ai jamais eu cette impression d’abandon total. Peut-être parce qu’on ne se connaît pas.

– Un lourdaud au bar, rien de très grave, mens-je.

Oui, je sais, ce n’est pas très sympa envers Troy, mais c’est le moyen le plus rapide pour moi de faire cesser ses questions.

– Décidément, ces mecs, ils se croient tout permis ! s’insurge-t-elle.

– Je l’ai remis à sa place, n’en parlons plus.

Je me tourne vers Lucy et Audrey. Qu’est-ce que je suis contente de les avoir retrouvées ! Je suis rentrée d’Italie depuis deux mois, et je suis vraiment heureuse d’être à nouveau auprès de ma famille et mes plus vieilles amies. La distance n’a en rien affecté notre amitié. Demain, commence ma nouvelle carrière, et je suis tout excitée.

– Comment va ton frère ?

– Sûrement toujours aussi bien, depuis les cinq dernières fois où tu me l’as demandé, réponds-je en souriant à Lucy.

Dire qu’elle a un léger crush pour mon frère est faible. Elle a le béguin pour lui depuis des années, mais mon frère est mon frère, et je pense qu’il doit ressembler beaucoup à Troy : un beau mec qui n’a qu’à claquer des doigts pour choper n’importe quelle fille. Sûrement un bon plan pour des sensations extra au lit, mais un peu moins pour le cœur. Et vu comme Lucy est hyper sensible, ce n’est sûrement pas un choix très judicieux.

– Tu ne peux pas te l’enlever de la tête, ma belle ? Tu sais très bien ce qu’il en est.

– Oui, je sais, mais qu’est-ce que tu veux ? Il est trop beau. Trop sympa. Trop marrant. Trop sexy.

– Arrête, je t’en supplie, tu parles de mon frère, je te signale.

Je me retiens de lui dire que si elle vivait avec lui, elle se rendrait compte qu’il n’est pas si charmant que ça au quotidien.

– Hope, je suis navrée, mais ton frère, c’est de la bombe. Point.

Audrey éclate de rire à ses côtés. Elle partage probablement son avis. Je sais bien à quel point mon frère fait tourner les têtes. Il use de son statut, de son physique et de son charme à tout va, et bien sûr, mes copines ne sont pas épargnées. Je lève les yeux au ciel et tends mon verre de jus de cranberries pour trinquer avec elles.

– Aux beaux mecs qui brisent les cœurs ! s’exclame Lucy.

Sur ce coup, je ne peux que la suivre. Mon frère est comme ça, Troy l’est sûrement et Danilo l’était. Je le savais, pourtant, j’ai foncé tête baissée, tellement aveugle, tellement éblouie, tellement sous le charme. Et si, pendant un temps, cela a été merveilleux et extraordinaire, rapidement, les mauvaises habitudes sont revenues au galop, et c’est mon petit cœur qui en a fait les frais. Alors pour le moment, les mecs, je vais les laisser de côté et me concentrer sur le boulot.

Je me sens un peu honteuse en y réfléchissant bien. Cela me ressemble tellement peu. Pourquoi ai-je laissé faire Troy ? J’ai apprécié nos courts échanges, j’ai un peu été dérangée par son regard sur moi. Je me suis demandé ce qu’il pensait, de mon physique tout en rondeurs, de ma cicatrice que je parviens difficilement à camoufler et qui attire systématiquement les regards et les questions aussi. Et merde ! Je l’ai laissé faire. Je prends pleinement conscience que j’ai fait une énorme bêtise, car je sais qui il est. Vais-je pouvoir l’effacer ? Faire comme si rien n’était arrivé ? Je n’en suis pas si sûre, mais je vais devoir m’y activer. Et ce, rapidement.

 

3

Troy

C’est toujours la même sensation qui s’empare de moi quand je pénètre sur le circuit automobile Daytona International Speedway, en ce premier jour du mois de février.

Jusqu’à il y a peu, je vivais en Californie, là où je suis né et ai grandi, à proximité d’une autre piste, à Fontana. Au fil des ans, je me suis forgé une sacrée réputation de coureur automobile, en débutant assez jeune dans les courses locales et en grimpant les échelons. Je me suis essayé à l’IndyCar, mais je suis rapidement passé à la NASCAR. Au début, les petites compétitions organisées pour les plus jeunes, et enfin les Cup Series, il y a cinq ans. L’année dernière, JW Motorsport m’a proposé de rejoindre son écurie basée ici, en Floride.

La saison dernière, il était plus question pour moi de me familiariser avec ma nouvelle voiture, ma nouvelle équipe, alors les résultats n’ont pas été à la hauteur de mes espérances. Ils étaient loin d’être mauvais, je n’étais pas non plus en queue de peloton, mais comme je suis quelqu’un de particulièrement perfectionniste, ils ne m’ont pas satisfait. Mais je compte bien tout donner cette année. Je dois absolument marquer un maximum de points afin de me qualifier pour les play-off, et surtout, je dois faire aussi bien, au minimum, ou encore mieux, que mes deux collègues, Dwight et Valentino. Question de fierté.

Nous courons tous les trois pour la NASCAR, avec pour objectif, les Cup Series. Entre février et novembre, trente-six courses sur vingt-trois pistes différentes dans tout le pays. Généralement, une course par semaine, le dimanche de préférence. On a un peu moins de deux semaines de congé entre mars et avril, et puis deux autres en juin, et pour finir, deux supplémentaires fin août. Sinon, le reste du temps, les jours sont rythmés par les voyages pour rejoindre les pistes et les entraînements, aussi bien sur l’asphalte qu’en salle, pour le physique.

Je ne me plains pas, j’adore ce que je fais. Putain ! Oui ! C’est le rêve absolu, être payé pour conduire un bolide hyper puissant. Rien ne m’électrise plus que d’entendre rugir le V8 du moteur et lancer les sept cent vingt-cinq chevaux cachés sous le capot. L’adrénaline qui coule dans mes veines quand je m’élance sur le circuit est ma drogue. Je suis très heureux du chemin que ma vie a emprunté, après les épreuves passées.

L’écurie JW Motorsport, détenue par Jeffrey Wellis, est située en dehors du circuit de Daytona, mais on vient s’y entraîner régulièrement. C’est clairement un avantage d’être juste à côté. Travailler pour cette écurie est vraiment génial, on a accès à un confort inimaginable. On a une équipe extraordinaire, des ingénieurs et techniciens hyper compétents. En gros, oui, putain ! J’adore ma vie et je n’échangerais ma place pour rien au monde.

Dans dix jours, on reprend la routine avec deux courses hors compétition, qui servent de qualification pour la saison avant son lancement, avec la célèbre Daytona 500. Alors pas question de minimiser mes efforts, tout se joue sur cette journée. Putain, j’ai tellement hâte !

Je salue de la tête le personnel croisé à droite et à gauche et rejoins directement la piste. On est censés faire quelques essais après les derniers réglages. J’avance près des stands qui sont vides et jette un œil alentour. En levant la tête derrière moi, vers les gradins V.I.P. au-dessus, je repère Dwight et Valentino installés un peu plus haut, je décide alors de les rejoindre.

– Salut, Troy.

– Valentino.

– Connard, me salue Dwight.

– Ducon, réponds-je sur le même ton, mi-piquant, mi-amusé.

Entre nous, c’est comme ça, depuis que je suis arrivé. On ne s’entend pas trop mal, mais on n’est pas non plus meilleurs amis. Pour tout dire, je n’ai pas vraiment lié connaissance avec ces deux-là en dehors du boulot. J’évite de m’investir trop personnellement, aussi bien en amour qu’en amitié. C’est un besoin, et je pense qu’ils l’ont tous compris. Mario, un des ingénieurs, est le seul que j’ai laissé approcher plus que les autres. Je ne sais pas encore pourquoi, même si le fait qu’il bosse sur ma voiture en particulier, niveau moteur, aide énormément. J’ai parfois l’impression de lui confier ma vie, ce n’est pas rien.

Mon attention est détournée par le son si caractéristique d’un moteur boosté à fond. Je regarde, stupéfait, une de nos Mustang GT, la numéro 4, passer à toute vitesse devant nous, et je découvre Jeffrey, dans l’espace des stands, accoudé au mur de protection, qui observe avec intérêt le passage du pilote.

Je reste encore quelques minutes sans rien dire alors que la voiture effectue un second passage. Je jette un oeil à ma montre et constate, impressionné, que les résultats sont plus que bons. Je me tourne alors de nouveau vers mes collègues et leur lance un regard ahuri.

– Qui c’est, ça ? demandé-je, un peu agressif, je m’en rends compte.

– Un super pilote, commente Valentino.

– Ouais, merci. C’est ta caisse, dis-je à Dwight.

– Oui, je suis au courant.

– Tu laisses un autre piloter ton bolide ?

– Oui.

– T’es malade, ou quoi ? T’as perdu un pari ? Jeffrey t’a obligé ?

– Non.

– Mais encore ? Vous allez me dire qui c’est, putain ? !

– La dernière recrue.

– Quoi ? ! Jeffrey a embauché un nouveau pilote ? Je peux savoir pourquoi je suis le dernier au courant ?

– Je peux savoir pourquoi tu aurais ton mot à dire ? ricane Dwight.

Valentino et lui échangent un regard complice, et je vois rouge. Je me demande immédiatement pourquoi je suis le dernier au courant. Nous sommes tous les trois pilotes pour cette écurie, mon ego est forcément piqué au vif. Pourquoi m’a-t-on caché cette information ? C’est important, non ?

Voyant que je n’obtiendrais rien de plus de ces deux imbéciles, je me retourne vers la piste et observe ce nouveau pilote aligner des temps plus qu’honorables. Où Jeffrey est-il allé le chercher ? Je trouve ça bizarre quand même. Trois pilotes pour une écurie, c’est déjà pas mal. JW Motorsport est prospère, mais je ne me doutais pas qu’embaucher un nouveau pilote était à l’ordre du jour, car il ne s’agit pas seulement d’un nouveau coureur, il faut aussi que le personnel dans l’ombre suive.

La voiture de Dwight ralentit dans la voie de ravitaillement avant de s’arrêter devant Jeffrey. Ce dernier se tourne vers nous et nous fait signe de le rejoindre.

– Allez ! Viens ! On va te présenter le nouveau, sourit Dwight en passant un bras par-dessus mes épaules. Tu vas voir, il n’y a aucune raison de faire ta petite crise de jalousie.

– T’es vraiment con, putain ! grogné-je en le repoussant.

Je crois qu’il n’a jamais aussi bien porté son surnom qu’aujourd’hui. On descend les marches, et j’avoue, j’y vais presque à reculons.

– Troy, bonjour, me salue Jeffrey en me tendant la main.

– Salut, boss.

Mes yeux sont rivés sur la voiture arrêtée juste devant nous. Le moteur se coupe, et enfin, le conducteur s’extrait avec agilité du véhicule. Je repère immédiatement une silhouette assez fine, ce qui est un peu surprenant pour un pilote. Chaque tour de piste nous coûte physiquement, et à chaque course, nous y laissons quelques kilos. Alors comme ça, à vue d’œil, j’ai l’impression que le physique du nouveau ne suit pas et ne tiendra pas la route sur du long terme.

Bon sang, il prend tout son temps pour ôter son casque. Je serre les mâchoires et les poings, impatient de découvrir mon nouveau collègue et, malgré tout, concurrent. Il s’arrête de l’autre côté des barrières, les mains gantées de chaque côté de son casque, et le retire au moment où Jeffrey fait les présentations.

– Troy, je te présente Hope. Hope, voici Troy.

Ma respiration se bloque à l'instant même où nos yeux se rencontrent. J’ai l’impression d’atterrir dans un univers parallèle. Plus aucun bruit ne filtre autour de moi, je ne vois plus rien à part son visage, je n’entends plus rien à part mon cœur qui bat à tout rompre. Je finis par cligner rapidement des paupières, espérant l’espace d’un instant que la personne devant moi change, mais non.

Putain de bordel de merde ! La nouvelle recrue est une femme, et putain, quelle femme ! Celle que j’ai embrassée au club, qui hante mes pensées depuis deux jours. C’est une blague ? ! Je vais me réveiller. Je passe rapidement en vue Dwight, puis Valentino, avant de revenir à Jeffrey.

– Troy, Hope est ma nièce et elle revient d’Italie, où elle travaillait depuis l’obtention de son diplôme d’ingénieur en mécanique automobile. Elle rejoint l’équipe des ingénieurs sur la voiture de Dwight.

Sa nièce ? ! Oh, putain ! Cela signifie donc qu’elle est la sœur de Dwight. Génial, absolument, foutument génial ! Moi qui pensais jusqu’à maintenant avoir le cul bordé de nouilles, eh bien… voilà, sacré retour de flamme. Putain de bordel de merde ! Merde, merde ! Et merde ! J’ai embrassé la nièce de mon boss et la sœur de mon collègue qui m’adore. De quoi dorer mon blason.

So lucky !

Elle me lance un regard qui me laisse un peu perplexe tout en retirant ses gants. Elle a l’air un peu mal à l’aise, et je devine immédiatement qu’elle pense à ce qui s’est passé entre nous. Mais je réalise aussitôt qu’elle savait très certainement qui j’étais l’autre soir, d’où le fait qu’elle se soit dégonflée. Et je me dis qu’elle a bien fait. Dans quelle merde on serait sans ça ? Mais toujours est-il qu’elle a accepté que je l’embrasse. Bon, je suis perdu soudainement, mais je ne dois rien laisser paraître, surtout pas à Jeffrey. Ma carrière est en jeu. Et probablement ma vie, accessoirement.

– Troy, enchantée.

Elle me tend une main que je m’empresse de serrer. Sa peau est chaude et légèrement moite. Je ne le prends pas pour un signe de nervosité, elle vient juste de faire plusieurs tours sur la piste. Mais j’ai du mal à faire abstraction qu’il n’y a pas si longtemps encore, nos lèvres étaient unies, que j’ai adoré ça, et elle aussi, je n’ai aucun doute là-dessus.

– Pareillement.

– Bon, alors ! Soulagé ? ! se marre Dwight avant de la rejoindre.

Il passe un bras autour de ses épaules et embrasse le sommet de son crâne. Elle n’est pas particulièrement petite, mais Dwight la surplombe de vingt bons centimètres. Maintenant qu’ils sont côte à côte, j’ai du mal à me dire qu’ils sont frère et sœur. Dwight est un blond aux yeux chocolat, rien à voir donc. Plus que leurs différences, ce qui me saute aux yeux, c’est l’amour qu’ils partagent, leur complicité. La manière dont Dwight la regarde, avec tellement de fierté. Je l’imagine très protecteur et aimant envers elle.

Je me rends compte aussi que, malgré l’année passée avec mon équipe, je ne sais quasiment rien de leur vie en dehors de la piste. Est-ce que ça fait de moi un connard ? Comment ai-je fait pour ne pas apprendre que Dwight avait une sœur qui s’appelle Hope ? Cela ne m’aurait pas aidé, vu qu’elle ne s’est pas présentée à moi, mais quand même ! Je suis nul.

– Hope ne nous rejoint pas en tant que pilote. C’est elle qui va s’occuper de mon bébé. Elle va remplacer Anderson sur le moteur.

– C’est super, dis-je d’une voix plate.

Je fais tout mon possible pour laisser paraître le moins d’émotions possible. Je refuse de me montrer transparent.

– Elle était en poste chez Ferrari en Italie, m’informe Jeffrey.

Bon, cette fois-ci, je ne peux masquer ma stupéfaction. Je suis indubitablement impressionné. Mais je m’interroge aussi. Ferrari, c’est Ferrari quand même ! Le prestige, la réputation, le luxe. Pourquoi avoir abandonné ça et revenir ici pour intégrer la NASCAR ? Quand bien même elle va travailler en famille, putain, Ferrari ! Elle attise définitivement ma curiosité.

– Vous avez intérêt à vous tenir à carreau avec elle, nous menace Jeffrey en nous pointant du doigt tour à tour.

Valentino et moi hochons vigoureusement la tête, alors que Hope lève les yeux au ciel sous le regard non moins perçant de Dwight. J’ai envie de lui dire que ce n’est pas la peine de me regarder avec ces yeux-là ! Je sais pertinemment ce qu’il en est.

– Allez ! Venez ! On va prendre un café tout en faisant le débriefing, et ensuite, on pourra lancer les essais.

J’entre à la suite des autres dans un des bureaux mis à disposition sur le circuit et m’écroule sur une des chaises. J’ai encore du mal à réaliser ce que je viens de découvrir et apprendre. Je suis halluciné. Le reste de l’équipe arrive au fur et à mesure : les autres ingénieurs, les techniciens de chaque voiture.

– Tu veux un café ? me demande Valentino.

– Ouais, merci.

– Et toi, Hope ?

– Aussi, merci.

Elle s’installe juste en face de moi, pose son casque sur la table et commence à abaisser la fermeture de sa combinaison. Je sais que je devrais détourner le regard, je ne devrais pas la fixer, c’est déplacé, mais putain, je n’y arrive pas. Elle la fait descendre doucement, laissant apparaître un tee-shirt blanc à manches longues réglementaire. Tout comme la combinaison et les bottes, le pilote doit porter des sous-vêtements ignifugés. Et le tee-shirt a beau être tout simple, il me fait un effet du tonnerre, parce qu’il est près du corps. Au moment où Valentino pose un gobelet fumant devant moi, Hope croise mon regard. Celui qu’elle me lance est noir. Bien entendu, elle a remarqué que je la matais. Est-ce que je risque quelque chose ? Pourrait-elle crier au harcèlement sexuel ? Putain ! On s’est embrassés, elle m’a laissé faire ! Je suis obligé de tout oublier ? De faire comme si ça n’avait pas existé ? Comment je suis censé faire ça ? Quelle misère !

– Bon, avant de débuter avec les choses sérieuses, j’ai deux choses à vous dire. Vous avez donc tous fait la connaissance de Hope. Après le départ précipité d’Anderson, j’ai proposé à ma nièce de nous rejoindre. Je préfère être très clair dès maintenant, des fois que cela effleure l’esprit de certains ; il ne s’agit pas de piston, ni de favoritisme, mais j’imagine que cela peut créer un malaise. Si quelqu’un de l’équipe a quelque chose à y redire, c’est le moment de se manifester, je ne reviendrai pas sur le sujet ensuite.

Il se tait et laisse à chacun la chance de prendre la parole, mais personne n’intervient.

– Bien, poursuit-il, satisfait. Je pense que nous avons tous à apprendre d’elle, de son expérience italienne notamment. Je compte sur vous tous pour l’accueillir comme il se doit et la traiter avec respect. Je ne me fais pas de souci pour elle, je sais qu’elle pourra se défendre toute seule, mais je tiens à rappeler à tous la clause particulière concernant les relations intimes, stipulée dans votre contrat.

Je me redresse et déglutis nerveusement. Putain ! J’avais complètement oublié ce truc-là. J’ai appris après mon arrivée, et donc à la signature de mon contrat, que Jeffrey avait exigé l’ajout de cette condition, suite à un problème rencontré la saison précédente. Depuis cet incident, les relations intimes au sein du personnel de l’écurie sont strictement interdites. Quelle belle merde !

Je rumine dans mon coin, parce que je suis énervé par cette situation. J’ai l’impression d’avoir fait quelque chose de mal, alors que c’est faux. J’ignorais qui elle était, comment aurais-je pu le deviner ? Mais elle, elle le savait. Pourtant, elle m’a laissé l’embrasser. Avait-elle connaissance de cette putain de clause avant de signer ?

Je passe tout le reste de la réunion à ne suivre les dires de Jeffrey que d’une oreille. Dwight n’avait pas tort tout à l’heure, on n’a de toute manière rien à redire à ce que le patron d’écurie désire. On revoit les différents changements effectués sur les voitures, la nouvelle réglementation de la NASCAR.

– Parfait ! s’exclame-t-il. Bon, si on allait faire ce pour quoi on est vraiment là ?

Je ne me fais pas prier. Je quitte le premier la salle et rejoins le stand où ma voiture est garée.

– Tout va bien ? demande Mario.

– Ouais, ça roule.

– Ça n’a pas l’air. Tu me fais encore la gueule pour l’autre soir ?

– Bien sûr que non.

– Quelque chose te tracasse ? Tu angoisses à l’approche de l’ouverture de la saison ?

– Ne te fous pas de ma gueule, tu veux ! Je suis né pour ça.

– C’est l’arrivée de Hope ? Elle ne va pas toucher à ta voiture !

Je le foudroie du regard. S’il y a bien un truc que je ne suis pas, c’est misogyne. C’est un fait, les femmes sont peu présentes en tant que professionnelles en mécanique. Il y a quelques pilotes, dont la plus célèbre, Danica Patrick, mais d’une manière générale, c’est assez marginal. Bon, tout ça pour dire que ça ne me dérange absolument pas. Le problème réside dans le fait que ce soit Hope. Mais ça, je ne peux pas le dire à Mario, ce mec ne sait pas garder un secret.

– Bon, allez, arrête de raconter des conneries.

Je vais enfiler ma tenue : des sous-vêtements et une combinaison, donc, à l’effigie de l’écurie et différents sponsors, des gants et des bottes, tous ignifugés, et récupère mon casque.

Mario s’occupe de déposer la voiture sur la ligne, et je prends sa place à l’intérieur, alors que j’aperçois Dwight et Valentino se préparer. J’ai besoin d’y aller pour décompresser, pour faire le vide. L’équipe a bossé sur quelques réglages, en fonction de mes impressions, alors j’ai hâte de voir ce que ça donne. Mario m’aide à connecter le casque au système HANS et vérifie la connexion radio avant d’accrocher le filet de fenêtre en nylon dans l’ouverture.

Je n’ai jamais autant la sensation d’être là où je dois être quand je suis assis dans ma voiture, sur la piste.

4

Hope

La réunion de présentation et d’information est terminée depuis plus d’une heure maintenant, les voitures terminent leurs tours, et Jeffrey se tourne vers moi.

J’aime le doux regard qu’il me porte. Depuis qu’il nous a recueillis, Dwight et moi, à la mort de nos parents, avec Sandy, ma tante, il s’est pleinement investi dans son nouveau rôle de père. Ils n’avaient pas réussi à avoir d’enfants. J’avais 8 ans, et Dwight, 11. Nous n’étions encore que des bébés aux yeux de nos parents, mais déjà grands. Cela n’a pas été facile, ni pour mon oncle et ma tante, ni pour nous. Mais nous avons surmonté cette difficile épreuve, et notre famille est très forte et soudée désormais.

Bien entendu, grandir dans le monde automobile, être bercée par le bruit des moteurs et baigner dans l’odeur d’huile et d’essence a forcément influencé mes choix d’avenir. Enfin, j’aurais toujours pu opter pour une autre voie, mais j’ai souvent l’impression que c’était écrit. Jeffrey et Sandy m’ont encouragée, de même que Dwight, et il est vrai qu’on a eu de la chance, tout était réuni pour qu’on réussisse dans ce domaine.

Et je dois dire que je ne suis pas peu fière de moi. Alors, quand mon oncle m’a proposé de rejoindre l’écurie, j’ai accepté sans aucune hésitation !

– Qu’en dis-tu ? se renseigne Jeffrey.

– Elles roulent bien. Vraiment bien. Je suis très confiante pour la saison. Pour la voiture de Dwight, j’ai légèrement eu l’impression qu’elle était peut-être un peu trop survireuse. À mon avis, pas grand-chose dans la pression des pneus à revoir. Et peut-être vérifier la track bar pour rééquilibrer la voiture. À voir avec le chef mécano.

Pour chaque voiture de l’écurie, l’équipe s’organise de telle façon : il y a un chef mécanicien, responsable du véhicule, qui supervise les ingénieurs spécialistes d’un domaine et les techniciens. Quatre branches en particulier : pneus, amortisseurs, moteur, freinage et injection. Pour ma part, je m’occupe du moteur, même si, au final, on bosse tous ensemble, désirant obtenir la voiture la plus performante possible.

– J’ai trouvé qu’elle dérivait un peu de l’arrière passé les trois cents, précisé-je. Je vais en parler avec Jamie et Bruce.

Jamie est le responsable pneumatique sur la voiture de Dwight, et Bruce, le chef mécanicien. C’est aussi ce que j’aime dans la NASCAR : la multitude de postes, le travail d’équipe, la motivation commune à chacun.

– Pas de problème, je te fais entièrement confiance, acquiesce mon oncle. N’hésite pas à en parler avec Tony et Warren.

Ce sont les chefs mécano des deux autres voitures.

– Bien sûr, nous sommes une équipe, souris-je doucement.

– Je te laisse, je dois retourner dans les bureaux, j’ai de la paperasse dont je dois m’occuper. Vous venez toujours dîner avec Dwight, samedi ?

– Oui, on sera là.

– Super. À plus tard.

Jeffrey dépose un baiser sur ma joue et me quitte. Je reste encore un instant à observer les lieux.

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé cet endroit. Dès que j’en ai eu l’âge, mon père m’y a emmenée avec Dwight. Les courses automobiles, les voitures et la mécanique, en général, ont toujours bercé mes jours, ma vie. Je crois que cela fait partie de notre ADN, à nous, les Wellis. Je ne pourrais m’en passer.

Je passe en revue les gradins, le goudron de la piste, les traces de pneu au sol, les virages, le mur de protection, les stands derrière. Je me sens tellement chez moi ici. De toutes les pistes accueillant une des manches des Cup Series, Daytona est ma préférée, et ce n’est qu’à moitié en raison du fait que je suis née ici. Ce circuit en particulier, à cause de sa conception et de l’inclinaison de l’ovale du tracé, est le seul, avec celui de Talladega, qui offre aux spectateurs des courses pied au plancher. Tout se joue donc à l’aspiration et au bump drafting7. La foule a droit à du grand spectacle, et encore plus avec la mythique Daytona 500 qui ouvre la saison.

J’observe les voitures quitter la piste pour rejoindre les stands. Le personnel technique va se charger de les ramener au centre. L’écurie ne s’entraîne pas systématiquement ici. La location coûte de l’argent, alors mon oncle a investi dans une piste privée sur laquelle les pilotes s’exercent et qui accueille les particuliers pendant le temps libre, ce qui apporte un complément de revenus fort agréable.

Je rejoins les mecs et m’approche de mon frère. Il me lance un grand sourire avant de me prendre dans ses bras et dépose un baiser sur mon front. Il n’a jamais vraiment été du genre effusions en public, mais j’ai l’impression qu’il est heureux que je sois de retour.

– J’ai tellement hâte de commencer à travailler avec toi, dit-il en m’entraînant à l’intérieur.

– Vraiment ? Tu ne vas pas prendre peur en voyant une nana approcher ta voiture ?

– Je t’ai laissée la conduire, je te signale ! Et s’il y a bien quelqu’un en qui j’ai confiance pour s’occuper d’elle, c’est toi.

Je ne réponds rien mais passe un bras autour de sa taille et pose ma tête contre son épaule en guise de remerciement. Si mon oncle et ma tante m’ont encouragée à chaque étape de ma vie, mon frère est mon pilier. Sans lui, je n’arriverais à rien. J’ai besoin de son soutien, de son approbation et de ses encouragements, tout le temps.

Je les laisse se changer, et les trois hommes me retrouvent à l’entrée du circuit.

– On va se boire une petite bière ? propose Dwight en s’adressant à Valentino et moi.

– Oui, volontiers, accepté-je en souriant.

Valentino acquiesce de la tête, et je regarde Troy à nos côtés. J’interroge mon frère silencieusement, car je n’ai pas l’impression qu’il ait été inclus dans l’invitation. Dwight soupire et finit par se tourner vers l'intéressé.

– Je te proposerais bien de venir…

– Merci ! l’interrompt Troy en souriant d’une manière étrange. J’accepte avec plaisir.

Valentino et Dwight échangent un regard stupéfait. Chacun hoche la tête, et je rejoins le pick-up de Dwight.

– Qu’est-ce qui s’est passé exactement ? C’était bizarre.

– Troy ne participe jamais à nos sorties. Au tout début, quand il est arrivé, on lui proposait systématiquement, pour l’intégrer, mais il déclinait tout le temps. Alors on a fini par laisser tomber, et c’est comme ça depuis. Si tu veux mon avis, le surnom que je lui donne lui va comme un gant.

– Ah oui ? Et c’est quoi ?

– « Connard ». Il n’est pas en reste, se défend-il. Il m’appelle « Ducon ».

Je le regarde, choquée. Non, mais quelle bande de gamins !

– C’est un juste retour des choses, je dirais. Je pensais que vous vous entendiez bien tous les trois, commenté-je.

– Disons qu’on se supporte. Enfin, honnêtement, ce n’est pas qu’on n’aimerait pas, mais il ne nous laisse pas faire. Alors, ça en reste là. Et on a essayé, Hope, crois-moi. Et puis Troy est Troy…

– Oui, j’imagine, tellement différent de toi, dis-je d’une façon bien sarcastique.

– Hey ! Dis donc ! J’te permets pas. Je vais te foutre à la porte si tu continues avec cette impertinence.

Il essaie de me faire peur, mais j’entends le sourire dans sa voix. Mon frère m’héberge depuis mon retour. Je vais me mettre à la recherche d’un appartement, mais je prends mon temps, c’est certain. Et puis sa maison ne me pousse pas à partir, il faut dire, elle est magnifique, spacieuse, idéalement située à deux pas de l’océan, possède une superbe piscine et un très beau jardin. Pourquoi serais-je pressée de quitter un endroit pareil pour me retrouver dans un logement froid et sans vie ?

– Bien sûr que non, tu m’aimes beaucoup trop pour ça, le contré-je.

– Ouais, t’as raison, mais n’en profite pas ! plaisante-t-il.

Je me penche par-dessus la boîte de vitesses pour déposer un baiser sur sa joue, puis le reste du trajet se fait en silence. Dwight s’arrête devant un bar très à la mode, face à la mer. Il n’est pas encore dix-neuf heures, alors on trouve facilement de la place.

Examen rapide avant qu’on s’installe, soit je me retrouve à côté de Troy, soit en face. Je n’ai finalement pas d’autre choix que de prendre la place laissée libre, c’est-à-dire face à lui. J’ai la nette impression que sa volonté de nous accompagner a tout à voir avec moi, plutôt qu’avec l’envie de lier amitié avec les mecs. S’attend-il à ce qu’on ait une conversation sur ce qui s’est passé l’autre soir ? Est-ce que j’en ai envie ?

Dwight s’occupe d’aller passer la première commande, tandis que Valentino commence à m’interroger sur l’Italie.

– Alors, comment c’est de bosser pour Ferrari ?

– Extraordinaire ! J’ai vraiment passé des années magnifiques là-bas. Aussi bien pour le travail que d’un point de vue personnel.

– Dis-m’en plus.

– Eh bien, j’ai signé des accords de confidentialité, mais je… j’ai énormément appris, j’ai travaillé auprès de personnes vraiment brillantes, qui m’ont accueillie à bras ouverts et énormément donné. J’ai découvert un pays riche d’histoires et des paysages splendides.

Je lance un sourire à Dwight qui revient, suivi d’une serveuse, et on trinque à mon premier jour.

– Tu y retournes souvent ? demandé-je à Valentino.

Comme son prénom le laisse entendre, il est d’origine italienne.

– Oui, au moins une fois par an, durant la pause entre saisons. J’ai encore toute ma famille là-bas.

– De quel coin es-tu ?

– Palerme.

– Oh ! La Sicile ! J’ai adoré. J’aime tout le pays en réalité. J’ai essayé d’en voir le maximum.

– Qu’as-tu visité ?

– Côme, Milan, Turin, Gênes, Florence, Parme, Venise, Rome et Naples. J’en oublie, et c’est dans le désordre. Mais il y a tellement à voir. La mythologie romaine, ou grecque même, est passionnante.

– C’est vrai. Cela attire énormément de touristes.

– Et la cuisine ! Les gens aussi, adorables.

– Je ne vais sûrement pas te contredire sur ce point, sourit Tino en mode charmeur avec un clin d’oeil.

– Pourquoi tu es rentrée ? demande Troy en intervenant pour la première fois.

Mon frère lui lance un regard noir, je ne vois pas pourquoi. Sa question n’est pas posée méchamment, il s’interroge, c’est tout. Il est vrai que je dépeins avec amour mon ancienne place et le pays que j’ai quitté, alors c’est légitime. Toutefois, je ne me sens pas encore prête à me confier sur les véritables raisons, surtout à des presque étrangers. Même à Dwight, je n’ai pas tout raconté.

– J’ai eu besoin de revenir aux sources, de retrouver mes proches, éludé-je.

Je ne sais pas si je suis totalement convaincante, mais il n’insiste pas et se contente de hocher la tête. Valentino et moi poursuivons notre échange avec légèreté, Dwight intervient ponctuellement, tandis que Troy se montre plus discret. Au bout de trente minutes, mon frère propose que nous commandions à manger. J’acquiesce d’un mouvement de tête, Valentino et Troy sont également partants.

Le bar s’est rempli petit à petit, et le bruit alentour se fait un peu plus fort. Le repas était simple mais délicieux, et nous sommes sur le point de partir, mais avant, je dois passer aux toilettes. Je me dépêche afin de ne pas trop faire attendre Dwight. Seulement, je ne m’attends pas à tomber sur Troy dans le couloir en sortant.

Il me lance un regard qui me met mal à l’aise. Je ne peux pas passer à côté de sa prestance, de son aura si séductrice. Il a ce petit quelque chose qui met tout le monde d’accord, ce petit truc qui attire les regards, qui force les gens à se retourner. Je crois que toutes les femmes présentes dans ce lieu l’ont au moins regardé une fois. Lui, comme Tino et Dwight, qui ne sont pas en reste. Mais aucun des trois n’y a porté d’intérêt. Ils sont séducteurs, mais semblent savoir se détacher de tout ça dans certains moments. Encore heureux pour moi.

Troy est plus grand que moi, mais un peu moins que Dwight. Ses cheveux noirs sont bien coiffés et coupés court sur les côtés, tandis que la masse du dessus ondule légèrement. J’aime ses yeux bleu gris, assez doux.

Mon regard dévie sur ses lèvres pleines, que j’ai pris tant de plaisir à embrasser. Les poils de sa barbe courte tirent vers un brun-roux. Son physique est agréable à détailler, ni trop chétif ni trop charpenté, un juste milieu, fort plaisant. J’aime son style vestimentaire, un jean noir qui moule parfaitement son cul et une chemise à carreaux rouges et blancs, dont il a retroussé les manches longues sur ses avant-bras.

Dois-je vraiment les mentionner ? Absolument, ils sont extrêmement attirants, musclés, bronzés, pas trop poilus, des veines saillantes les parcourent. Est-ce que j’ai déjà dit que j’aimais beaucoup les bras des hommes ? Non ? Eh bien, c’est chose faite. Et ses mains ? Elles ne sont pas entrées beaucoup en contact avec ma peau, pourtant, je me souviens parfaitement de leur toucher, encore un point que mon cerveau a parfaitement intégré sans avoir besoin de lui demander quoi que ce soit.

Alors forcément, être en face de lui, à me remémorer tout ça, me chamboule un peu. Et dire qu’on va être amenés à travailler et voyager ensemble, se voir très souvent.

– Je pensais attendre avant de te parler, mais j’ai besoin de mettre quelques petits points au clair. Maintenant.

– D’accord, murmuré-je, intimidée.

J’ai l’impression qu’il est en colère contre moi. Il en aurait tous les droits.

– Tu savais qui j’étais, n’est-ce pas ? Dans ce club.

J’acquiesce d’un mouvement sec de la tête. Il passe une main rageuse dans ses cheveux avant de balayer mon corps du regard. Je n’ai rien à voir avec la femme qu’il a embrassée. Je porte un jean qui ne me met pas vraiment en valeur et un tee-shirt blanc tout simple. Ma veste en cuir, assez abîmée, m’attend à mon siège. Très loin de la femme habillée de façon sexy qu’il a tenté de séduire. Regrette-t-il ? Me voit-il autrement, maintenant ?

– Je peux savoir pourquoi tu m’as laissé faire, dans ce cas ? Sachant qu’on allait se rencontrer aujourd’hui, qu’on allait travailler ensemble ? Putain ! Tu es la sœur de Dwight et la nièce de Jeffrey, grogne-t-il, mécontent.

Il est définitivement en train de m’engueuler, et je n’aime pas ça. Certes, j’ai ma part de responsabilité, mais on était deux, que je sache ! C’est de sa faute aussi ! À sauter sur tout ce qui bouge !

– Je dois m’excuser ? C’est ça que tu attends de moi ?

– Peut-être ! On est censés faire quoi ?

– C’était une erreur. Tu es sûrement capable d’oublier, non ?

– C’est ce que tu as fait ?

Je lis clairement le défi dans son regard. Se croit-il à ce point inoubliable ? Hors de question que je lui dise que je pense encore à ce baiser, qu’il était vraiment fabuleux et qu’il m’a fait mouiller.

Voilà le féminin du mot « bander » qu’il essayait de me faire dire l’autre soir !

– On est collègues maintenant, alors on oublie si tu veux bien. Je pense que le discours de mon oncle parle pour lui, non ?

Il ne répond rien, se contente de me fixer. Un combat s’engage alors, qui de nous deux va baisser les yeux le premier ? Est-ce que ça va toujours être comme ça entre nous dorénavant ? Nos fiertés se percutant ?

– Vous foutez quoi ? ! Bon sang ! nous interrompt Dwight en se matérialisant au bout du couloir.

Heureusement pour nous, nous sommes les plus éloignés possible, chacun contre un mur. Nous tournons la tête en même temps vers lui, et je fais une petite moue pour m’excuser.

– Bonne soirée, Troy.

– Bonne soirée, Hope.

Je tente de réfréner le frisson qui me parcourt alors qu’il prononce mon prénom. Au club, j’ai refusé de lui dire comment je m’appelais, parce que je savais que ça me ferait ça, je m’en doutais.

Misère.

– Ça va ? demande Dwight en passant un bras autour de mes épaules. Il t’a fait chier ?

– Bien sûr que non ! Il va falloir que tu te calmes envers Troy. Je ne suis pas sûre que cette animosité mutuelle serve l’écurie.

– Quand il cessera d’agir comme un connard.

– Et quand, toi, tu cesseras d’agir comme un ducon. J’ai bien compris, dis-je, amusée, en levant les yeux au ciel.

Il se met à rire franchement alors qu’on monte en voiture. J’ai la sensation que ce nouveau job ne sera pas de tout repos.

5

Troy

J’essaie de me concentrer sur ce que Mario me raconte, mais tout ce que j’entends, c’est la voix de Hope à quelques mètres de moi, un peu rauque, tellement sexy. Tout ce que je fais, c’est observer sa silhouette penchée au-dessus du moteur de la voiture de Dwight, tout en harmonie, si attirante.

Si un jour, on m’avait dit que je trouverais sexy une femme habillée en combi de mécano, à parler et faire de la mécanique, je ne l’aurais pas cru. Jusqu’à Hope. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle bouleverse tout ce dont j’étais convaincu jusqu’à présent. Comment parvenir à l’occulter alors que je n’arrête pas de penser à notre baiser, alors qu’elle m’intrigue, m’impressionne et m’attire ?

Suis-je sur le point d’avoir une érection rien qu’à l’entendre parler de piston, durite et échappement ? Il semblerait bien. Je me demande si cela me ferait paraître un homme faible, incapable de maîtriser ses émotions et son corps ?

– Si tu veux un conseil d’ami, arrête tout de suite, Troy.

– De quoi tu parles ? grogné-je en jetant un oeil mauvais à Mario, alors que le reste de l’équipe s’affaire un peu plus loin.

– C’est la nièce de Jeffrey, ne t’amuse pas à ça, mon vieux.

– J’ai le droit d’écouter ce qu’elle raconte, non ?

– Comme si tu faisais que l’écouter. Si je peux m’en rendre compte, Jeffrey le fera aussi. Et je ne te parle même pas de Dwight.

Et voilà, je peux toujours compter sur Mario pour remettre les choses à leur place. J’abandonne ma contemplation et reviens à mon moteur.

– Bon, je te refais un topo. L’huile est neuve, ainsi que le filtre. On a aussi changé celui à air. L’aspiration sera donc maximale. J’ai fait un petit réglage sur les soupapes, tu me diras si ça te va, et les pneus ont été changés hier. Mike a fait un bilan complet des données pneus de la saison dernière, et il t’a préparé ça à la perfection. Bien entendu, les réglages se feront spécifiquement à chaque piste, mais bon…

– Bien sûr.

Mike est le spécialiste pneus de ma voiture. J’ai une confiance absolue en lui. De toute manière, la victoire est l’objectif de l’équipe. Chacun fait tout son possible pour avoir des voitures toujours plus performantes, et le pneu est un des éléments clés, peut-être avant la voiture elle-même.

– Isaac a revu la suspension, et Tyler s’est occupé de l’injection et des freins. Elle est comme neuve.

J’ai envie de dire « pour l’instant », parce qu’une fois sur la piste, lancée à des centaines de miles à l’heure, difficile pour les voitures de rentrer intactes au stand.

– Parfait. Je suis prêt pour un tour.

Mario hoche la tête, et je me hâte pour récupérer mon casque.

Me défouler sur la piste est le seul moyen pour me sortir Hope de la tête.

À chaque fois, les mêmes sensations, cette impression d’entrer dans un autre monde, comme si tout autour disparaissait. Du moment où je m’engouffre dans l’habitacle par l’ouverture, je me coupe de tout. Lors des courses, je garde un lien constant avec mon chef mécano et mon spotter8, mais je parviens d’une manière limpide à faire abstraction du reste. Seuls comptent l’asphalte, les tours à avaler pour franchir dans les meilleurs temps la ligne d’arrivée et le sentiment si euphorique de la victoire, quand tout se déroule comme souhaité.

Une fois sécurisé avec l’aide de Mario, j’attrape le volant amovible posé sur le tableau de bord et l’installe avant de lancer le moteur. Je ferme les yeux à l’écoute de ce chant si doux à mes oreilles. Quand je suis derrière le volant de ma Ford Mustang GT, je sais que je suis né pour ça et pour rien d’autre. Rien ni personne, je dis bien, rien ni personne, ne pourra jamais me détourner de mon rêve. JAMAIS.

Pied au plancher, la voiture décolle des stands, et j’entre sur la piste. Je parcours cette piste d’entraînement que je connais par coeur maintenant. Plus aucune courbe, plus aucune pente ou descente ne me sont inconnues.

La NASCAR est un monde particulier, avec ses règles, ses spécificités. Elle n’a rien à voir avec la Formule 1 ou les rallyes. La conception de la voiture est unique. La base est commune à toutes les écuries, mais ensuite, interviennent ingénieurs et mécanos, et au final, je roule avec un petit bijou fait sur mesure, qui doit par la suite être modifié au gré des pistes.

Pour rien au monde, je n’échangerais ma place. Je suis heureux, parfaitement accompli quand je suis aux commandes.

– Alors ? demande Mario en sautant par-dessus le mur de protection pour venir à moi, alors que je stoppe la voiture devant lui.

Il abaisse le filet tandis que je décroche le volant, puis je lui tends mon casque avant de sortir.

– Impec ! Vivement la reprise. Je brûle d’impatience.

– Tu m’étonnes, on est tous dans le même état. Les pneus, la suspension ? Dans les virages, ça a été ? Pas trop tight ou loose ?

– Non, vraiment nickel. Vous avez bien bossé. Bon, je suis seul sur la piste, alors c’est pas pareil. Mais c’était super.

La pause hivernale est toujours dure pour moi. Ne pas rouler sur circuit dans ma voiture me manque vraiment. J’en profite pour aller voir ma mère en Californie, mais il me tarde toujours de reprendre du service. Je ne suis pas tellement du genre à rester tranquille sans être actif. Je ne sais pas ne rien faire.

On se tait alors que la voiture de Dwight déboule devant nous. Il est entré sur le circuit pendant que j’effectuais mes derniers tours.

– J’ai hâte de voir ce que cette saison va donner, avec vous trois en lice.

– Je vais gagner, assuré-je, confiant.

– Pas alors que Dwight travaille avec moi, me contredit une voix féminine dans mon dos.

Je me tourne pour découvrir Hope, installée sur le mur un peu plus loin. Elle a les bras croisés sous sa poitrine et les jambes étendues devant elle. Elle fixe le circuit derrière ses lunettes de soleil. On a beau être en février, le temps de Floride est toujours beau et assez clément niveau température en hiver. Elle porte encore sa combinaison de mécano, dont elle a abaissé le haut pour l’attacher autour de sa taille, un simple tee-shirt noir et des boots montants.

On est très loin de la tenue sexy, et honnêtement, jamais je n’ai porté attention aux femmes qui en font si peu ou qui se moquent complètement de leur allure et apparence. Que ce soit dans les clubs où je sors, ou dans les coulisses des courses, elles sont toujours coiffées, maquillées et habillées pour attirer l’attention. Je ne m’explique pas pourquoi Hope continue de me fasciner, alors qu’elle ne ressemble en rien à la femme que j’ai embrassée. Même ce soir-là, bien qu’elle portât une robe hyper sexy, elle n’agissait pas comme les autres, et elle m’a tapé dans l’oeil. Elle a un petit quelque chose, c’est tout, et il est très clair que ce petit truc associé à son intelligence me fout en vrac. Je n’ai aucune idée de comment m’y prendre parce que, dès que mon regard se pose sur elle, je repense à cette soirée, et toutes les sensations que j’ai éprouvées sont de retour. Elle bouscule tous les codes, avec son assurance, ses connaissances, son attitude. Et je dois avouer que je suis encore vexé qu’elle ait eu l’avantage sur moi, de savoir qui j’étais, et moi, non. Cela dit, si je l’avais su, jamais je ne l’aurais embrassée, et je ne suis pas sûr de regretter de l’avoir fait. Alors c’était peut-être mieux ainsi, même si, maintenant, c’est la merde.

Le seul moyen pour moi de me l’ôter de la tête serait de tirer un coup avec une autre, histoire de ne pas penser à elle, mais je n’en ai aucune envie.

– En partant du principe que toutes les voitures sont identiques, c’est le pilote qui fait la différence, répliqué-je en avançant vers elle.

Elle se redresse pour planter son regard dans le mien, un petit sourire amusé sur les lèvres. Elle est un peu plus petite que moi, mais pas énormément. Lors de la soirée, avec ses talons, on faisait la même taille, c’était très agréable.

– Les réglages de la voiture y sont pour beaucoup, tu ne peux pas le nier.

– Es-tu en train d’insinuer que Mario est un mauvais chef moteur ? Et le reste de mon équipe ?

– Absolument pas. Je suis sûre que vous en faites une très bonne avec les gars à l’arrière. Je dis juste que Dwight et moi fonctionnons très bien ensemble aussi. J’ai hâte de voir ça.

Bien qu’on fasse partie d’une même écurie, c’est chacun pour soi sur la piste. Évidemment, dans certaines circonstances, lors des restart par exemple, il est judicieux de mettre en place des stratégies où l’on doit travailler avec ses coéquipiers, mais le reste du temps, l’objectif est le même pour chacun : gagner la course, amasser un maximum de points pour se qualifier pour les play-off.

Hope abaisse ses lunettes sur son nez et m’observe de la tête aux pieds.

– Ne me dis pas que tu es ce genre d’hommes à avoir en horreur les femmes sur une piste ?

Je ne peux cacher la stupéfaction sur mon visage. D’où sort-elle ça ?

– Absolument pas ! m’offusqué-je. Si tu cherches à savoir si j’ai un problème, ça serait peut-être juste avec toi, en particulier.

Je ne la laisse pas me répondre quoi que ce soit. Je la plante là et rejoins Mario. Il me fait une grimace avant de lever les yeux au ciel.

– Rien à foutre. Elle me cherche, elle me trouve, dis-je pour me défendre.

– Le magnifique Troy dans toute sa splendeur. Fais attention à toi, c’est tout ce que j’ai à dire.

– Tu ne sais pas tout, elle est dans la même situation que moi.

– Oh, oh ! Raconte-moi, dit-il, piqué au vif.

Putain ! Merde ! J’en ai trop dit. Fait chier. Il va me saouler avec ça, je le sens. Je le fusille du regard, l’intimant de ne pas me pousser.

– Tu n’es pas payé pour ça, Mario. Occupe-toi de la voiture.

– Je me demande comment je fais pour te supporter.

Je grogne pour toute réponse, et on discute rapidement de la voiture avec Warren alors que Valentino s’élance à son tour. Je sais bien que tout le monde travaille ensemble, à la base, personne n’est favorisé, c’est le pilote sur la piste qui fait ensuite la différence, et je ne vaux pas moins que Dwight ou Valentino. Alors, que Hope laisse entendre le contraire, je le prends très mal.

À défaut de pouvoir avoir une relation cordiale l’un avec l’autre, je vais vite devenir désagréable, si c’est le seul moyen pour moi de mettre une distance entre nous et de calmer ce que je ressens quand je la regarde. Bien entendu, je risque gros si Jeffrey l’apprend. Même si je suis un de ses pilotes, je doute faire le poids dans la balance face à sa nièce, mais sait-on jamais.

La voiture rejoint le garage, et je regarde les mecs s’affairer sur les derniers réglages et prises de mesure, notamment sur les pneus.

En sortant des vestiaires, Mario vient à ma rencontre.

– Tu viens demain soir ?

– Qu’est-ce qu’il y a demain soir ?

– Dwight organise une petite fête avant la course de dimanche, histoire de lancer la saison. Il fait ça vendredi, comme ça, on a tout le samedi pour dessaouler.

À chaque soirée, Mario me demande si je suis de la partie, mais systématiquement, je me défile. Si j’accepte volontiers de sortir en boîte, j’ai un peu plus de mal à entrer dans l’intimité des gens, toujours cette volonté de maintenir une distance, nécessaire à mes yeux.

Alors je ne sais pas pourquoi, cette fois-ci, j’acquiesce de la tête. Enfin, j’ai bien une petite idée, mais je ne vais pas aller le dire à Mario. Ce dernier écarquille les yeux et fait un arrêt sur image.

– Vraiment ? ! Putain ! Je vais aller faire une croix sur le calendrier.

– Il y aura qui ?

– Les mêmes que d’habitude, Valentino, les mécanos, des amis.

J’imagine d’emblée quelles amies, parce que Dwight est le spécialiste des soirées avec une multitude de nanas conviées. Ce type doit avoir un carnet de connaissances extrêmement bien rempli. Je sais que cela rebute certains mecs qui sont en couple, non pas que cela pose un problème à leurs chéries, mais parfois les fréquentations de Dwight peuvent se montrer un peu lourdes et se fichent royalement que les mecs soient avec quelqu’un. En boîte avec eux, il m’est arrivé d’en faire les frais. Je suis célibataire, je m’en fiche, mais je comprends mes collègues.

– OK. Ça marche.

– Génial ! Passe une bonne soirée, et à demain alors !

– Ouais, toi aussi. Salut.

Je le regarde s’éloigner pour rejoindre son pick-up, puis je marche tranquillement jusqu’à ma voiture, mon petit bijou.

Si je n’ai aucune attache personnelle, excepté ma mère, cela est aussi valable en ce qui concerne les biens matériels, je ne possède rien. Je vis à l’hôtel toute l’année. Je ne vois pas l’intérêt d’investir dans l’immobilier alors que je suis en déplacement entre février et novembre, chaque année. Bien sûr, je n’habite pas non plus dans le petit motel du coin. J’ai posé mes bagages au Hard Rock Hotel Daytona Beach, un établissement quatre étoiles où je loue une suite composée d’une chambre, d’un salon avec coin cuisine et d’une terrasse. J’ai accès à une salle de sport et à la piscine de l’hôtel sans restriction, même s’il y a ce qu’il faut niveau entraînement à l’écurie, et la plage n’est qu’à quelques pas. C’est le plus simple.

La seule chose sur laquelle j’ai fait une exception est l’achat d’une voiture. Après plusieurs années sur le circuit, et donc un salaire plus que confortable, grâce à de belles victoires et la signature de plusieurs contrats publicitaires, j’ai accumulé une jolie fortune et, quand une superbe opportunité s’est présentée à moi, j’ai sauté dessus. Je suis donc depuis quelques mois le propriétaire d’une magnifique Bugatti Veyron, noir mat, avec le bas de caisse et les jantes turquoise. Une folie, pure et simple, mais tellement jouissive. Elle est définitivement ce que j’ai de plus cher. Aussi bien d’un point de vue financier que d’un point de vue bien plus personnel, mais ça, personne ne le sait.

– Je me suis demandé à qui elle était en arrivant.

Je me retourne vers Hope qui s’est arrêtée un peu plus loin. Elle semble hésiter, puis elle finit par s’avancer vers moi. Je suis son regard qui caresse la voiture.

– Quelle définition ?

– 16.4 Grand Sport Vitesse.

Elle siffle, impressionnée par ce qui se trouve sous ses yeux. Bien entendu, les voitures de NASCAR sont de petits bolides hyper nerveux et très puissants, et on roule à des vitesses folles, mais la Veyron n’a rien à voir.

En temps normal, personne ne s’approche de ma voiture, personne n’ose poser les mains sur elle, mais Hope ne se gêne pas, et putain ! Je ne dis rien, je la laisse faire alors qu’elle la caresse maintenant du bout des doigts. C’est tellement sensuel, presque érotique. Je suis fasciné en la regardant agir et en l’entendant réciter la fiche technique de la voiture.

– Châssis monocoque en carbone, habillage entièrement composé de fibres de carbone, moteur de 7993 cm3, développant au minimum 1001 chevaux DIN, pour un poids de 1990 kg. Boîte de vitesses à sept rapports à double embrayage avec mode séquentiel, puissance de sortie de 882 kW à 6400 tours/minute. 0 à 62 mph en 2,6 secondes.

Je déglutis connement, alors qu’elle s’arrête face à moi en lâchant la carrosserie. Est-ce que je suis en train d’avoir une érection parce qu’elle me parle mécanique ? Une fois de plus ? Oui ! Bordel de merde ! Qu’est-ce qu’elle me fait ?

– À combien es-tu monté avec ?

– Au maximum. Je ne fais pas les choses à moitié.

– Tu as atteint les quatre cent dix kilomètres par heure ? s’étonne-t-elle en levant un sourcil.

La Veyron étant un bijou français, j’apprécie qu’elle parle d’une manière si juste, en kilomètres heure et pas à l'américaine, en miles.

– Oui, sur la piste de Daytona. Je l’ai louée rien que pour moi, tout un après-midi.

Putain, quand je repense à ce moment, c’était exceptionnel, inoubliable.

– Qu’est-ce que ça fait ?

– C’est bandant, jouissif, réponds-je honnêtement. Je ne pourrais trouver meilleur vocabulaire.

Elle me lance un petit sourire avant de croquer dans sa lèvre. Oui, il est possible que je sorte cette expression assez souvent. Je suis pilote automobile, et je suis désolé, mais oui, la vitesse et l’adrénaline qui coulent dans mes veines, je trouve ça bandant. C’est électrisant, je ne me sens jamais plus vivant que derrière un volant.

– Est-ce que tu as déjà laissé quelqu’un d’autre la conduire ?

Je pars dans un petit ricanement sec, pourtant elle a l’air très sérieuse. Je ne sais pas si elle essaie, d’une manière détournée, d’apprendre si elle pourra monter dedans un jour, mais elle va vite redescendre sur terre.

– Je ne fais pas suffisamment confiance à qui que ce soit pour ça.

– Je vois.

– Hope ! l’interpelle Dwight plus loin. Je suis prêt !

– J’arrive !

– Pourquoi ton frère te promène comme un petit chien ?

Je ne voulais pas être blessant, mais je me rends compte que c’est ce que laisse penser le ton que j’ai employé. Elle recule d’un pas et darde un regard noir sur moi.

– Je n’ai pas encore de voiture et pas de chez-moi non plus, alors Dwight est mon chauffeur et mon hébergeur aussi. Au revoir, Troy.

Je ne réponds pas et la laisse rejoindre son frère. Bien entendu, je ne me gêne pas pour mater son cul. Personne ne me voit faire, alors pourquoi je ne le ferais pas ?

6

Hope

– Tu es sûre de vouloir rester ?

Je relâche mon bâton de rouge à lèvres sur la coiffeuse et pivote vers mon frère. Il se tient, bras croisés sur le torse, appuyé contre l’ouverture de la porte de ma chambre.

– Pourquoi essaies-tu de me faire quitter la maison ? Se passe-t-il des choses illégales à tes soirées ?

– Bien sûr que non ! s’exclame-t-il en entrant dans la pièce.

– Si tu as peur que je te découvre aux bras de plusieurs filles, ça m’est égal, le rassuré-je alors qu’il s’assied sur le lit. Je suis ta soeur, je te connais, je sais bien ce qu’il en est. Et je…

Je me tais, incapable de poursuivre. Il fait une grimace en détournant le regard.

– C’est juste que je ne veux pas que tu croies que je suis comme lui. Danilo n’est qu’un connard, pour t’avoir fait souffrir, s’être joué de toi.

– Tu n’es pas Danilo, Dwight, je le sais très bien, ne t’en fais pas. Tu n’es engagé auprès de personne, tu as le droit de coucher avec qui tu veux, du moment que c’est clair dès le départ et que tu ne laisses rien miroiter à la fille. Tu profites, je ne vais pas t’en empêcher. Je sais très bien qu’un jour tu rencontreras la bonne, et tout sera différent.

– Tu aurais dû être cette personne pour lui, je ne comprends pas.

– Il n’y a rien à comprendre. Je ne lui suffisais pas, c’est tout.

J’attrape mes créoles et termine de me préparer. Je me lève de la chaise et vais m’installer à côté de lui, si fort, toujours présent pour moi. Il prend une de mes mains dans la sienne, et je pose la tête sur son épaule.

– Si je le vois un jour, je lui démonte la tronche.

Je me mets à rire doucement. Quand je lui ai appris ce qui s’était passé, j’ai dû batailler pour l’empêcher de prendre le premier avion et venir me rejoindre en Italie. Le planning des courses ne pouvant être bouleversé, j’ai eu gain de cause, mais je ne doute pas une seule seconde qu’il le fera si l’occasion se présente à lui. Dwight a toujours été très protecteur avec moi, surtout depuis la disparition de nos parents. J’aime ça, je n’ai absolument aucun problème avec ce trait de personnalité. Je ne suis donc pas sûre que je l’en empêcherais, si cela se produisait. Mais entre nous, les chances sont très minces. Je doute sérieusement que Danilo soit prêt à traverser l’Atlantique pour venir me trouver et tenter quoi que ce soit. Il l’aurait déjà fait sinon.

– Ça n’arrivera pas, parce que je suis ici et qu’il est resté là-bas.

Je n’ai même pas envie de repenser à mon départ d’Europe. C’était assez tendu, il a tout fait pour tenter de me convaincre de rester, qu’il allait changer, qu’il m’aimait. Mais parfois, il faut savoir dire stop. J’estime mériter un certain respect, et en couchant à droite et à gauche alors qu’on était censés être un couple, il ne m’en montrait aucun. Il a joué, il a perdu, c’est aussi simple que ça. Le hasard a fait que j’ai découvert ses tromperies, sinon, je serais peut-être encore là-bas, dans la même relation, mais sans le savoir. Cela me donne des frissons rien que d’y penser. Quelle horreur ! Combien de femmes vivent ça ?

– Je t’aime. Je suis tellement heureux que tu sois là.

– Moi aussi, Dwight.

J’embrasse sa joue imberbe et lui souris tendrement.

– Je te laisse terminer de te préparer. Tes copines seront là ? me demande-t-il, taquin.

– Tu penses bien !

Il rit doucement avant de sortir. Je ne le lui ai pas rappelé, mais Dwight sait que mes amies proches sont hors de portée. Je refuse qu’il couche avec l’une d’entre elles, même si elles ne disent pas non, parce qu’après cela risque de mettre à mal nos relations, et il est hors de question que je gère ça.

J’enfile mes sandales couleur chair à talons aiguilles dont le dessus se compose de deux brides entrelacées, fermées sur la cheville, et jette un oeil à mon allure à travers le miroir sur pied de la chambre. J’ai choisi une jupe en cuir noire qui m’arrive mi-cuisses, et dont le bas est en dentelle asymétrique, et un débardeur blanc, dont les manches et le décolleté sont décorés de dentelle pour faire un rappel au bas. Simple mais efficace.

J’aime ne pas faire attention à moi au boulot et faire un effort quand je sors. Je ne dirais pas que cela donne deux personnes différentes, cela montre simplement deux aspects de ma personnalité.

Une fois prête, je rejoins mon frère dans la cuisine et l’aide à finir de sortir tout le nécessaire pour la soirée : boissons alcoolisées et jus de fruits, chips et autres choses à grignoter. Je sais bien qu’il n’y aurait que lui, il mettrait tout en bazar sur l’îlot central et laisserait les invités faire à leur guise, mais je lui prends tout des mains et dispose la nourriture dans des bols et saladiers.

– Tu te donnes bien du mal.

– Préparer les choses correctement, Dwight, ne signifie pas se donner du mal. Tu comptais laisser les gens ouvrir eux-mêmes les paquets de chips ? !

– C’est pas bien compliqué !

– Tu es désespérant.

– Mais non ! Tu fais ça si bien.

– Attention à toi. Un accident de voiture est vite arrivé.

– Jamais tu ne ferais ça, affirme-t-il alors qu’on sonne à la porte.

Je termine de vider les différentes sauces, guacamole, salsa, fromage, piment, dans des ramequins et les pose à côté des Doritos. En regardant tout ce que Dwight a acheté, je me dis que cela manque sérieusement de légumes, mais bon, il est trop tard pour arranger ça.

Je vais saluer les quelques personnes arrivées. J’accueille avec un grand plaisir mes meilleures amies. Je ne vais pas vraiment me retrouver parmi des inconnus, certains sont mes nouveaux collègues, mais cela fait trop peu de temps que je travaille dans l’équipe pour réellement avoir déjà créé des liens.

– Tu es trop belle ! me dit Matilda en souriant.

– Toi aussi, assuré-je en avisant sa petite robe rouge.

Cette jolie blonde est une fana de mode, et elle en a d’ailleurs fait son métier. Elle tient une boutique de vêtements pour femmes, hyper branchée, sur le front de mer. Elle connaît un succès florissant.

– Je suis trop contente d’être ici ! s’exclame Lucy, les yeux rivés sur Dwight, un peu plus loin.

– Lucy, soupiré-je. N’y pense même pas !

– J’ai le droit de me rincer l’oeil, non ? Il est canon.

– Je suis sûre que tu peux trouver ton bonheur dans ses amis, mais pas touche à mon frère !

– OK ! OK !

Je secoue la tête. Je ne veux pas l’embêter, simplement la protéger. Cette sublime brune aux cheveux très longs est beaucoup trop bien pour mon frère. Enfin, si je voulais voir Dwight avec quelqu’un, cela pourrait être Lucy, elle est sérieuse, intelligente et gentille, mais je ne suis pas sûre que mon frère soit prêt.

– Moi, je laisse Dwight tranquille, affirme Audrey. Mais si je pouvais ne pas rentrer toute seule, ça serait top !

Depuis que son petit ami l’a quittée, elle enchaîne les liaisons sans lendemain. Elle nous dit constamment qu’elle va bien, mais je suis persuadée du contraire. Trois ans qu’ils étaient ensemble, on y laisse forcément des plumes. Je suis bien placée pour le savoir. J’espère que ce n’est qu’une passade et que ma jolie Audrey trouvera quelqu’un digne de sa folie et de son exubérance.

Nous prenons chacune un verre et rejoignons un petit groupe installé dans un coin du salon face à la terrasse. Je fais immédiatement les présentations.

– Lucy, Audrey, Matilda, je vous présente Dylan, Isaac et Kevin.

Dylan et Kevin travaillent sur la voiture de Dwight, respectivement en tant que spécialiste freinage injection et jackman, tandis qu’Isaac s’occupe des amortisseurs sur le véhicule de Troy.

– Enchanté, dit ce dernier en souriant.

Je suis immédiatement rassurée de voir le courant passer. Le sourire de mes amies me fait chaud au coeur. Je suis si heureuse de pouvoir mélanger mes deux vies.

Mon regard est attiré par la porte d’entrée qui s’ouvre sur Mario et Troy. Je ne savais pas qu’il serait de la partie. J’avais plutôt compris qu’il ne se mêlait pas trop aux autres. Et c’est plus fort que moi, mes yeux ne le quittent pas. Je l’observe saluer chaleureusement les invités et souris en assistant à la poignée de main entre Dwight et lui. Je remarque immédiatement la surprise de mon frère. Lui non plus ne s’attendait visiblement pas à sa présence.

Fidèle à lui-même, Troy porte un jean qui, une fois de plus, lui fait des fesses d’enfer. Son tee-shirt tout simple bleu marine moule à la perfection son torse, qui me met l’eau à la bouche. Il a accepté un verre de bière ; son biceps se contracte chaque fois qu’il le porte à sa bouche. Le bout de sa langue darde pour aller lécher une trace de mousse sur ses lèvres, et je suis fascinée.

Non, mais qu’est-ce qu’il me prend ? !

– Je peux savoir qui tu mates comme ça ? demande Matilda avec intérêt.

– Personne, mens-je en plongeant dans mon verre.

– Qui est-ce ? m’interroge-t-elle en désignant Troy, absolument pas convaincue par mon mensonge.

– Un des pilotes de mon oncle.

– Tu veux donc dire un de tes collègues ?

– Hum, hum.

– Et quand comptais-tu me parler de ce superbe spécimen ?

– Je sais pas, maintenant ?

– Hope.

– Quoi ? C’est un pilote, il est du même acabit que Dwight ou Danilo.

– Ouais.

Elle n’est pas dupe, je le vois bien.

– Je ne savais pas qu’il fallait que je fournisse une fiche détaillée de tout le personnel masculin avec qui je travaille désormais.

– Eh bien, cela pourrait être sympa, si ! Non, mais tu as vu les spécimens ici présents ? Quelle chanceuse !

Je pars dans un éclat de rire, peu gracieux malheureusement. Le résultat ne se fait pas attendre. Tout le monde tourne la tête vers moi, et je me mets à rougir immédiatement, honteuse. Je déteste mon rire. Fut un temps, je refusais carrément de rire. Je passais pour une personne froide, qui faisait tout le temps la gueule. Alors j’ai appris à lâcher un peu de lest. Parfois, si je me concentre suffisamment, je parviens à le contrôler, et du coup, ce n’est pas si terrible que ça. Mais là, maintenant ? C’est moi. Le vrai moi. Le truc moche. J’ai beau avoir quitté les bancs de l’école depuis un moment, les réactions sont toujours les mêmes, et je n’aime pas ça.

Mes amies me sourient avec compassion. Elles ont l’habitude depuis le temps, mais quand même, je n’aime pas me retrouver dans cette situation. Je ne sais pas comment je pourrais définir ce qui sort de ma bouche dans un moment hilarant, un croisement entre un grognement de cochon et un reniflement peu élégant. En fait, le plus opposé à la sexy attitude, c’est tout.

Je capte le regard de deux, trois filles invitées qui me dévisagent avec une grimace de dégoût. Bien sûr, des nanas parfaites comme elles ont le packing impeccable qui va avec. Eh bien, moi, non.

Après un blanc de quelques secondes, provoqué par mon éclat, les discussions reprennent. Je ne suis plus d’humeur à parler, alors je laisse les autres faire la conversation. Je me dirige vers la cuisine pour refaire le plein après avoir terminé mon verre. Je croise le regard de Troy. Il est puissant, hypnotique, captivant. Il me scrute, et je suis un peu perturbée.

Je détourne les yeux et me ressers un mojito. La fraîcheur de la menthe m’arrache un frisson, juste ce qu’il me fallait alors que j’ai l’impression de m’embraser sous le regard de Troy.

Comment peut-il être à la fois si désagréable, comme au circuit, et pourtant avoir ce pouvoir sur moi, simplement en me regardant ?

– Ciao, bella. (Salut, beauté.)

Je sursaute alors que Valentino apparaît à mes côtés. Son sourire est lumineux et ses yeux, rieurs. Et mon Dieu, cette voix ! J’ai baigné pendant plusieurs années dans l’italien et jamais je ne me suis lassée de cette langue. J’adore.

– Sei bellissima (Tu es magnifique), me complimente-t-il, charmeur, avant de déposer un baiser sur ma joue.

– Grazie mille. (Merci beaucoup.)

Je lui retourne un grand sourire. Si je ne devais choisir qu’une seule qualité pour définir Tino, ce serait la bonne humeur. Il est toujours souriant, avenant, prévenant. Il est italien, complètement, totalement. Je reconnais beaucoup de Danilo en lui. Ils se ressemblent même un peu physiquement. Brun ténébreux aux yeux chocolat chaleureux. Mais il y a quelque chose de différent chez mon nouveau collègue. Je ne saurais l’expliquer clairement, je le sens, c’est tout.

– Tu passes une bonne soirée ? s’enquit-il.

– Oui. Je ne t’ai pas vu arriver. Ça fait longtemps que tu es là ?

– Non, j’arrive juste, explique-t-il.

– Je te sers quelque chose à boire ? lui proposé-je.

– Je vais aller prendre une bière, ne t’en fais pas pour moi, dit-il avec un clin d’oeil. Mais je vais saluer ton frère avant.

Il dépose un nouveau baiser sur ma joue avant de me laisser. En tant qu’Américaine, le baiser sur la joue, je n’y étais pas habituée, et je me suis rendu compte qu’en Europe, c’était plus naturel, facile. J’ai dû me mettre dans l’ambiance, alors cela ne me choque plus. À l’inverse, les hugs si typiquement américains ne passent pas très bien de l’autre côté de l’Atlantique, c’est trop familier.

Je regarde Valentino rejoindre le petit groupe de Dwight et les observe avec tendresse. Je suis si heureuse que mon frère se soit construit un cocon amical solide. Cela fait vraiment plaisir à voir. Prendre la décision de partir pour rejoindre l’Italie n’a pas été facile. Abandonner ma famille, mon univers à moi, c’était dur. J’avais un peu peur que Dwight ne le prenne mal, je ne voulais pas qu’il pense que je le fuyais, lui. Au final, on s’est épanouis tous les deux, moi, dans la mécanique, et lui, sur la piste. Les retrouvailles n’en ont été que meilleures, et depuis, on savoure la présence de l’autre, plus proches que jamais après plusieurs années séparés.

En possession d’un nouveau verre, je rejoins mes amies, et Valentino vient rapidement se mêler à nous. Il a le contact si facile. Je n’ai pas l’impression que cela ne fait que quelques jours que l’on se connaît. Nous avions déjà été présentés lors de l’un de mes voyages, il y a deux ans peut-être, mais rien à voir avec maintenant. Je devine à leurs sourires béats et à leurs gloussements que mes amies sont sous le charme. Il faut dire que Tino agit comme le vrai Italien qu’il est : il est séducteur, il flirte naturellement, nous fait énormément de compliments. Son attitude ne me choque pas, j’y suis habituée après plusieurs années passées en Italie. Et je sais du peu que je le connais qu’il ne dépassera jamais la limite acceptable, il se montrera toujours respectueux. Je cherche du regard Dwight, mais il est occupé ailleurs, en pleine discussion avec une blonde plantureuse. Je croise celui de Troy qui ne semble pas content. Je hausse un sourcil, l’interrogeant silencieusement. Pour toute réponse, il finit cul sec son verre et va se resservir.

Je laisse Audrey en compagnie de Valentino parce qu’il est grand temps pour moi de passer aux toilettes. Deux verres, et c’est mon signal. Je me dirige vers ceux du rez-de-chaussée, après la cuisine ouverte. Une fois terminé, je vais me laver les mains dans la salle de bains attenante. En sortant, je tombe sur Troy qui m’attend, appuyé contre le mur du couloir. Je sursaute. Décidément, est-ce que cela va devenir une habitude ? Se croiser dans le couloir à la sortie des toilettes ?

Son regard me sonde avec intérêt et envie, provoquant une réaction que j’ai du mal à réfréner, à contrôler, les papillons qui prennent leur envol et les souvenirs de notre baiser qui affluent dans mon esprit ravivant le désir que j’ai éprouvé contre lui. En sera-t-il toujours ainsi ? Je m’en veux qu’il ait ce pouvoir sur moi. Je ne comprends pas d’où ça vient.

– Ça va ? demandé-je alors qu’il reste silencieux.

J’ai l’impression qu’il veut me dire quelque chose, mais qu’il se retient.

Il passe une main dans ses cheveux, soupire et tourne la tête vers la sortie du couloir. On entend les rires des invités et la musique en fond sonore. Je sens une tension presque palpable s’emparer de lui. Je me demande pourquoi il est venu à moi. Que me veut-il ?

– Pourquoi tu fais ça ? demande-t-il enfin.

– De quoi tu parles ?

– Cette façon que tu as de te cacher, je n’aime pas ça. Tu sembles être une femme sûre d’elle et confiante.

Je fronce les sourcils, ne voyant pas de quoi il parle.

– J’ai vu ta réaction quand tu as ri. Et j’ai vu que tu t’en empêchais par la suite.

– Je te signale que tu as réagi pareil que les autres la première fois, ta copine, la blonde, a « adoré » aussi. Je suis jugée sur mon rire depuis toujours.

– C’est ridicule.

– Peut-être, mais c’est comme ça. Tu dois bien admettre que ce n’est pas sexy.

– Je n’utilise pas le rire d’une femme pour déterminer si je la trouve sexy ou pas. Et crois-moi, tu as largement ce qu’il faut pour que ton rire passe inaperçu.

Je jauge un instant ses propos. Pourquoi essaie-t-il de me rassurer ? Comme je reste silencieuse, je m’attends à ce qu’il me laisse, mais au lieu de ça, il s’avance vers moi, attrape mon bras et m’entraîne à l’abri des regards éventuels dans le L du couloir, vers la chambre de Dwight.

– Pourquoi tu m’as laissé faire au club ? Pourquoi ?

Encore ça ? Apparemment, la courte explication au bar ne lui a pas suffi. Le baiser qu’on a échangé se mettra-t-il constamment entre nous ?

– Je…

– Tu savais qui j’étais et tu savais qu’on allait être dans cette situation. Je ne comprends pas. Tu aurais pu m’envoyer paître, tu aurais pu me dire non. Pourquoi tu ne l’as pas fait ?

Je sais bien tout ça, j’en suis parfaitement consciente. Il veut une explication, mais je ne suis pas sûre de pouvoir la lui fournir.

– Tu voulais t’amuser ?

– Non, Troy. Vraiment pas. Je… Tu m’as prise de court, et je…

– Tu en avais envie ?

La faible lumière m’aide à camoufler en partie mon rougissement.

Évidemment que j’en avais envie, c’est Troy !

– Douterais-tu de ton sex-appeal ? demandé-je en tentant l’humour.

– Jamais, affirme-t-il en esquissant un sourire.

Il avance d’un pas. Mon dos touche le mur, et il n’y a plus que quelques centimètres entre nous. Je sens son souffle alcoolisé sur mon visage, la caresse de son regard, la chaleur de son corps près du mien. Peut-il voir les frissons qui s’emparent de ma peau ? Remarquer que mon pouls s’emballe légèrement ? Que ma respiration se suspend presque, attendant de voir ce qu’il veut, ce qu’il va faire ?

– Dis-moi pourquoi.

– Pourquoi insistes-tu autant ? Qu’est-ce que ça va changer ?

– Je veux te l’entendre dire.

– Troy… soupiré-je.

– Hope.

Son ton est exigeant et sa présence, dominatrice. Je ne suis pas petite comme nana, mais il me surplombe tout de même, en taille, en carrure. Je me sentirais presque minuscule, tellement il est imposant.

– J’en avais envie, avoué-je tout bas.

Son regard se fait maintenant incandescent, comme si mon aveu allumait quelque chose en lui.

– Je sais ce que tu as dit, mais je n’y arrive pas. Je ne peux pas oublier le goût de tes lèvres sur les miennes.

Il passe un pouce dessus tout en parlant, ses autres doigts s’accrochant à ma nuque. Je déglutis en fixant sa bouche. Moi non plus, je n’arrive pas à oublier, mais c’est pourtant ce que nous devons faire. C’est le mieux.

– On ne peut pas faire ça, Troy. On travaille ensemble, mon oncle est ton patron, c’est interdit, et tu es toi.

– C’est censé vouloir dire quoi ? demande-t-il en haussant un sourcil.

– Je sais quel genre d’homme tu es. Valentino, Dwight et toi êtes à mettre dans le même panier.

Il ne semble ni vexé ni choqué par mon analyse.

– Tu ne me connais pas, Hope.

– Tu oublies que je t’ai vu draguer une blonde fascinée par les arbres à chat, et que quelques minutes plus tard, tu m’embrassais, moi.

– Touché. Mais pas coulé. Je réitère ce que j’ai dit, tu ne me connais pas.

– Cela ne change rien aux faits, Troy. Je suis sincèrement désolée de ce baiser. Je n’aurais jamais dû. Tu as raison, c’est de ma faute.

– Je n’ai jamais dit que c’était de ta faute, et je refuse que tu t’excuses pour ça. Je t’en voulais, parce que tu savais qui j’étais, et moi, non. Mais finalement, je suis content de ne pas avoir su, parce que sinon je ne t’aurais jamais goûtée. Le problème est que j’ai envie de recommencer.

– Troy… On ne peut pas faire ça.

– Je sais.

Ses yeux ne lâchent pas ma bouche. Impulsivement, mes hanches se tendent vers lui à la recherche d’un contact. Son torse frôle ma poitrine, et nos respirations s’accélèrent. Je n’arrive pas à croire que je suis chez mon frère, cachée dans le couloir, à deux doigts de faire je ne sais quoi avec Troy. On ne devrait pas, mais je sens que c’est sur le point de déraper. Je pourrais me dérober de son emprise, mais il a capté toute mon attention, et je suis incapable de prendre la fuite.

– Tu es tellement loin de cette fille du club. Tu n’imagines pas à quel point.

– Troy…

À croire que je ne sais dire que ça ! Je suis pourtant capable de repartie, je l’ai montré.

– J’aime ça, ces deux facettes de toi. Tellement. Cela m’attire encore plus, et j’ai pour habitude d’obtenir ce que je désire.

– Je ne suis pas un prix qu’on remporte après une course ! m’insurgé-je.

– Oh, je sais, crois-moi, j’en suis tout à fait conscient.

– À quoi tu joues, Troy ?

– À rien. Je te montre ce que je veux. Tout simplement.

– Tu ne peux pas m’avoir.

– À cause de tout ce que tu as énuméré tout à l’heure ?

Il doit bien être conscient de ce qui se joue, non ? Pourtant, c’est comme s’il s’en moquait. Non. C’est plutôt comme si cela lui passait au-dessus, il est sans doute ce genre de personnes qui foncent, sans réfléchir, qui écoutent leurs envies et désirs avant tout le reste.

Son pouce passe sur ma pommette avant de revenir à ma bouche. Ma langue pointe entre mes lèvres, touchant la pulpe de son doigt, et il avance sa tête vers moi. Ma respiration se suspend. Je ne devrais pas, pourtant je ne l’en empêche pas. Je n’ai qu’une envie : goûter à nouveau à lui, m’envoler contre son corps et sa chaleur.

Un gémissement m’échappe à l’instant même où ses lèvres se posent sur les miennes. Enfin. Je ne résiste pas à l’envie de passer mes bras autour de son cou et ainsi presser nos corps un peu plus l’un contre l’autre. Il approfondit aussitôt notre baiser. Sur la pointe des pieds, je me mets à sa hauteur et me laisse emporter. Il me dévore littéralement. Il grogne alors qu’une de ses mains pétrit mes fesses. J’ai envie de plus. Cela fait un moment qu’aucun homme ne m’a touchée. Et je suis persuadée que Troy saurait parfaitement y faire.

Sa langue me donne le tournis, elle danse avec la mienne si habilement, si sensuellement. Il joue avec tout ce qu’il peut : ses mains, son corps, sa chaleur, son poids, son odeur. Il me fait perdre la tête. Si j’étais faible, je pourrais le laisser faire tout ce qu’il veut de moi. Mais je ne suis pas du genre à coucher pour coucher. J’ai besoin de plus, j’ai besoin de tout, et je sais qu’il n’offre pas tout ça. Je le sais, et il ne s’en cache pas. Alors, au bout d’un moment, comme si je reprenais conscience, je le repousse et mets fin à notre baiser.

Nos respirations sont essoufflées, nos bouches, rougies après notre étreinte, et nos yeux, brillants. Le désir et l’envie sont palpables entre nous alors qu’on s’affronte prunelle contre prunelle.

– On ne peut pas faire ça, Troy. On ne doit pas faire ça.

Il reste silencieux alors que je donne l’impression de qualifier ce qui vient de se passer entre nous d’erreur. Une nouvelle fois.

– Je suis désolée.

Je me détache du mur, l’obligeant à reculer légèrement. J’ai à peine fait un pas, arrivant à l’angle du couloir, quand sa voix me prévient :

– Je risque de devenir désagréable, Hope.

Je l’en sais parfaitement capable, j’en ai déjà eu un aperçu. C’est sans doute la seule façon qu’il connaisse pour exprimer son mécontentement et sa déception. Je m’adapterai, mais je ne me laisserai pas faire pour autant. Je lui jette un dernier regard, espérant qu’il puisse y lire les regrets qui m’habitent, mais tout ce que je vois, moi, c’est sa détermination et sa frustration.

7

Troy

Je gare ma voiture à l’emplacement réservé au personnel et aux coureurs. Je coupe le moteur et ferme les yeux avant de prendre une profonde inspiration.

La saison est sur le point de débuter avec cette première course Daytona 500, ici même à Daytona Beach, et je prends quelques instants pour moi. Un peu plus d’une semaine s’est écoulée depuis la petite fête chez Dwight. Les deux précédentes courses hors compétition ont été un entraînement sur cette même piste. Je suis un peu déçu du score réalisé, septième et cinquième, mais l’objectif était de me qualifier pour aujourd’hui et la saison à venir, alors je me dois d’être content de faire partie des quarante pilotes sélectionnés.

J’ouvre la boîte à gants et sors le cliché que je contemple avant chaque compétition. Le seul que je garde précieusement. Ma mère me l’a donné quand j’ai commencé à piloter et, surtout, quand cette passion est également devenue mon métier. Elle m’a dit que cette petite photo, cet instant volé d’un moment heureux, me porterait chance. Jusqu’à maintenant, je suis plutôt d’accord. Même si tout ne se passe pas toujours aussi bien que je le souhaiterais, le principal est de sortir indemne de chaque tour et de savourer la vie.

Après une nouvelle inspiration, je quitte mon véhicule pour rejoindre mon écurie et mon stand. Je passe d’abord par les vestiaires pour enfiler une tenue réglementaire et flâne un peu. Je suis arrivé largement en avance, je peux me le permettre.

J’aime prendre quelques minutes pour me balader, m’imprégner de l’ambiance. Le brouhaha du public qui s’installe dans les gradins, ici, pas moins de 101 000 places assises. Le bruit des outils qui gonflent, dévissent et vissent, ajustent, règlent. L’odeur des pneumatiques, de l’essence, de l’huile.

Je suis accosté par plusieurs fans à qui je signe avec plaisir des autographes et pose pour des selfies. Je serre quelques mains, la plupart à des officiels. Je m’arrête alors que, devant moi, se profile une silhouette que j’aurais préféré éviter croiser avant le début de la course.

– Hey ! Hey ! Mais qui voilà qui parade ? !

Richard Adams, voiture numéro 78, s’avance vers moi, avec son sourire arrogant et ses dents plus blanches qu’une pub pour dentifrice. Je me demande s’il n’a pas signé un contrat pour une marque, d’ailleurs. Ceci expliquerait cela. Moi, je signe pour une marque de bagnole, et lui récolte le dentifrice, on ne peut pas gagner à tous les coups. Cette constatation fait du bien à mon ego. Ça, et de penser à son surnom, Dick. Le pauvre, ses parents n’ont vraiment pas réfléchi.

– Prêt à t’incliner devant meilleur que toi ?

– Ne commence pas à me chercher, Adams.

– Je fais juste un petit point avec toi. J’ai tellement hâte de t’admirer depuis mon rétro.

Je le trouve bien arrogant alors que j’ai fait de meilleurs résultats que lui sur les deux précédentes courses. Mais il peut se vanter autant qu’il veut, je sais que je suis meilleur que lui.

– Tu devrais te méfier pourtant. Ne sais-tu pas que je suis le spécialiste de l’aeropush ? Hein, Dicky ?

Il grogne tout en grimaçant avant de passer rageusement une main dans ses cheveux gominés. Il sait parfaitement de quoi je parle puisqu’il en a fait les frais l’année dernière. Cette technique de l’aeropush, dite aussi d’aspiration latérale, consiste à se positionner sur le côté et ainsi dévier l’air qui arrive en face sur l’arrière de la voiture concurrente. De cette manière, on augmente son drag, et donc, on la ralentit. J’adore ; et je suis très doué à ça. Aussi, j’en use et en abuse allègrement, et parfois, il y a de la casse, mais ce sont les risques du métier.

– C’est ça, fais le malin, on verra bien ce qu’il en est sur la piste.

Je ne prends même pas la peine d’ajouter quoi que ce soit, ce type n’en vaut pas le coup. Je l’abandonne et rejoins mon équipe pour les choses sérieuses.

– Eh bien ! Je me demandais quand tu allais montrer ta tronche ! m’accueille Mario.

– Je suis, moi aussi, content de te voir, ironisé-je.

– Tu crois que j’ai du temps à perdre en embrassades et formalités de politesse ?

– Tu as raison, dire bonjour, c’est surfait.

– Bonjour, Troy, tu vas bien ? Tu as bien dormi ? Tu es prêt ? déblatère-t-il d’une voix moqueuse.

– Arrête de faire le con, tu veux ?

– Va voir Warren plutôt, il veut faire le point avec toi. Jeffrey t’attend.

– Je ne suis pas en retard, m’énervé-je alors qu’il fait les gros yeux.

– Peut-être, mais tout le monde est déjà là.

Je grogne et rejoins mon chef mécano et mon boss. On se salue et on fait rapidement le point sur la course à venir, les réglages effectués, ceux dont on a parlé après les deux dernières. C’est un avantage certain de débuter la nouvelle saison sur cette piste en particulier. Je m’y sens à l’aise et donc plus confiant. Cela ne veut pas dire que j’y vais tête baissée. « Concentration » est toujours le maître mot. Toujours.

Une fois assuré que tout est OK, je rejoins ma voiture, de l’autre côté de la pit line. Les trois stands de JW Motorsport sont côte à côte, et par-delà le mur de sécurité, nous avons chacun notre pit box. Avant chaque course, toutes les voitures sont examinées par un officiel pour s’assurer qu’elles respectent les normes et les minimums exigés par le règlement. Elles sont mesurées, pesées, presque disséquées.

Je découvre les nouveaux vinyles qui décorent ma voiture, la numéro 32. Ils varient en fonction des sponsors. Peu m’importe la couleur en réalité, tout ce qui compte pour moi, c’est ce que cache le capot. En levant les yeux au-delà du toit, mon regard tombe sur Hope qui est en train de faire le point avec Bruce, le chef mécano de Dwight. Elle est sérieuse et appliquée, concentrée et motivée. Elle m’attire toujours, un peu plus chaque jour. Son assurance, son intelligence, sa beauté, sa repartie.

Je n’arrivais déjà pas à m’ôter notre premier baiser de la tête, avec le second, c’est pire. Il était encore meilleur, plus long, plus intense, plus enivrant. Elle ne m’en a pas empêché, une nouvelle fois. Elle m’a énuméré tout ce qui nous empêchait d’être ensemble, ma personne étant l’une de ces raisons, et bien que je sois d’accord avec elle, elle m’a laissé faire. Et je ne regrette rien. Je pense qu’elle, oui.

Elle m’a plus ou moins évité depuis une semaine, faisant tout pour se trouver à plus de trois mètres de moi, fuyant mon regard. Cela me dérange, m’énerve. Je pensais ce que je lui ai dit, que je risquais de devenir désagréable, un peu comme je l’ai déjà été à deux reprises en lui parlant sèchement, mais je n’aime pas ce chaud et ce froid qu’elle s’évertue à jouer.

Je capte enfin son regard alors qu’elle termine sa conversation et s’apprête à rejoindre Dwight. Je ne lui laisse pas le temps de s’enfuir et vais à sa rencontre.

– Alors… tu es toujours persuadée que Dwight va l’emporter ?

– L’emporter, je ne sais pas, mais il fera tout pour, en tout cas.

– Et mieux que moi, c’est ça ? répliqué-je un peu froidement.

C’est plus fort que moi. J’interprète sa réplique comme si elle mettait en doute mon implication dans la course. Mon but est identique au sien, elle ne devrait pas en douter. Je ne suis pas quelqu’un qu’il faut sous-estimer.

– Ne sois pas comme ça, Troy.

– Comment exactement ?

– À chercher l’affrontement, ça ne sert à rien.

– Vouloir susciter quelque chose chez l’autre, c’est bien.

– Tout dépend de ce que tu provoques.

– Je peux provoquer tout un tas de choses, Hope. Tu le sais très bien, ajouté-je, un sourire arrogant sur les lèvres.

– Ça ne marchera plus.

Je pars d’un petit éclat de rire. Je ne sais pas si elle essaie de me convaincre ou de se convaincre, mais j’admire la tentative. A-t-elle conscience de la personne à laquelle elle s’adresse ?

– Je suis sûr que si.

– Troy, menace-t-elle en fronçant les sourcils.

Elle est mignonne quand elle fait ça.

– Tout va bien ? nous interrompt Dwight.

– Très bien. Et toi ? Prêt ?

– Absolument.

– Bonne chance, mon vieux.

Dwight me lance un regard étonné. C’est vrai que jusqu’à maintenant, je ne me suis jamais montré très encourageant envers mes adversaires, parce que c’est ce qu’il est, bien qu’on soit aussi partenaires, alors il peut être surpris. Je lui donne une tape sur l’épaule et fais un clin d’œil à Hope avant de les laisser.

***

Avant que la course ne débute officiellement, tous les véhicules sont positionnés en ligne le long du paddock. Chaque pilote debout à côté, avec le personnel technique pas loin, se fige, une main sur le cœur, respectueux, alors que l’hymne national retentit dans l’arène d’asphalte. Avant de m’élancer sur la piste, je vérifie toujours une dernière fois que mon harnais de sécurité est bien attaché, même si Mario s’en est assuré, et je contrôle les communications aussi, avec Warren et Andy.

Le lancement est donné par l’entrée de la voiture officielle sur la piste. Derrière elle, les coureurs s’insèrent en double file en respectant leur tour et leur position. Je pars en quatrième rang, huitième position. Je ne suis pas entièrement satisfait, mais cela pourrait être pire. On roule à vitesse réglementaire en suivant le poleman jusqu’à ce que tout le monde soit en place. Peu avant l’embranchement vers la pit line, la pace car amorce sa sortie, et quelques mètres devant nous, le drapeau vert annonçant le début de la course s’agite. Au moment où le pilote en pole position franchit la ligne à damier, les moteurs se mettent à chanter et l’adrénaline envahit complètement mon corps, me donnant le carburant nécessaire.

Tout au long de la saison, chaque course est souvent financée par un sponsor particulier et le nom de l’épreuve précise le nombre de miles à avaler. Aujourd’hui, il s’agit de la Daytona 500. Chaque pilote essaiera donc de parcourir cinq cents miles pour valider sa participation. Sur une piste de deux miles et demi, cela représente deux cents tours à effectuer.

Je ressens tout : le vent qui s’infiltre à travers l’ouverture, les conseils d’Andy et les remontrances de Warren dans le casque, la moindre vibration, le rugissement des chevaux du moteur. Je grogne pour toute réponse et continue. Je perçois cette passion dévorante qui s’empare de moi, les tremblements de la voiture qui ébranlent mon corps, la force centrifuge qui sollicite mes muscles, alors que le bolide part dans le virage et qu’il faut le maintenir à l’aide du volant vers la gauche, et cette vitesse folle que l’on atteint tous pour gagner des places, ou maintenir la sienne.

Un choc à l’arrière de ma voiture me fait grogner.

– Adams passe à l’offensive, m’avertit Andy.

– Ouais, merci, j’ai vu !

Et senti, surtout ! Quel connard ! Il veut se la jouer à l’aspiration. Je débraye et accélère, reprenant un peu d’avance. J’enrage face à l’attaque de ce salopard. Tout ce qu’il va récolter, c’est la fureur qui coule un peu plus dans mes veines. Je bous littéralement.

– Fais gaffe aux pneus ! m’ordonne Warren.

– Je sais ! Je dois me débarrasser de ce con.

Les tours défilent, et j’ai toujours autant de mal à remonter. Je suis sur ma piste, bordel de merde ! Je devrais être capable de faire mieux que ça ! Il ne faut pas que je me laisse submerger par la peur de l’échec. Je dois rester concentré.

– Pneu arrière gauche ! hurlé-je à Warren avant mon arrêt au stand. Plus de pression.

L’équipe de ravitaillement agit, plus rapide que l’éclair. Darren et Curtis s’occupent de changer mes pneus à l’avant, Elliot et Luck, ceux à l’arrière. Côté droit, puis côté gauche, sous l’œil attentif de Theo, mon jackman. Shawn, quant à lui, fait le plein à l’aide d’une grosse bombonne d’essence qui pèse plus de trente-six kilos.

Puis je repars aussi sec, mais pas aussi rapidement que je l’aurais souhaité. Quelque chose ne se passe pas comme je veux. Je grogne et insulte tous les pilotes autour de moi. Je ne suis même pas fichu de terminer la première partie, les cinquante premiers miles, dans les dix premiers. C’est-à-dire que je ne remporte aucun point.

– Calme-toi, Troy, dit Warren en tentant de m’assagir. Rien n’est joué.

– Je sais bien ! Putain ! Encore lui !

Malgré les quarante pilotes engagés pour chaque course, il y a toujours des favoris, ceux qui sont donnés gagnants, ou bien ceux en qui on place beaucoup d’espoir. Dwight, Valentino et moi faisons partie de ceux-là, mais il y en a aussi trois autres, et je ne les porte pas dans mon cœur.

J’ai déjà présenté Richard Adams, Dick pour les intimes, que je trouve antipathique au possible, et il y a aussi Curtis Andrews, voiture 22, et Lewis Mitchell, voiture 6. Bon, pour Mitchell, il y a peut-être encore de l’espoir, ce n’est qu’un gamin, 21 ans. C’est plutôt impressionnant de déjà courir pour les Cup Series à son âge, mais il faut qu’il fasse attention, son attitude parfois hautaine va lui causer des problèmes. Andrews ne peut pas me voir parce que j’ai couché avec sa sœur. Pour ma défense, je ne savais pas qui elle était, elle ne s’est pas présentée à moi de cette manière, je ne pouvais pas le deviner. Reste Adams qui me fait chier, mais d’une force incommensurable, pour une raison obscure. La seule qui me vienne à l’esprit est qu’il se sent menacé, je n’ai pas d’autre explication.

Je tente un passage sur l’extérieur, mais il se rabat brusquement, tant qu’il touche l’avant de ma voiture avec son pare-chocs arrière. Je ne me fais pas trop de souci, c’est monnaie courante, et il y a de quoi rafistoler aux stands en cas de gros bobos, mais cela risque de me faire perdre du temps.

– Fais gaffe ! s’écrie Andy dans mon casque. Sortie après virage. Trois voitures out.

Cela signifie donc trois concurrents en moins sur la piste, c’est malheureux, mais c’est toujours ça de pris.

– Accrochage en bout de ligne droite. Au moins trois véhicules.

Un écran de fumée blanche est en train de se dessiner plus loin. Je vais devoir passer au travers, sans certitude aucune de ce qui se trouve de l’autre côté. Parfois, je me dis que je me porterais mieux sans ressentir la peur, mais finalement, j’en ai besoin. Elle me maintient en vie, même si occasionnellement, il faut passer outre.

– Reste à l’extérieur de la piste, me conseille Andy.

Je fais ce qu’il me dit mais choisis de ne pas ralentir. Je ne veux pas prendre le risque de me faire griller des places avant l’entrée de la pace car, l’agitation du drapeau jaune, ainsi que les lumières orange le long de la piste, annonçant le temps de neutralisation.

La plus grande crainte pour chacun est qu’un carambolage engendre le Big One, c’est-à-dire un accident impliquant un grand nombre de voitures, où plus d’un tiers du plateau peut être décimé. Cela m’est arrivé, et prier Dieu ne sert à rien dans des moments pareils.

Le premier restart est sur le point de débuter, et je vois déjà Richard faire un coup de pute, comme à son habitude. Jusqu’à ce que la voiture de sécurité quitte la piste, et tant que le drapeau vert n’est pas agité pour annoncer la reprise, il est formellement interdit de dépasser la pace car, ainsi qu’une certaine vitesse. De plus, chaque pilote doit strictement garder la place qu’il occupait avant l’incident, sous peine de sanction. Et Richard est le roi pour feinter et pousser les autres à la faute. J’en ai fait les frais, il n’y a pas si longtemps.

Fin de seconde partie, et j’en suis toujours au même stade. Je stagne en douzième position. Et la frustration me gagne de plus en plus, palpable. Elle me fait enrager, comme si je ressentais un mal de chien, comme une épine dans le pied.

Passage aux stands, je bois rapidement une gorgée avant de repartir. Il nous reste encore la moitié de la distance à parcourir, et je ne le sens pas. Un frisson me traverse l’échine, et j’assiste à une aspiration latérale sur la voiture de Dwight. Adams récupère de la vitesse, mais Dwight ne parvient pas à maintenir le cap. Je le vois partir de travers, à droite, et percuter le mur au pied des gradins. La voiture fait un demi-tour, les trappes situées sur le toit et le capot s’ouvrent et font le job, à savoir casser la portance pour qu’elle ne s’envole pas et aussi la freiner. Le nez complètement pulvérisé, elle entraîne dans sa suite deux autres voitures, qui n’ont pas réussi à l’éviter.

– Le fils de pute ! hurlé-je, en colère.

Dans la réalité, je sais bien que ce n’est pas voulu, mais cela me met hors de moi malgré tout. Bien entendu, il y a des officiels qui surveillent les agissements de chacun d’entre nous, donc si une attaque n’est vraiment pas fair-play, elle est sanctionnée, mais ce n’est pas le cas ici. Cependant, c’est impossible pour Dwight de poursuivre. Je ne peux que constater les dégâts alors que je le dépasse par le centre de la piste.

Nouveau temps de neutralisation. Et je gueule comme un putois dans ma voiture.

– Andy ! Allan est à côté de toi ?

Allan est le spotter de Valentino.

– Oui.

– Répète-lui attentivement ce que je vais te dire pour qu’il le communique à Valentino, ordonné-je sèchement. Ce connard d’Adams ne passera pas devant lui !

Je m’en veux d’être aussi directif, ce n’est pas tellement mon genre. Mais là, Richard va en prendre pour son grade ! Valentino est un peu plus en veine que moi, aujourd’hui. Je sais très bien que, même avec une bonne stratégie, je ne parviendrai pas à rattraper mes tours de retard, il ne reste que trop peu de temps. Dans la compétition, il ne faut jamais abandonner, rien n’est joué jusqu’à la dernière seconde, mais je ne me fais pas d’illusions. Alors je choisis de miser sur mon coéquipier pour apporter plus de points à l’écurie. Si je peux lui donner un coup de pouce et couper l’herbe sous le pied de ce trou du cul de Richard, je ne vais pas me gêner. Et je compte bien sur le prochain restart pour ça. Je me contrefous de me griller maintenant. Mais mon coéquipier a plus de chances.

– Troy… commence Warren, devinant mes intentions.

– Je sais ce que tu vas dire, mais c’est pas la peine. Je sais ce que je fais. Je privilégie l’équipe.

– Non, tu fais ta tête de con à cause d’un con, analyse-t-il avec brio.

– Peut-être. Mais toi-même, tu l’as dit, rien n’est joué.

Il soupire mais n’insiste pas. De toute manière, je suis au volant, je décide de la stratégie à jouer. Je bous tellement, je ne peux pas rester inactif. Ce connard l’a cherché, il va me trouver. Une fois la pace car dégagée, je colle au train de Richard. Pare-chocs contre pare-chocs, je me laisse aspirer par le trou d’air créé à l’arrière de sa voiture, augmentant ainsi ma vitesse.

– Prends mon draft dans ton cul ! lui asséné-je.

Il me salue d’un doigt d’honneur dans le rétro. Je sais qu’il prend aussi de la vitesse, c’est l’inconvénient de cette technique, mais j’y gagnerai en dépassement quand je l’aurai choisi, et je consomme aussi moins de carburant que lui.

– Dis à Allan que c’est maintenant ! crié-je en me déportant brusquement sur le côté.

Richard n’a pas d’autre solution que de freiner alors que l’aeropush fait trembler le cul de sa bagnole, la présence d’une voiture devant lui l’empêchant d’accélérer pour se débarrasser de moi. J’ai plus de vitesse que lui, et je peux donc le ralentir afin de favoriser Valentino qui déboule à ma gauche. Mon cœur tambourine dans ma poitrine, à tel point que, parfois, j’ai l’impression qu’il va exploser. J’ai chaud, des gouttes de sueur perlent sur mon front en réponse à l’adrénaline qui déferle en moi.

Deux tours plus tard, je fais un passage aux stands, me prends une petite remontrance de la part de Warren et repars. Seulement, je ne parviens pas à remonter. Je suis de nouveau ralenti par une sortie de route qui élimine cinq voitures. Le drapeau blanc s’agite, annonçant le dernier tour. La fureur coule dans mes veines alors que je franchis la ligne d’arrivée et qu’Andy m’annonce ma place, derrière Adams.

***

Je referme violemment la porte de ma chambre d’hôtel, me débarrasse de mes affaires et vais me chercher une bière. Je me sens tellement pitoyable après cette première course. Putain ! Je n’y crois pas ! Sur ma piste ! Celle que je prétends connaître par cœur. Tu parles d’une désillusion !

Je m’effondre sur mon canapé et arrache brusquement mon portable de la poche arrière de mon jean. Je me demande encore comment il fait pour rester entier, alors que je m’assieds dessus au minimum trois fois par jour. Je remarque plusieurs appels manqués de ma mère. Je soupire et finis par la rappeler, même si je n’en ai aucune envie, parce que je sais de quoi va retourner notre conversation, et surtout parce que je suis d’une humeur de chien, et qu’elle risque d’en faire les frais.

– Bonsoir, mon grand, m’accueille-t-elle.

– Salut, m’man.

Son petit soupir me fait comprendre qu’elle devine l’état dans lequel je suis. Je m’enfonce contre l’assise et patiente jusqu’à ce qu’elle reprenne la parole.

– J’ai regardé ta course. Tu t’es bien défendu, tu n’as rien lâché…

– Maman ! soupiré-je, un peu énervé. Arrête de t’adresser à moi comme si j’étais encore un gamin.

Elle m’a toujours encouragé dans tout ce que j’ai entrepris, et ce discours ne l’a jamais quittée. Et si, plus jeune, cela me touchait, aujourd’hui, cela m’agace plus qu’autre chose.

– Je vais bientôt avoir 29 ans, je n’ai pas besoin d’entendre ça !

– Troy… souffle-t-elle, touchée par mon humeur massacrante.

– Je suis désolé, je… Merci.

– J’imagine bien que ce n’est pas le résultat que tu aurais souhaité, mais malgré tout, tu t’en es bien sorti.

– Tu parles ! Vingt-cinquième ! C’est nul à chier !

– Troy, calme-toi. Tu es sûr que tout va bien ?

– Ouais.

Je regarde autour de moi, et la solitude me frappe de plein fouet. Depuis toujours, je repousse tout le monde, et jusqu’à maintenant, cela me convenait. Alors je ne sais pas pourquoi je suis si las de tout ça, subitement. Je devrais être parfaitement heureux, mais je ressens comme un manque. J’ignore de quelle façon, mais c’est l’image de Hope qui se dessine dans mon esprit alors que je divague.

Après la fin de la course, j’étais furax. Je me suis retenu de jeter mon casque à travers le garage. J’ai pris des nouvelles de Dwight sous l’œil presque ahuri de l’équipe, j’ai joué le jeu auprès de Jeffrey et Valentino, devant les médias, comme l’exige mon contrat, et j’ai quitté précipitamment la piste, en ignorant délibérément le regard entendu de Hope. Je ne peux pas la laisser entrer de cette façon.

– Je me rappelle quand tu étais petit, ces après-midi que tu passais avec ton père devant les courses à la télé. C’est lui qui t’a donné le virus, il t’a transmis cette passion qui est aujourd’hui ta vie. Je ne te cache pas que c’est une angoisse pour moi, de te savoir au volant à des vitesses pareilles, mais c’est ce que tu aimes faire, n’est-ce pas ?

– Oui. C’est toute ma vie.

– Pourquoi juste ça, Troy ?

Je reste silencieux à sa question. Je n’ai pas envie de répondre, de m’expliquer. Jamais personne n’a cherché à savoir, tout le monde se contente de ce que je peux offrir, et ça m’allait bien jusque-là.

– C’est de ma faute, affirme-t-elle. C’est à cause de moi.

– Non, maman.

– Si, je le sais. Je suis tellement désolée. Je ne… je ne réalisais pas que mon comportement et ma façon de gérer les choses allaient se répercuter sur toi, mon chéri.

– Maman…

– J’ai souffert, tellement, mais toi, mon cœur…

J’entends le sanglot qui transperce sa voix. Je suis si loin d’elle.

– Pourquoi te contenter juste de la course, Troy ? Tu mérites tellement plus.

– Je suis heureux comme ça.

– Vraiment ?

– Oui.

Mon ton doit être suffisamment convaincant parce qu’elle n’insiste pas.

– Quand viens-tu me voir en Californie ?

– La prochaine course à Fontana est dans quatre semaines. Je ferai en sorte de partir plus tôt que le reste de l’équipe et je viendrai passer quelques jours à la maison.

– C’est vrai ?

– Pourquoi tu t’étonnes ? Je le fais toujours.

– C’est vrai, pardon. Je suis si impatiente, c’est tout. Tu me manques.

– Toi aussi, maman.

Je suis proche de ma mère, peu importe mon âge, malgré tout ce que je peux dire et malgré mon humeur. Me voir partir à l’autre bout du pays a été dur pour elle, même si elle savait que je poursuivais mon rêve de cette manière. Et bien sûr, je ne peux pas retourner la voir aussi souvent que je le souhaiterais, mais dès que c’est possible, je fais le voyage.

– Tu me tiendras au courant dans les temps.

– Bien sûr.

– Très bien, je te laisse. Je t’aime, mon chéri.

– Moi aussi, m’man. Bye.

Je raccroche et fixe le téléphone entre mes mains alors que les mots de ma mère se répercutent en moi. « Pourquoi te contenter juste de la course, Troy ? Tu mérites tellement plus. »

8

Hope

La semaine dernière, la course nous a emmenés à Atlanta, qui n’est qu’à six heures vingt de Daytona. Dwight s’est d’ailleurs largement démarqué en terminant premier, une vraie revanche après son échec au Daytona 500, même pour nous, parce qu’on a eu un sacré boulot sur la voiture après la collision. Troy a quant à lui réalisé une performance en demi-teinte, ni excellente ni pitoyable, en terminant septième. Je ne le connais pas encore très bien, mais je me doute qu’il n’est pas satisfait.

Je sais pertinemment que je n’ai pas le droit de lui montrer autant de compassion qu’à mon frère, mais j’imagine bien la frustration qu’il ressent. Après la Daytona 500, j’ai tenté de le lui faire comprendre à travers mon regard avant qu’il ne s’échappe rapidement, mais il s’est juste montré renfermé, distant. Il ne me donne pas l’impression de s’étendre sur ses émotions. Cela dit, il suffit de le regarder pour se rendre compte des choses.

Lors de cette première véritable course, j’ai ressenti énormément d’émotions. Une peur intense quand Dwight a été projeté contre le mur extérieur et que la course s’est arrêtée pour lui. Une adrénaline qui me malmenait un peu trop en suivant les tours de Valentino et Troy. Et une admiration profonde quand j’ai compris ce que Troy cherchait à faire. J’ai été impressionnée qu’il privilégie son coéquipier. J’ai observé Warren tenter de négocier, mais quand Troy a décidé quelque chose, il reste seul maître à bord, derrière le volant.

Il pourrait être un monstre d’égoïsme, mais non. J’ai découvert une nouvelle facette de l’homme qui fait battre mon cœur un peu trop vite avec un simple regard ou rien qu’une parole. Et elle n’est pas pour me déplaire.

Je suis vraiment tiraillée entre des sentiments contradictoires. Je dois garder mes distances, parce que physiquement, il me plaît, évidemment, et je ne peux pas craquer pour lui, mais j’aimerais aussi lui faire comprendre que je compatis. J’évolue dans le même milieu depuis des années, je sais comment les pilotes réagissent et vivent pour leur sport. Cela me fait mal pour lui.

***

Le mois de mars a commencé il y a quelques jours, et nous voici à Las Vegas, la ville de tous les péchés, où la troisième course de la saison vient de s’achever. Et je suis dans un état de totale euphorie.

– Je n’en reviens pas ! hurlé-je en me jetant dans les bras de Dwight.

Il enroule ses bras autour de ma taille et me soulève de terre avant de plaquer ses lèvres sur ma joue. Nouveau podium en première place pour lui. Je suis folle de joie. C’est tellement mérité. Je ressens sa joie, sa fierté, son bonheur, ainsi que celle de toute l’écurie. Il me repose au sol et va saluer chaque membre de son équipe, comme après chaque course, victoire ou pas.

Je me tourne vers Troy qui avance vers nous. Pour lui également, c’était une très jolie course. Il va monter sur la deuxième marche, ce n’est pas rien.

– Je n’ai pas le droit à un câlin, moi aussi ? murmure-t-il à ma seule attention.

Mes joues se colorent de rouge devant son aplomb et son manque de gêne. Je me contente de secouer violemment la tête tout en fronçant les sourcils.

Il ne m’a pas beaucoup adressé la parole depuis Daytona. C’est sans doute en partie à cause de moi, je l’évite un peu depuis notre baiser, chez mon frère.

– Cela pourrait me motiver encore plus pour obtenir la victoire à chaque fois.

– Je suis sûre que tu n’as pas besoin de moi.

Il rit sèchement avant de fourrer les mains dans ses poches.

– Et un simple « félicitations » ? C’est possible ?

– Félicitations, Troy.

– Finalement, t’entendre dire mon prénom est encore mieux.

Il s’avance dangereusement vers moi. Je jette un œil apeuré alentour. Des petits groupes se sont formés dans l’attente de la remise des récompenses, du podium et des interviews. Personne ne nous prête particulièrement attention. Nous ressemblons juste à deux collègues qui discutent. Mais je suis sûre que si quelqu’un avait conscience de mon pouls rapide et de la chaleur qui s’empare de mes joues, il se rendrait compte que c’est tout autre chose qui se passe entre nous.

Il se penche à mon oreille, de manière à être sûr que moi seule vais entendre ce qu’il va dire.

– Tu n’as pas idée de ce que je donnerais pour te l’entendre dire alors que tu serais sous moi. Nue, en chaleur, si excitée à l’idée de ce qui t’attend.

Ma respiration se bloque, si ahurie qu’il ose me dire ça alors qu’on est là, dans les stands, entourés de plein de monde, sur notre lieu de travail. Peut-être qu’avec la distance que j’ai ressentie entre nous, je m’étais dit qu’il avait renoncé, mais visiblement, c’était mal le connaître. Je ne sais pas si je serais déçue s’il décidait d’arrêter de jouer le jeu de la séduction avec moi. J’aime quand un homme qui me plaît me fait des compliments, mais la situation est bien trop compliquée. Dans une autre vie, je ne me poserais pas autant de questions, je foncerais tête baissée, mais c’est bien la mienne, le moment présent, donc il en est hors de question.

Son petit sourire arrogant me dit qu’il sait qu’il vient de me mettre dans tous mes états. Je suis en colère contre moi, pourquoi ne suis-je pas capable de rester de marbre ? Pourquoi mon corps doit-il réagir en sa présence ? J’ai peur d’être trop transparente à ses yeux. Je ne veux pas qu’il puisse lire en moi comme dans un livre ouvert. Cherchant à me blinder et à faire diversion, je le fusille du regard tout en reculant d’un pas. Troy hausse un sourcil sans se départir de son sourire. Je ne dois pas le laisser avoir le dessus. Je suis capable de repartie quand même !

– Tu en rêves peut-être, mais ça n’arrivera pas, répliqué-je fermement. Je te l’ai déjà dit, je ne suis pas un prix que tu remportes à la fin de la partie.

Sur ces mots, je le laisse alors que l’ensemble de l'équipe se dirige vers le lieu de célébration.

Je reste à l’écart, observant les pilotes monter sur le podium. Mon frère a si fière allure tout en haut. Je l’aime tellement. Sa victoire est celle de l’équipe, mais je la vis également comme quelque chose de plus personnel. Troy, tout aussi beau à ses côtés, fait illusion, grand sourire et sûr de lui, mais je sais qu’il persiste une pointe de déception. Nous n’avons pas échangé à ce propos, mais je le devine. L’objectif premier de tout pilote est de terminer vainqueur, il est sûrement déçu de n’arriver qu’à la deuxième place, même si c’est une super performance à mes yeux. Toutefois, je suis sûre qu’il jubile de voir Richard Adams échouer au pied des marches. Cela se voit aux regards assassins qu’ils échangent. Valentino les applaudit à quelques pas. Il a un peu moins brillé qu’eux, mais s’en sort avec une jolie treizième place.

Je les retrouve deux heures plus tard alors que les interviews se terminent. Ils doivent encore passer par la case douche, et ensuite, nous pourrons rentrer à l’hôtel. Nous ne repartons que demain. Après une course éreintante, nous ne prenons que très rarement l’avion dans la foulée. Avant de monter en voiture, nous décidons du programme du soir : repas avec toute l’équipe pour célébrer les bons résultats, et ensuite, soirée en club pour ceux qui le souhaitent afin de prolonger les festivités.

Une fois que nous sommes arrivés, je file dans la chambre que je partage avec Lindsay, une des deux kinés de l’équipe, et me précipite sous la douche. Bien que je ne pilote pas, je me sens toujours crasseuse après une compétition. Le monde de la mécanique est souvent salissant.

En sortant, je tombe sur ma collègue qui patiente sur son lit. Elle me lance un grand sourire. Je ne la connais pas encore beaucoup, mais je l’apprécie déjà, elle est douce et charmante.

– Tu viens avec nous après le repas ?

– Je ne sais pas trop… hésite-t-elle.

– S’il te plaît ! Ne me laisse pas être la seule femme parmi tous ces mecs. Et puis, on est à Vegas !

Elle semble réfléchir un instant, puis finit par accepter d’un hochement de tête.

– Tu as besoin d’une tenue ou tu as ce qu’il te faut ? demandé-je.

– Je peux sans doute trouver quelque chose dans une des galeries de l’hôtel.

– Tu ne vas pas aller t’embêter avec ça. J’ai pris deux tenues, tu peux choisir l’une d’entre elles. On fait sensiblement la même taille et on a la même morphologie. Je suis sûre qu’elle t’ira.

– C’est très gentil.

J’ai anticipé cette soirée, ce petit séjour ici, et j’ai préparé une valise en fonction. J’ouvre la penderie et en sors les deux robes que j’ai apportées. Je les lui montre, et elle s’empare de celle au tissu léger et fluide. Couleur noire avec rayures or, la longueur s’arrête au-dessus des genoux, le décolleté est un cache-coeur et les bretelles fines se croisent dans le dos.

– Elle est vraiment superbe. J’espère qu’elle va m’aller.

– Je n’en doute pas, la rassuré-je.

– Tu as aussi des chaussures en rab ?

– Eh bien, oui, figure-toi ! Tu chausses du combien ?

– 39.

– Parfait !

J’apporte toujours deux paires, histoire de parer à un accident de talons. Je lui tends des escarpins, et elle rejoint la salle de bains pour se préparer, tandis que je m’occupe de mon cas.

Le hasard a bien fait les choses, Lindsay m’a laissé la petite robe que j’affectionne particulièrement, elle est assez moulante, m’arrive à mi-cuisses, en dentelle noire avec un fond nude, sans manches et avec un décolleté carré assez plongeant. Je me sens toujours hyper sexy quand je la porte. Lindsay a peut-être été effrayée par ce côté-là du vêtement.

J’enfile des sandales à talons aiguilles noires, elles aussi, et une veste. Je peaufine mon maquillage léger et arrange mes cheveux. Dans la mesure où j’ai choisi de les avoir au carré, je n’ai pas beaucoup de choix niveau coiffure. J’en ai essayé bon nombre au fil des ans et je pense être arrivée au style qui me convient, celui avec lequel je suis à l’aise : carré légèrement plongeant et frange un peu longue. J’avoue que j’ai toujours voulu garder mes cheveux longs parce que cela me permettait de camoufler ma cicatrice qui passe difficilement inaperçue. Lors d’une visite chez le coiffeur, j’ai pas mal discuté avec le professionnel, et quand il a eu terminé, j’étais sidérée. C’était beau et cela m’allait très bien.

On n’est pas loin d’être les dernières alors qu’on entre dans le restaurant. Je me penche pour embrasser mon oncle sur la joue.

– Eh bien ! On n’attendait plus que vous !

– Désolée, m’excusé-je avec un petit sourire avant d’aller m’installer entre Dwight et Valentino, comme si c’était ma place attitrée.

Je garde ma veste boutonnée, car la climatisation me donne froid. Lindsay, quant à elle, prend place à côté de Troy. J’essaie de ne pas la fixer, les fixer. Je ne devrais pas me soucier de la réaction de Troy face à une jolie femme. Lindsay n’a jamais montré d’intérêt pour lui, du moins, il ne m’a pas semblé, et puis, la clause dans le contrat vaut pour chacun, mais je guette malgré moi. Troy et Lindsay sont en train d’échanger, et je me surprends à regretter que le pilote ne me regarde pas une seule fois.

Jeffrey interrompt ma contemplation silencieuse en se raclant la gorge et se lève pour porter un toast, maintenant que tout le monde est présent.

– La saison ne fait que commencer, mais je dois d’ores et déjà vous dire que je suis fier de vous tous. Les résultats m’importent peu quand je vois la cohésion au sein de notre groupe, entre mes pilotes, même si l’accession au podium est importante, note-t-il toutefois. Je suis heureux de l’équipe réunie ici, autour de cette grande table. Je ne souhaite que le meilleur à chacun d’entre vous.

Tout le monde lève son verre, et nous trinquons gaiement. Le repas est délicieux et les conversations, légères. Dwight est sur un petit nuage, Valentino toujours aussi serviable, avenant et un peu dragueur. Je ne parviens pas à échapper au regard de Troy, qui m’a enfin trouvée, de l’autre côté de la table. Il discute énormément avec Mario, celui avec qui il a le plus d’accroches, et Lindsay, mais il m’observe aussi avec attention.

Finalement, nous ne sommes plus qu’une dizaine à nous rendre au club XS, situé au sein de l’hôtel The Encore. L’enseigne gigantesque couleur or nous accueille, et nous devons patienter quelques instants dans la file. Au moment où le videur pose ses yeux successivement sur Dwight, Valentino et Troy, il nous offre une entrée privilégiée, nous évitant ainsi de faire la queue comme le reste des clients. Il y a parfois quelques petits avantages à être reconnu.

Je suis éblouie par la beauté des lieux. Des guirlandes de lumière bleue scintillent au plafond, se reflétant sur les banquettes blanches disposées un peu partout. J’ai lu que, l’été, les DJ jouaient en extérieur près de la piscine du club. Nous trouvons deux coins inoccupés pouvant tous nous accueillir. Nous sommes rapidement servis et pouvons une nouvelle fois trinquer au succès de l’équipe. Bien que j’aie l’habitude d’évoluer dans un milieu professionnel très masculin, je suis heureuse que Lindsay soit là, d’avoir une présence féminine à mes côtés. Je me sens moins seule.

– Sei davvero bellissima (Tu es vraiment superbe), me complimente Valentino, installé à mes côtés.

– Che seduttore ! (Quel séducteur !) dis-je en riant.

– È solo la verità (C'est juste la vérité), assure-t-il avec un clin d’œil.

Je secoue la tête, amusée, je suis tellement habituée à cette attitude, si clichée pour un Italien.

– On vous a jamais dit que c’était mal poli de parler une autre langue alors que les autres ne peuvent pas comprendre ? nous interrompt Troy, un poil piquant, tandis qu’on poursuit notre conversation en italien.

Je retiens un sourire. Je peux comprendre que ce soit rageant de ne pas saisir un traître mot de ce qu’on dit. J’imagine qu’il est curieux de savoir de quoi on parle, peut-être qu’il aimerait se joindre à la discussion.

– Tu es simplement jaloux de ne pas pouvoir échanger avec cette délicieuse créature autrement qu’avec ton anglais bourru, se moque Valentino.

Troy grogne, mais je perçois malgré tout une lueur amusée dans son regard. Sa pique n’a aucun effet sur Valentino qui poursuit dans sa langue maternelle avec moi. Après la fin de mon premier verre, Valentino me tend la main et me lance son sourire ravageur.

– Vuoi ballare ? (Tu danses ?)

Je m’empare de sa main, le sourire aux lèvres.

– Con piacere. (Avec plaisir.)

Il m’entraîne sur la piste, et nous commençons à danser à une distance raisonnable l’un de l’autre. Valentino a le sens du rythme, c’est indéniable et agréable. Je ris alors qu’il me fait tournoyer et m’attire à lui dans une danse un peu plus sensuelle. Je souris plus largement encore quand Lindsay se joint à nous, accompagnée de Shawn, un des membres de l’équipe de ravitaillement sur la voiture de Troy.

Après un moment, Valentino me demande si je souhaite retourner sur la banquette. Je réponds par la négative et choisis de rester seule ici. Il y a de plus en plus de monde sur le carré de danse, et je me sens bien. J’ai toujours aimé danser, m’évader, laisser la musique prendre possession de mes sens, de mon corps. Je ferme les yeux et me concentre sur les vibrations, les basses qui résonnent. Le DJ enchaîne des morceaux du moment, et c’est assez bon.

Deux mains se posent sur ma taille, et j’ouvre brusquement les yeux.

– Tu es tellement sexy dans cette robe, murmure Troy à mon oreille en collant son corps au mien.

Mon premier réflexe n’est pas de me dégager, mais de guetter autour de nous des personnes de notre entourage, de vérifier si Dwight voit quelque chose. C’est absurde, n’est-ce pas ?

– Troy…, commencé-je à dire.

– Je sais, je sais ce que tu vas dire.

Son souffle passe sur ma nuque, tandis que ses mains resserrent leur emprise sur le tissu de ma robe. Je peux carrément sentir la chaleur de ses doigts sur ma taille, près de mon ventre, alors qu’il appuie mon corps contre le sien.

– Dwight pourrait nous voir, tenté-je mollement.

– Il est occupé avec une nana, il se moque complètement de ce que tu fais, ce que je fais.

– On ne peut pas faire ça.

– Danser ?

– Ne fais pas semblant de ne pas comprendre.

– Donc tu avoues que je t’attire. Mais on ne fait que danser, Hope. L’un contre l’autre.

Sa voix n’est que tentation. Elle s’insinue en moi, telle une drogue, m’attire pour ne plus me laisser partir. Je refuse qu’il ait ce pouvoir sur moi, mais en même temps, j’aime ça, alors je reste dans ses bras. Nos corps se meuvent en harmonie, au rythme de la musique. Je bascule la tête contre son épaule, et il penche la sienne vers mon cou. Je ressens une tension dans ses mains, comme s’il luttait contre l’envie de les bouger, pour me caresser, me découvrir. Je sais que, dans cette position, son regard doit être plongé dans mon décolleté. Son érection est en train de grossir entre nous, et cela me fait réagir immédiatement.

Si je laisse les choses se poursuivre, elles vont déraper, une nouvelle fois, et je ne peux pas le permettre. Il y a bien trop en jeu. Je ne peux pas simplement céder au désir et à l’envie et passer à autre chose, je ne sais pas faire.

Je m’écarte brusquement de Troy. Un frisson s’empare de moi alors qu’un courant d’air froid passe sur ma peau. Je quitte la piste précipitamment et trouve refuge à l’extérieur. Appuyée à la rambarde qui borde la piscine, je tente de reprendre mes esprits. Troy m’embrouille tellement. Il ne peut pas.

Au moment où je pense que c’est bon, deux mains se plaquent de part et d’autre des miennes. À nouveau, son grand corps est contre le mien, imposant, bouillant. Son parfum envahit l’air tout autour, et ce n’est pas la seule chose qui fait battre mon cœur.

– Pourquoi tu résistes comme ça alors que tu ne nies pas en avoir envie ?

– Je dois vraiment le redire ?

– Oui.

– On travaille ensemble, mon oncle est ton boss et il y a mon frère.

– C’est tout ?

– Non. Surtout, tu n’es pas pour moi.

– Je ne suis pas pour toi ?

Je reste muette. J’ai l’impression que ce n’est pas vraiment une question. Il se presse un peu plus contre moi.

– Tu penses vraiment ce que tu dis ? Alors que ta peau se couvre de frissons ? Alors que ma présence tout contre toi te rend nerveuse ? Alors que tu retiens ta respiration ? Tu devrais écouter ton corps.

– Je l’ai déjà fait par le passé, et cela ne s’est pas bien terminé. Alors maintenant, ma tête prend le pas sur mon corps.

– Et ton cœur ? L’entends-tu ? Y prêtes-tu attention ?

Il ne peut pas se rendre compte de l’accélération de mon pouls, de mes battements cardiaques un peu fous, si ? Non. Il ne peut pas, et je ne lui dirai pas ce qui s’agite en moi. Il recule un peu alors que je me tourne pour lui faire face.

– Troy, tu oublies peut-être le principal. On ne peut pas parce que nos contrats de travail nous l’interdisent. Jeffrey ne le laissera pas passer. Même si ma position n’a pas tant d’importance que ça, tu ne peux pas prendre le risque de perdre ta place au sein de l’écurie et je suis sa nièce.

– Cela me regarde, ce que je suis prêt à faire ou pas. Et puis, personne n’est obligé de le savoir. Et entre nous, cette clause, c’est de la connerie. Est-ce que c’est légal seulement ?

– Je ne joue pas à ce jeu, Troy. Si Jeffrey tient à ce qu’elle apparaisse dans le contrat, c’est pour une bonne raison.

Il y a déjà eu des soucis à cause d’histoires à la suite de rapprochements entre personnel féminin et masculin, donc c’est légitime à ses yeux. Troy le sait très bien. Et même si une partie de moi est charmée à l’idée qu’il soit prêt à prendre un tel risque seulement pour une nuit ensemble, l’autre lui rappelle que Troy n’en a envie que par défi.

– Et je vais me répéter, asséné-je en écho à mes pensées, mais je ne suis pas un lot à remporter, pour lequel tu dois te battre. Cela ne t’apportera rien et à moi non plus, au final, si ce n’est des problèmes.

Il me jauge durement du regard, mais c’est la vérité.

– Qu’est-ce que tu veux alors ? Que je te laisse tranquille, malgré ton regard qui me cherche un peu trop souvent, malgré nos corps qui s’embrasent quand on danse ?

– Oui.

– Tu en es sûre ? C’est vraiment ce que tu souhaites ?

– Oui.

Ma voix n’est pas aussi assurée que je l’aurais aimé, mais le message est passé. Troy se détache de moi, me regarde une dernière fois, me laissant l’espace d’un instant la possibilité de revenir en arrière, avant de me laisser seule, face à cette piscine vide. Pourquoi ai-je l’impression de perdre quelque chose alors que je fixe sa silhouette rejoindre l’intérieur ?

9

Troy

Installé dans mon fauteuil à bord de l’avion, je me repasse, sur ma tablette, la vidéo de la course qui vient de se dérouler à proximité de Phoenix en Arizona, à Avondale. Je ne suis pas mécontent de mon classement. J’ai terminé second alors que Dwight alignait encore une première place. Bien entendu, j’échoue à me montrer meilleur que mon coéquipier et que l’équipe qu’il forme avec Hope, mais voir Richard échouer tout près, derrière moi, est assez satisfaisant pour contrebalancer la déception de ne pas avoir fait mieux. Tout de même, je suis un éternel insatisfait, alors je regarde chaque passage au ralenti, j’analyse les rapports envoyés par l’équipe technique. Je ne comprends pas tout, mais si je cherche bien, peut-être que je trouverai ce qui cloche, le truc qui me manque pour assurer une victoire.

– Vous êtes Troy Wells ? m’interrompt la passagère à mes côtés.

Avec l’autorisation de Jeffrey, je ne suis pas rentré avec le reste de l’équipe. J’ai pris directement un avion pour Fontana en Californie, où se passe la prochaine course, afin de pouvoir passer un peu de temps avec ma mère. Alors je dois faire avec les autres passagers.

– Oui, réponds-je simplement.

Je vois bien qu’elle essaie d’attirer mon attention avec son sourire et ses yeux de biche. Elle a l’air mignonne, mais je suis un peu occupé là, et puis, il n’y a qu’une seule femme qui occupe mon esprit, et c’est celle qui ne veut pas de moi. Enfin, ce n’est pas tout à fait vrai, je devrais plutôt dire, celle que je ne peux pas avoir.

– J’ai suivi votre dernière course, c’était très impressionnant.

– Merci.

– C’est ce que vous êtes en train de regarder ?

– Oui.

– Je vous admire, c’est vraiment incroyable, la vitesse à laquelle vous roulez, les carambolages parfois. Cela ne doit pas être évident.

– Ce sont les risques du métier, je n’y pense pas, à vrai dire. Une fois lancé, je me concentre sur l’objectif.

– Je peux vous demander un autographe ?

– Oui, bien sûr.

Elle me tend un petit carnet qu’elle sort de son sac à main.

– Vous vous appelez ?

– Samantha.

Je griffonne quelques mots et signe le papier. Elle le reprend, tout sourire. Ce n’est pas qu’elle m’agace, mais j’espère qu’elle ne va pas me tenir la grappe pendant tout le trajet. Je redoute déjà le moment où elle va me proposer son numéro de téléphone ou carrément me demander le mien.

– Merci infiniment. Je ne vous embête pas plus longtemps.

Je lui souris, soulagé d’être tombé sur quelqu’un de respectueux, avant de retourner à mon écran.

Mon arrivée à l’aéroport d’Ontario, en Californie, m’évite la cohue de Los Angeles et surtout de devoir traverser toute la métropole pour rejoindre Fontana. Je n’ai que mon bagage à main, alors pas besoin d’attendre. Je rejoins directement la sortie et guette la fine silhouette de ma mère parmi les quelques personnes qui patientent.

Dès que je l’ai repérée, son visage se fend d’un immense sourire. J’avance vers elle, et elle se jette dans mes bras.

– Je suis tellement heureuse de te voir, mon grand.

– Moi aussi, maman, soufflé-je en raffermissant notre étreinte.

Je prends quelques instants pour la respirer. Elle est mon chez-moi. La distance n’est pas évidente. J’ai eu tellement de mal à la quitter, après ce qu’on a vécu. J’avais tellement peur de la laisser seule, alors qu’elle avait mis tant de temps à se remettre. Je me rends compte que je l’ai sous-estimée au final.

Je lui jette un tendre regard. Elle n’est plus qu’à une année des 50 ans, pourtant elle est toujours aussi belle. Ce constat me fend le cœur, car je réalise un peu plus que ce n’est pas normal qu’elle soit encore seule. N’importe quel homme serait chanceux d’avoir quelqu’un comme elle dans sa vie.

Je garde le bras autour de ses épaules et le sien autour de ma taille alors qu’on rejoint sa voiture.

– Tu as fait bon voyage ?

– Oui. Une heure et quart, ça passe vite.

– Tant mieux. Tu veux conduire ? demande-t-elle.

Elle me fait le coup à chaque fois. Cela me fait sourire.

– Nan, c’est bon. J’aime me faire conduire, dis-je en riant et en lui adressant un clin d’œil.

Je balance mon sac à l’arrière et prends place à ses côtés. Il n’y a que quinze petites minutes pour rejoindre Fontana. J’observe le paysage urbain défiler, vérifiant les éventuels changements depuis ma dernière venue. Tout semble identique, cela me rassure, c’est un indice qui prouve que je n’ai pas été trop longtemps sans lui rendre visite.

– Tu es sûr que tu ne préférerais pas aller à l’hôtel ?

– Encore une fois, non.

Elle me pose la question à chaque fois, et ma réponse est toujours la même.

– Cela ne me dérange pas d’être ici, à la maison, maman. Je t’assure. Maintenant que j’ai un lit deux places, ça va beaucoup mieux.

J’ai fini par investir parce que, bon… je ne suis plus le gamin de 18 ans qui habitait encore avec sa mère, il y a plus de dix ans.

Maman gare la voiture dans l’allée du jardin, et je la rejoins devant l’entrée. Je lève les yeux vers la modeste bâtisse.

Jusqu’à il y a encore trois ans, ma mère refusait de quitter notre ancienne maison. Je pense qu’elle était bien trop chargée en souvenirs, maman n’était pas prête. J’ai fini par la convaincre, en partie à cause d’une série de cambriolages et de la délinquance qui montait en flèche dans notre ancien quartier. Je l’ai donc laissée choisir un nouveau lieu et une nouvelle maison et l’ai aidée à l’obtenir. Elle n’a pas voulu quelque chose de trop tape-à-l’œil, d’imposant. Si ça n’avait tenu qu’à moi, je lui aurais acheté une villa paisible au bord de l’océan. Je serais même prêt à embaucher du personnel pour lui éviter de s’en occuper, mais elle refuse catégoriquement. Alors, je fais avec ce qu’elle m’autorise.

Bien entendu, cela ne m’empêche pas de la gâter, et je ne manque pas une seule occasion de le faire. Je compte d’ailleurs sur mon petit séjour pour réitérer l’opération.

Le pavillon sur lequel elle a jeté son dévolu est cosy, très bien entretenu et agréable. Je repère la touche de ma mère dans chaque pièce. Elle ne travaille pas dans un magasin de décoration pour rien. Elle est chargée de mettre les produits en avant dans des mises en scène, aussi bien en vitrine qu’à l’intérieur du magasin, et elle est assez douée.

– Tu as faim ?

– Je meurs de faim !

– D’accord. Je te laisse te mettre à l’aise, j’ai préparé ta chambre, et on pourra passer à table.

– Parfait.

Je prends quelques minutes pour déposer mon sac, me passer un peu d’eau sur le visage et rejoins maman dans la cuisine. J’attrape une bière dans le frigo, et nous passons à table. Une grosse part de chicken pot pie accompagnée de salade m’attend. Je me jette dessus après une longue gorgée. En plus d’être douée en aménagement intérieur, ma mère est un vrai cordon-bleu.

Nous discutons de tout et rien, elle s’intéresse comme toujours à mes voyages, mes courses. Elle me parle de son travail, de ses activités. En l’écoutant parler, je me demande une fois de plus pourquoi une femme comme elle vit seule. Elle a tellement à offrir, je ne comprends pas. Je connais les raisons passées, mais c’était il y a des années. La blessure est-elle encore si profonde qu’elle ne parvient pas à la surmonter ? Pense-t-elle que cela va me gêner ? Me blesser ? Je ne suis plus un gamin, son bonheur compte plus que tout à mes yeux. J’aimerais lui poser la question, mais je ne suis pas très doué pour ce genre de conversation. Alors, je n’en fais rien.

– Tu m’as préparé une liste de ce que je dois faire ? demandé-je à la place.

– Troy…

– Maman, dis-je en souriant. Tu vas travailler, et je ne vais pas rester sans rien faire.

– J’ai réussi à poser mon vendredi.

– Génial, on pourra passer un peu plus de temps ensemble. Je vais t’emmener faire du shopping.

– Tu n’es pas obligé, mon chéri.

– Ça me fait plaisir, tu le mérites amplement. Donc, vendredi et samedi, je suis avec toi, mais le début de semaine, il faut que je m’occupe. Je te laisse la soirée pour réfléchir, dis-je d’un ton ferme afin qu’elle ne se dérobe pas.

– Très bien, cède-t-elle.

Elle se lève et m’embrasse sur la joue avant de récupérer les assiettes. Deux minutes plus tard, elle revient avec le dessert. Je salive d’avance rien qu’en le regardant.

– Ton dessert préféré, crumble aux pêches.

– Merci m’man.

J’engloutis deux parts, hésite à me resservir, mais je me dis qu’il m’en restera pour demain si je résiste.

La soirée se termine tranquillement devant un film, et je peux savourer cette sensation d’être chez moi, le seul que j’aie vraiment. Enfin, mon chez-moi, c’est ma mère, pas la maison.

***

Le lendemain de mon arrivée, j’ai profité d’une grasse matinée, ma mère étant déjà partie au travail, et j’avais ma petite liste qui m’attendait sur le comptoir de la cuisine. Au programme : repeindre les volets, réparer la porte de la cabane de jardin, réaligner une gouttière et la nettoyer.

Après un passage au magasin de bricolage pour l’achat de matériel et consommables, je me suis attaqué aux volets, ponçage, puis peinture, tout le lundi. Le jour suivant, j’ai nettoyé les gouttières et tenté de redresser celle abîmée. J’ai fait du mieux que j’ai pu, mais au final, j’ai été obligé d’en commander une neuve. Et hier, je me suis occupé de la cabane de jardin. J’ai rafistolé les gonds de la porte et j’en ai profité pour ranger l’intérieur. Enfin bref, je me suis bien occupé.

Aujourd’hui, je dois me rendre sur le circuit. Les haulers doivent arriver en fin de matinée, et comme je suis sur place, je pensais aller donner un coup de main pour le déchargement. Et puis, étant un enfant du pays, je compte aussi bénéficier d’un passe-droit et pouvoir faire quelques tours de piste tranquille.

J’ai pris le temps d’un footing matinal dans la forêt nationale d’Angeles, au pied du mont San Antonio. En toute honnêteté, je ne suis pas fan de la région. Je trouve Los Angeles trop grande, trop tout, en fait. Le côté hollywoodien de l’agglomération ne m’attire pas du tout. Je ne dis pas que je n’y suis jamais allé, bien sûr que si. Je me suis au moins rendu une fois dans tous les lieux incontournables, je suis sorti dans des clubs branchés, mais cela s’arrête là. Je préfère le côté nature de l’État, avec les montagnes qui donnent du relief, la variété plus qu’agréable des paysages.

À mon arrivée sur l’Auto Club Speedway, je retrouve Kyle, Jamie et Chris, les trois routiers. Je les aide à décharger tout ce qui peut et doit l’être, et puis je leur offre une bière fraîche. Cela m’arrive peu souvent, mais j’apprécie ce moment. Installés dans les gradins, on discute, on spécule sur la saison, les courses à venir, la place de l’écurie dans le classement. Ils semblent s’amuser de la compétition qui règne entre Dwight, Valentino et moi.

Les mecs sont partis depuis dix petites minutes. Je suis encore face à la piste, me remémorant des souvenirs d’enfance. Dès que j’en ai eu l’âge, j’accompagnais mon père, aussi bien pour assister à des compétitions nationales que régionales. Maman a raison en affirmant que c’est de lui que je tiens cette passion pour la course et les gros bolides.

En arrivant, j’ai réussi à négocier de pouvoir faire quelques tours de piste. Je vais prévenir Joshua, un des gardiens, que je vais me lancer. Je passe récupérer ma tenue et, une fois habillé, je rejoins ma voiture.

J’aime la compétition, la rage de vouloir gagner, mais en cet instant précis, être seul au monde sur le circuit n’est en rien comparable. Je me laisse envahir par les sensations uniques de la conduite, je ressens la voiture comme une extension de mon être. Je sais que je ne pourrais pas me passer de ça. C’est ce que je suis.

J’aborde les courbes avec précision et rapidité, ne craignant pas qu’un adversaire m’attaque sournoisement à la manière d’Adams. Je me fais plaisir tout simplement, appréciant ce moment rien qu’à moi. Toutefois, je ne le fais pas durer trop longtemps, sinon la facture du plein d’essence ne passera pas auprès de Jeffrey.

Je rentre au garage et fronce les sourcils en descendant. Quelqu’un est en train de bricoler sur le moteur de la voiture de Dwight. Je ne perds pas une seule seconde et attaque en arrivant près de lui.

– Je peux savoir comment vous êtes entré ? Et ce que vous faites là ?

– Eh bien, de la même manière que toi, j’imagine. Avec un pass.

Hope se redresse et m’adresse un sourire, fière d’elle. Surpris, je fronce les sourcils et l’incite à s’expliquer sur sa présence ici.

– Je suis arrivée plus tôt, une ou deux bricoles à vérifier.

– Sans Bruce ni les autres ?

– Est-ce que tu mettrais en doute mes capacités techniques ? attaque-t-elle aussitôt, les mains sur les hanches.

J’essaie en vain de ne pas prêter attention à la combinaison à moitié ouverte sur sa poitrine. Grâce à mon imagination débordante, je peux facilement dessiner dans mon esprit ce qui se trouve en dessous du tissu informe.

– Pas du tout, je m’interroge, c’est tout. Tu avoueras que c’est assez inhabituel.

– De même qu’un pilote qui vient faire des tours trois jours avant le jour J.

– Je suis d’ici, j’ai le droit à quelques privilèges, ça s’arrête là.

– Troy, arrête de mettre cette distance entre nous. On va continuer à s’affronter pendant encore longtemps ?

– C’est toi qui prends la mouche à tout ce que je dis.

– Peut-être à cause de la manière dont tu me parles.

Je secoue la tête, énervé par ce jeu de ping-pong entre nous. Je crois que j’ai plutôt intérêt à l’ignorer, comme elle me l’a demandé. C’est ridicule !

Nous sommes interrompus par la sonnerie de mon téléphone. Je m’excuse d’un mouvement de doigt et décroche.

– Allô ?

– C’est maman.

– Oui, je sais, réponds-je, amusé.

– Je voulais juste savoir si je t’attendais pour dîner, à moins que tu aies prévu autre chose.

– Pourquoi ? Quelle heure est-il ?

– Presque sept heures.

– Merde, je… j’ai fait un tour sur la piste, et là, je discute avec un collègue.

– Oh ! Super ! Tu peux peut-être l’inviter à dîner ? Je serais heureuse de le rencontrer.

– Quoi ? Oh non, je suis sûr qu’elle a autre chose à faire.

– Elle ? rebondit-elle immédiatement.

– Oui, elle.

– Humm… Tu lui as demandé ?

– Non.

– Donc, tu ne peux pas savoir, à moins de le faire.

– Pourquoi tu insistes comme ça ?

– Pour une fois que j’ai l’occasion de rencontrer quelqu’un de ton entourage. Demande-lui, s’il te plaît, Troy.

Je grogne et pivote vers Hope. Elle a eu la décence de retourner à son moteur, mais je suis sûr qu’elle a tendu l’oreille. Je m’avance et passe une main dans mes cheveux avant de lui proposer.

– Hope ?

– Oui ?

– Euh… je…

Non, mais j’hallucine ! On dirait un gamin de 12 ans qui cherche à inviter une fille à sortir pour la première fois. Ce n’est qu’un repas. Bon certes, avec ma mère, mais ce n’est que ça, un dîner. Je crois que ce qui me fait peur, c’est qu’une femme se retrouve dans la même pièce que ma mère. Elle risque d’apprendre des trucs sur moi, sur mon enfance, et ça l’amènerait à me connaître moi, pas celui que je montre à tout le monde. Je ne suis pas très à l’aise à cette idée.

– Ça va, Troy ?

– Ouais, très bien. Tu aimerais venir manger chez ma mère, ce soir ?

– Tu n’as pas l’air très enchanté à cette idée, remarque-t-elle.

– Tu n’es pas obligée d’accepter.

Je devine à son sourire qu’elle se doute de la tactique employée : me montrer peu enthousiaste afin de la pousser à refuser l’invitation. Quelque chose me dit que l’effet obtenu sera le contraire de celui recherché.

– Avec plaisir. J’apprendrai peut-être à découvrir quel homme tu es.

Voilà tout ce que je redoute. Je ne lui réponds rien et reprends la conversation avec ma mère à la place.

– Hope sera là.

– Fantastique ! Je suis impatiente de faire sa connaissance.

– Ouais.

– Dans combien de temps serez-vous là ?

Je me retourne vers Hope pour l’interroger.

– Tu en as encore pour longtemps ?

– Non, je pourrai continuer demain.

– OK. On sera là dans vingt minutes, ça va ? demandé-je à ma mère.

– Très bien. À tout de suite alors.

Je raccroche et fixe mon téléphone. Je redoute un peu le déroulement de la soirée. Ma mère n’est pas vraiment du genre à s’étaler, mais bon, on sait tous comment sont les mères.

– Je vais prendre une douche et me changer, informé-je Hope. Je reviens te chercher quand j’ai terminé.

– Très bien. Je ne bouge pas.

Je fais le plus rapidement possible. Je ne voudrais faire attendre ni ma mère ni Hope. Quand je la retrouve, elle est plongée dans le PC qui analyse toutes les données du véhicule. Captivée par sa lecture, elle ne m’entend pas arriver. Elle a retiré sa combinaison. Elle porte un jean tout simple et un tee-shirt un peu grand. J’observe son joli profil, son air concentré, sa moue si adorable. Elle veut que je la laisse tranquille. Je crois que c’est la chose la plus difficile qu’il m’ait été demandée. Je m’interroge parfois. Est-ce cet interdit entre nous qui me donne tant envie d’elle, tout ce qui nous empêche d’être ensemble ? Une chose est sûre : mon attirance était bien réelle la première fois que je l’ai rencontrée, et je ne savais rien de tout ça.

Comme si elle venait de sentir ma présence, elle se tourne vers moi. Elle me lance un petit sourire pincé avant de refermer l’ordinateur.

– Tu es prêt ?

– Oui, et toi ?

– Oui, on peut y aller.

Elle attrape son sac, et on rejoint en silence la voiture de ma mère. Hope ne fait pas de commentaires. Elle pourrait, elle n’a rien à voir avec la mienne, elle n’a même rien à voir avec ce que j’aurais les moyens de lui offrir, mais elle le refuse. J’hésite à me justifier, mais après tout, cela ne regarde pas Hope.

Je me demande bien comment, d’une dispute, on finit par passer la soirée ensemble. La faute à ce coup de fil et à l’insistance de ma mère, elle qui cherche désespérément à voir que son fils n’est pas si seul que ça. C’est vraiment trop bizarre, parce que c’est tombé sur Hope. La personne avec qui tout est compliqué, celle que je connais depuis peu et donc pas forcément la mieux placée. Je me demande ce que ce repas va bien pouvoir donner. J’ai peur.

– Tu veux bien me conduire dans une pâtisserie ? J’aimerais acheter le dessert pour ce soir.

– Ma mère a sûrement prévu quelque chose.

– D’accord, eh bien, chez un fleuriste alors.

– Tu n’es pas obligée, Hope.

– C’est la moindre des choses.

Je n’insiste pas et m’arrête donc pour qu’elle puisse acheter des fleurs. On arrive chez ma mère avec cinq minutes de retard, mais je sais qu’elle ne nous en voudra pas. Une fois à l’intérieur, je fais les présentations. Je ne sais pas si cela se voit, mais je suis anxieux. Allez savoir pourquoi.

– Hope, je te présente Susan. Maman, voici Hope.

– Je suis enchantée de faire votre rencontre.

– Moi de même, merci pour l’invitation. Voici pour vous, dit-elle en lui tendant le bouquet.

– Merci beaucoup, il ne fallait pas.

– Ça me fait plaisir.

– Entrez, je vous en prie.

Je balance mon sac dans l’entrée et suis les deux femmes alors que ma mère entraîne Hope dans la cuisine. Elle place les fleurs dans un vase qu’elle remplit d’eau et le pose au centre de la table.

– Que voulez-vous boire, Hope ?

– Je ne sais pas. Qu’est-ce que tu prends, Troy ?

– Une bière.

– Parfait, comme toi, alors.

Je hoche la tête et m’occupe de nous servir. Ma mère se verse un verre de vin blanc, puis nous prenons place au salon.

– C’est une très jolie maison.

– Merci. C’est grâce à Troy. J’ai fait de la résistance pendant un certain temps, et puis, j’ai fini par céder, il y a trois ans. Je ne regrette rien. Elle est vraiment magnifique.

– Et c’est aménagé avec goût.

– C’est mon métier, alors je l’espère, dit maman en souriant.

– C’est sincère.

– Et vous, ma belle ? Troy parle très peu de ses collègues, mais je ne me doutais pas qu’il y avait des femmes dans l’équipe. Vous faites partie du personnel médical ?

– Non, répond Hope en riant. Je travaille sur le moteur de la voiture 4, celle de mon frère.

– Waouh ! s’exclame ma mère, impressionnée. Une femme dans la mécanique, cela ne doit pas courir les rues.

Elle me lance un rapide coup d’œil que j’interprète immédiatement comme de l’intérêt. Je suis sûr qu’elle est en train de tirer des plans sur la comète. Il ne faut pas qu’elle oublie que si Hope est ici, c’est uniquement parce qu’elle a insisté. Bon, oui, j’aurais pu résister un peu plus à mon tour si je n’avais vraiment pas voulu d’elle ici… Merde. Décidément, lorsqu’il s’agit de Hope, je ne suis pas clair, même dans ma tête. J’ai l’impression d’avoir été pris au piège entre l’envie de faire plaisir à ma mère et mon besoin de tout compartimenter. En laissant entrer Hope de manière intime dans ma vie, et donc en lui proposant de rencontrer ma mère, elle en sait déjà plus que n’importe qui de l’équipe. Je n’avais pas vraiment analysé les choses jusque-là. Est-ce que cela va se retourner contre moi ?

– Effectivement, cela fait son petit effet quand je dis que je suis mécanicienne sur ce genre de circuit, mais ça me plaît.

– C’est le principal. Cela doit aussi exiger du caractère pour s’imposer dans un milieu très masculin.

Je ne peux m’empêcher de pouffer, attirant le regard des deux femmes.

– Elle est très bien équipée de ce côté-là, commenté-je. Sois rassurée.

– Est-ce qu’il se comporte bien avec vous ? continue ma mère, sans tenir compte du fait que je suis dans la même pièce qu’elles.

Ma mère a des yeux et des oreilles, elle sait très bien comment je mène ma vie en dehors de l’asphalte. Mais je ne vois pas pourquoi elle est suspicieuse quant à mon attitude envers Hope. Je ne suis pas un goujat, ni un salaud.

– Oui, ne vous en faites pas. Et si ce n’était pas le cas, je saurais parfaitement me défendre.

– Bien. Cela fait longtemps que vous travaillez ensemble ?

– Eh bien, non. Je suis rentrée aux USA en novembre l’année dernière et j’ai intégré l’écurie au début de la saison.

– Où viviez-vous auparavant ?

– En Italie.

– Mon Dieu, ce pays me fait rêver ! Parlez-moi en un peu.

Une nouvelle fois, j’écoute Hope raconter ses années vécues là-bas, son expérience chez Ferrari. Une fois que nous sommes passés à table, ma mère continue son interrogatoire, sans que Hope s’en fatigue. Au menu : riz cantonais, mais sans les crevettes parce que je n’aime pas ça. Je me régale alors qu’elles poursuivent leur discussion. Au final, je me demande si maman n’était tout simplement pas à la recherche d’une autre compagnie que la mienne. J’ai l’impression de faire potiche, dans mon coin.

Hope semble vraiment très à l’aise, je découvre une jeune femme qui aime le contact, sourit très facilement, se confie aisément, sans crainte. Elle s’intéresse à ma mère aussi. Elle est bienveillante, tout simplement. Et c’est totalement idiot, mais ça m’énerve. Je ne veux pas qu’elle se montre comme ça. Elle aimerait que je renonce à ce que je ressens pour elle, mais ce n’est pas en agissant de la sorte qu’elle va avoir moins d’intérêt à mes yeux. Elle n’y est pour rien évidemment, elle est telle qu’elle est, naturelle, belle, mais ça fait chier ! Merde !

– Vous êtes originaire de la Floride, alors ? s’enquit ma mère.

– Tout à fait. Et avec un oncle propriétaire d’une écurie, je baigne dans la mécanique depuis toujours. Je pense que ma voie était toute tracée, peut-être même depuis le début.

– Et vos parents ? Que font-ils ?

– Ils sont morts quand j’étais petite. C’est mon oncle et ma tante qui nous ont accueillis et élevés, avec mon frère.

– Oh, je suis terriblement navrée.

– Ne vous excusez pas, vous ne pouviez pas savoir.

Maman me lance un regard, et je sais ce qu’elle se dit. Je coupe court à toute intervention sentimentale en proposant de débarrasser pour apporter le dessert.

– Laisse, je m’en occupe, dit maman.

Hope attend qu’elle ait quitté la pièce pour s’adresser à moi.

– Ta mère a l’air d’être une femme formidable.

– Elle l’est.

– Je suis désolée si tu as la sensation que je me suis imposée.

– Je n’ai pas dit ça.

– Non, mais c’est ce que je ressens.

– Tu m’as demandé de te laisser tranquille et, là, tu te retrouves à dîner avec nous. La frontière est limite, tu ne trouves pas ?

– Ne pas vouloir que ça aille plus loin entre nous ne nous empêche pas de devenir amis.

Je ricane sèchement. Dans les faits, elle n’a pas tort, oui, on pourrait être amis. Seulement, j’ai des doutes quant au fait qu’un homme puisse être ami avec une femme, surtout s’il éprouve une très forte attirance. En toute honnêteté, je m’en sens incapable. Ai-je surestimé l’effet que je lui fais si elle se sent parfaitement capable de ne partager qu’une amitié avec moi ? À moins qu’elle ne soit bien plus forte que moi dans la maîtrise de ses émotions et de son attirance. Je n’ai pas l’occasion de poursuivre, maman arrive les mains chargées de deux assiettes.

– J’ai préparé une key lime pie. J’espère que vous aimez ça.

– Oui. Elle a l’air très appétissante, admire Hope.

Maman retourne chercher sa part, puis nous dégustons ce dessert rafraîchissant.

– C’était délicieux. Vous êtes une très bonne cuisinière !

– Merci beaucoup. Je m’occupe de débarrasser et faire la vaisselle pendant que vous profitez de la soirée.

– Laissez-moi vous aider ! s’exclame Hope. S’il vous plaît.

– Très bien.

Je laisse les femmes faire leur vie, me doutant qu’elles vont papoter de trucs que je ne veux pas connaître. Je me sers un verre de cognac et rejoins la terrasse à l’arrière de la maison, me demandant encore comment cette journée a pu terminer de cette manière.

10

Hope

Je ne m’attendais pas à tomber sur Troy au garage. Comme souvent, le ton est monté entre nous, chacun campant sur ses positions, refusant de céder une part à l’autre, nous jaugeant. Bien entendu, la tension est due à ce que nous éprouvons, à ce que nous ressentons, parce que nous avons déjà franchi une ligne. Je me suis demandé si les choses seraient toujours identiques.

Je sais qu’il ne comprend pas pourquoi je refuse de céder à notre attirance, mais il y a plus que nos contrats. J’ai déjà vécu une histoire avec un pilote, je connais les risques, les conséquences, je ne replongerai pas dedans.

Du coup, je ne m’attendais pas à son invitation. Évidemment, elle venait de sa mère, et j’aurais pu dire non, on ne se connaît pas vraiment, je suis la dernière personne arrivée dans l’équipe, mais j’y ai vu l’occasion de franchir un cap vers l’amitié. Si j’aperçois le vrai Troy, celui dans la vie de tous les jours, peut-être que je parviendrai à lui faire entendre raison. Être amis est mieux que rien, non ?

Mais j’ai plus l’impression qu’il a mal pris le fait que j’accepte, il ne voit pas les choses de la même façon que moi. Cela me désole. Il est quelqu’un que j’apprécie, et j’aimerais vraiment que l’on apprenne à s’entendre.

– Merci encore de m’avoir conviée.

– C’est moi qui vous remercie d’avoir accepté l’invitation, dit doucement Susan. J’ai rarement l’occasion de rencontrer les amis de Troy.

– En réalité, nous ne nous connaissons pas encore assez pour dire que nous sommes amis.

Elle me lance un sourire amusé, peu vexée par mon affirmation.

– J’imagine bien que ce ne doit pas être chose aisée. Troy est quelqu’un de secret et il ne se livre pas facilement.

– Effectivement, il me semble, oui, dis-je en souriant gentiment.

Je n’ajoute pas que notre relation a débuté de manière peu conventionnelle et que c’est ce qui pose problème à Troy. Cela ne servirait à rien, et j’ai aussi la sensation que cela ne m’aiderait pas.

– Je suis sûre que vous pourriez vous entendre. En dehors de la mécanique et des voitures, vous avez des points communs.

– Ah oui ? Lesquels ?

Je ne vois pas trop ce qui pourrait nous rassembler, nous ne menons pas du tout la même vie, n’avons pas les mêmes plaisirs.

– Saviez-vous que Troy a perdu son père quand il était jeune, lui aussi ?

– Non, je l’ignorais.

– Cela ne m’étonne pas vraiment, il n’aime pas en parler. Il était très proche de lui, ils partageaient énormément d’activités et de loisirs ensemble, notamment les courses automobiles. Je… j’ai souffert de cette perte, Troy aussi, évidemment. Il a probablement manqué d’une figure paternelle. Je pense avoir été présente pour lui, il n’a jamais manqué de rien, mais ce n’était pas tous les jours facile, et je crains qu’il n’ait souffert d’une manière dont je prends seulement conscience aujourd’hui. Depuis le décès de mon mari, il n’y a toujours eu que Troy et moi. Je n’ai jamais réussi à refaire ma vie avec un autre homme, je ne pouvais pas. Depuis que Troy a pris son envol hors de la maison, il ne vit que pour la course. Il s’est fixé un objectif et n’en démordra pas. Mais à côté de ça, il mène une existence très solitaire, et je me fais du souci pour lui. Peut-être que…

– Oui ?

– Je ne sais pas, je me dis que vous, présente ici ce soir, eh bien, c’est un petit pas dans la bonne direction. Il a parfois besoin d’être un peu secoué.

Je ris doucement et repose les assiettes essuyées. C’est vrai que, finalement, si Troy n’avait pas voulu de moi chez lui, il aurait pu ne pas me le proposer et dire non à sa mère, mais il ne l’a pas fait. Je me demande si j’ai le droit d’affirmer que c’est sans doute en raison de notre relation, peu importe ce qu’elle est. Troy est le plus secret et solitaire de toute l’équipe, me savoir ici ce soir a sûrement une signification. Et si la mère de Troy le sous-entend, je peux le croire.

– Cela ne fait pas longtemps que j’ai intégré l’équipe, mais je pense déjà avoir bien cerné votre fils. Je dois avouer qu’il n’est pas toujours facile.

– Je ne peux pas vous contredire. Il est parfois désagréable, vous pouvez le dire, dit-elle en riant. Je ne suis pas épargnée. Seulement, si vous pouviez juste voir au-delà de sa carapace, je vous assure que cela vaut le coup.

Je n’ajoute rien et poursuis ma tâche. Je mets le torchon à sécher sur le dossier d’une chaise, et Susan m’envoie rejoindre Troy qui s’est installé à l’extérieur.

J’arrive dans son dos sans faire de bruit. Il est allongé sur une chaise longue, un verre d’alcool brun à la main. Le voir dans sa vie intime me donne un aperçu de l’homme qu’il est en dehors de la piste. Il est toujours aussi viril et m’attire d’une façon que j’ai rarement connue. Son profil harmonieux, ses lèvres pleines et gourmandes, son air si ténébreux. Je comprends ce qu’il m’a dit, cette attirance n’est pas simple à ignorer et refouler, c’est difficile pour moi également. Je lui en demande peut-être trop. Vouloir être ami avec quelqu’un qui nous attire est sûrement chose périlleuse, mais c’est toujours mieux que vivre en s’ignorant alors qu’on travaille ensemble.

Je fais un pas en avant, butant dans un pot de fleurs. Troy se retourne, averti par le bruit de ma présence.

– Je peux ?

Il acquiesce d’un mouvement de tête et désigne du menton le transat à ses côtés.

– Ça fait des années que je veux offrir un lave-vaisselle à ma mère, mais elle s’entête à vouloir tout faire à la main. Comme avec ces robots ménagers qui font tout, non, elle préfère avoir cinquante mille ustensiles et s’embêter.

– Elle finira peut-être par céder, comme elle l’a fait pour la maison.

– Oui, peut-être.

– Et je ne pense pas qu’elle s’embête, comme tu dis, elle aime sûrement ça, avoir plein d’électroménager, et elle ne voit pas l’utilité d’une machine hors de prix.

– Sans doute.

Je crois que c’est ce que je retiendrai avant toute autre chose de cette soirée. Troy est un homme qui aime profondément sa mère et qui fait tout ce qui est en son pouvoir pour lui rendre la vie meilleure.

– Qu’est-ce qu’elle t’a raconté ? demande-t-il en terminant son verre.

Je fixe son avant-bras musclé déposer le récipient vide au sol. Troy s’allonge plus confortablement et croise les bras sur sa poitrine. Il tourne la tête vers moi, et son regard m’interroge, puissant, pénétrant, hypnotique comme souvent.

– Elle a vanté mes mérites ? ironise-t-il. Ou bien elle m’a carrément ridiculisé ?

Il laisse échapper un petit rire tout en secouant la tête.

– À quoi penses-tu en particulier en disant ça ? demandé-je en souriant.

– Des conneries que j’ai pu faire parce que je ne tenais pas en place, que j’étais un casse-cou. Mon Dieu, quand j’y pense !

– Elle a dû avoir de jolies frayeurs.

Ses yeux pétillent de malice quand il poursuit, alors que les souvenirs affluent.

– Pour certaines cascades, oui, pour d’autres, elle n’en sait rien. Mais cela reste entre nous, hein, dit-il, amusé, en me faisant un clin d’oeil.

– Promis !

– Et j’avais tendance à me mêler de ce qui ne me regardait pas, comme elle disait. Et j’aimais aider aussi, mais pas toujours de la bonne façon ! Me précipiter pour ranger des choses et, au final, les casser. Ça partait toujours d’une bonne intention, cela dit.

– J’imagine très bien ! Elle n’a rien dit de traumatisant, si tu veux tout savoir. Elle ne m’a pas raconté des souvenirs honteux de ta petite enfance. Ta mère est fière de toi, tu sais.

– Je sais.

– Et elle ne cherche que ton bonheur.

Il détourne les yeux et les lève au ciel. Je l’imite, et l’espace d’un instant, nous profitons d’un silence réconfortant.

– Je suis désolée, tu sais. Je sais que c’est de ma faute, cette situation entre nous. Tu as toutes les raisons de m’en vouloir. Mais je pense sincèrement ce que j’ai dit, je suis sûre que nous pouvons être amis.

– Cela en fait au moins un sur deux.

– Troy…

– Hope, me coupe-t-il. Ce que tu attends de moi, c’est que je joue la comédie et je ne sais pas faire. Cela te semble peut-être facile, mais ça ne l’est pas pour moi.

– Tu te trompes, c’est dur pour moi aussi.

– Vraiment ? dit-il en se redressant.

– Bien sûr.

– Qu’est-ce qui est difficile ?

Je déglutis, nerveuse, et passe la langue sur mes lèvres sèches. Je sais ce qu’il cherche à faire et je n’aime pas ça. Me pousser dans mes retranchements ne le mènera nulle part, et je n’irai sûrement pas lui avouer tout fort ce qui s’agite en moi, ce qu’il provoque. Mais je me doute bien que parfois un simple regard, retenir ma respiration parce qu’il est à côté de moi peut me trahir sans avoir besoin de dire un mot. Bon sang, j’ai craqué et je l’ai embrassé une autre fois chez mon frère, un acte qui parle de lui-même. Et le petit égarement à Vegas, ce n’est pas passé loin.

Il est assis sur le bord du transat et il me fixe, les mains croisées devant lui, coudes enfoncés sur ses genoux. L’expression sur son visage est déterminée comme toujours et son ton est ferme lorsqu’il reprend parole.

– Je vais te dire, moi, ce qui est compliqué pour moi. Te voir tous les jours alors que je n’ai qu’une envie, t’embrasser encore. (Ses yeux se posent sur mes lèvres tandis qu’il caresse les siennes avec sa langue.) Devoir travailler et faire semblant alors que j’ai envie de toi. (Il parcourt maintenant sans retenue mon corps du regard.) Mettre en sourdine ce que je ressens, ce dont j’ai envie alors que, jamais, je ne le fais. (Il se penche un peu plus vers moi tandis qu’une pointe de frustration transparaît dans sa voix.) Dès que je pose mes yeux sur toi, je me rappelle et j’ai envie de plus.

– Troy, je…

– Tu es sûrement meilleure comédienne que moi, affirme-t-il.

Il est maintenant debout et fait les cent pas devant moi, tout en fourrageant dans ses cheveux. Il est tellement viril et masculin dans son attitude. Pour moi aussi, c’est une torture de mettre mon attirance au placard, mais nous n’avons pas le choix.

Je le rejoins et tente de le calmer.

– Troy, je vais être honnête, le problème ne réside pas seulement dans le fait que nous travaillons ensemble ou que tu sois un séducteur né. Je… je ne veux pas être avec un pilote.

– Je peux savoir pourquoi ?

– J’ai mes raisons. Je ne ve… peux pas, me reprends-je, c’est tout.

– Tu ne peux pas ou ne veux pas, Hope ? Parce que, pour moi, ce n’est pas pareil…

Je reste silencieuse, ne sachant quoi répondre. J’ai l’impression que je viens de me vendre en une simple hésitation ou erreur de verbe.

– Tu mènes la même vie que nous. Où est le problème ? insiste-t-il.

– Ce n’est pas tant notre mode vie, mais plutôt la personne en soi.

– Es-tu en train de faire un amalgame par rapport à ce que tu as déjà vécu ?

– Peut-être, et c’est sûrement un tort, mais je ne peux pas, c’est au-delà de mes forces.

– Parce que tes données sont faussées, assure-t-il. Tu sais, ce que tu ne comprends pas…

Il s’arrête pour porter une main à ma joue.

– … c’est que tout ce que tu me dis ne va avoir qu’un seul impact, celui de me pousser encore plus à te prouver que tu te trompes. Tu ne me connais pas, Hope.

Je pose ma main sur la sienne et savoure un instant notre contact. Puis je la retire mais ne m’enfuis pas pour autant. Je sens son parfum chatouiller mes narines. Je ressens la chaleur de son corps tout près du mien.

– Je sais qui tu es, affirmé-je dans un soupir.

– Non. Vraiment pas. Tu ne peux pas me juger sur mes actions passées, ce que j’ai pu faire avant de te rencontrer. Savoir que j’ai profité ne veut rien dire de plus sur moi.

– Si. Cela montre que tu n’es pas ce genre d’homme qui se pose et construit quelque chose de durable avec quelqu’un. Ce n’est pas un reproche, Troy, tu en as parfaitement le droit. Dwight et Valentino sont comme toi.

– Et selon toi, je resterai le même jusqu’à 80 ans ? Cela ne te vient pas à l’esprit que j’ai peut-être envie de quelque chose de différent ?

– Effectivement, tu peux le vouloir, mais pas avec moi. Tu sais bien que c’est impossible. Poursuivre dans cette voie n’apportera rien de bon.

C’est lui qui rompt le maigre contact entre nous en reculant brusquement. Cela ne lui plaît sûrement pas, mais s’il faut que je le lui répète tous les jours, je le ferai. Je m’attends à découvrir une lueur de colère dans son regard, mais c’est toujours la même détermination qui l’habite. C’est plutôt comme si je venais de lui lancer un défi. Je ne sais pas si je fais bien de m’engager dans un jeu avec Troy parce que, même si je ne suis pas une mauvaise joueuse, je n’ai pas envie de perdre face à lui.

– Qu’as-tu prévu demain ? se renseigne-t-il, l’air de rien.

– Je dois bosser sur le moteur de Dwight.

– Toute la journée ? s’enquit-il en levant un sourcil.

– Non, probablement pas, réponds-je en souriant.

– Demain matin, je peux te faire découvrir la région, propose-t-il sur un air enjoué. J’ai un circuit de footing et je… Si ce que tu veux vraiment, c’est qu’on apprenne à se connaître, c’est un bon moyen.

Je le jauge un instant, étonnée de le voir céder si facilement, avant d’accepter.

– Oui, ça me ferait plaisir.

– OK, ça marche.

– Je te remercie pour cette soirée, Troy. Je sais bien que tu m’as invitée à reculons, mais je suis heureuse d’être venue. J’ai aimé découvrir une autre facette de toi.

– Oui, je me doute. Je ne suis pas que le connard que ton frère s’évertue à faire croire que je suis.

Je ne ressens aucune colère dans ses mots. En fait, je pense que la situation avec mon frère l’amuse, et surtout, qu’il prend plaisir à prouver le contraire de ses dires.

– Je ne crois rien de ce que Dwight me raconte, de toute manière. Tu connais l’adage « Je ne crois que ce que je vois » ?

– Oui.

– Eh bien, c’est tout moi !

– Tu m’en vois ravi, ponctue-t-il d’un clin d’oeil. Tu veux que je te raccompagne ?

– Oui, merci.

Je vais saluer sa mère avant de partir.

– Susan, merci encore pour votre accueil.

– De rien, ma jolie. C’était un plaisir de vous rencontrer.

– Également. Peut-être aurons-nous l’occasion de vous voir, dimanche ? Vous assistez à la course ?

– Bien sûr ! Je me demande toujours si mon coeur y survivra, mais je ne peux pas rester sagement à la maison alors que mon fils pilote à quelques pas.

– Eh bien, je vous dis à dimanche dans ce cas.

– Avec plaisir.

– Bonne soirée à vous.

Elle me prend rapidement dans ses bras et nous rejoignons la voiture.

– Vous logez où ? se renseigne Troy.

– Hilton Garden Inn.

Il n’ajoute rien et prend la direction de l’hôtel. Il ne met pas très longtemps à y parvenir. Il s’arrête sur une place devant l’établissement et se tourne vers moi.

– Sept heures, demain matin ?

– Oui, parfait.

– Ça marche.

Tout est dit, je pourrais partir maintenant, lui souhaiter une bonne nuit, pourtant je reste dans l’habitacle à ses côtés. Son regard me happe d’une façon si intense. Le mien s’aventure un court instant sur ses lèvres alors qu’elles esquissent un sourire arrogant. Il est parfaitement conscient du pouvoir qu’il exerce sur moi. Est-ce que ça l’amuse ? Va-t-il continuer d’en jouer ?

– Tu sais, Hope, commence-t-il d’une voix basse en avançant vers moi. Avant de me demander quoi que ce soit sur ma façon d’agir, il faudrait peut-être que tu prennes sur toi.

– Que veux-tu dire ?

– Ton regard en dit tellement long et ton corps parle pour toi. Finalement, ta comédie ne prend pas avec moi.

– Troy…

– Ce n’est rien, j’ai compris, affirme-t-il en posant une main sur ma joue.

Je ne l’empêche pas de caresser ma peau, l’ourlet de mes lèvres. Elles s’entrouvrent, réclamant plus, désireuses de le goûter à nouveau. Encore ce sourire impertinent sur son visage. Je ne sais pas si le combat est équitable.

Sa paume glisse dans mon cou alors que son pouce trace une ligne de mon menton à ma gorge. Ma peau se couvre de chair de poule, ma respiration se suspend et mon rythme cardiaque s’accélère. Il est juste en train de prouver qu’il a raison, et moi, je fonce dedans, incapable de maîtriser mes émotions, mon corps troublé par sa présence. Le tout est de savoir s’il a réellement compris et va respecter mes souhaits.

Il se penche vers moi et, alors que je crois qu’il va m’embrasser, il pose simplement sa bouche juste à la commissure de la mienne. Son baiser est léger et chaud, il me laisse un incroyable sentiment de vide alors qu’il se redresse.

– Bonne nuit, Hope.

Les mots à rétorquer se forment dans ma tête, pourtant rien ne sort d’entre mes lèvres. Mon esprit est dans du coton, perturbé par ce baiser si chaste et pourtant si intime. Je quitte la voiture et tente de reprendre contenance. Accepter de passer plus de temps avec lui était peut-être une mauvaise idée en fin de compte.

***

Debout depuis six heures trente, j’attends Troy. Je suis nerveuse. Je crains de ne pas être assez forte pour résister à la tentation qu’il représente à mes yeux. Mais je suis décidée à lui prouver qu’il ne peut pas tout avoir, alors je vais aller courir à ses côtés, je vais apprendre à le connaître, et cela s’arrêtera là.

Cinq minutes avant sept heures, je rejoins le parking juste au moment où Troy se gare. J’ouvre la portière et me faufile à l’intérieur.

– Salut, dis-je en bouclant ma ceinture.

– Salut. Bien dormi ?

– Très bien, et toi ?

– Pas trop mal. Prête ?

– Oui. Où m’emmènes-tu ? me renseigné-je alors que nous quittons l’hôtel.

– Au pied des montagnes, il y a plusieurs sentiers de randonnée. Je t’emmène vers la réserve naturelle North Etiwanda Preserve. J’espère que le cadre te plaira.

– Je n’en doute pas.

Je profite du court trajet jusqu’au parking qui marque le début des pistes pédestres pour observer les alentours. Le relief est très marqué, rien à voir avec celui de Floride. Je me rends compte que, même si on voyage beaucoup, on prend rarement le temps de profiter de ce qui nous entoure. Et je ne l’aurais probablement pas fait s’il n’y avait pas Troy.

Après avoir remonté un long chemin, mélange de poussière et de cailloux, Troy arrête la voiture sur une place et tend le bras derrière lui pour récupérer un sac d’hydratation.

– Je suis désolé, mais je n’en ai qu’un seul. Si cela ne te dérange pas, on peut partager.

– Ça me va, merci.

Je retire ma veste et sors de la voiture. Il fait encore un peu frais, mais j’aurai vite chaud, alors autant ne pas m’encombrer. Les poils sur mes bras se hérissent, je passe une main dessus tandis que Troy m’observe. Son regard passe sur mon corps telle une caresse. Je baisse les yeux sur ma tenue, me demandant quel est le problème. Je porte un ensemble classique de running : legging, brassière de sport de couleur turquoise et une paire de baskets. Il est vrai que c’est assez moulant, mais bon, être dans un jogging informe n’est pas l’idéal pour courir.

Je le détaille à mon tour, un short un peu long et un tee-shirt respirant, lui aussi très près du corps. Troy est musclé juste ce qu’il faut, de manière très harmonieuse. Je devine le dessin de ses pectoraux, de ses abdominaux, j’imagine très bien ceux de son dos tout aussi présents. Ses bras sont un appel à se blottir entre eux, je le sais, je l’ai vécu. Ses jambes ne sont pas en reste, solides, puissantes.

Quand je reviens à son visage, je tombe à nouveau sur ce sourire si sûr de lui. Ce mec transpire l’assurance et la confiance en soi. Je ne savais pas que c’était possible à ce point. Il est parfaitement conscient que je l’observe et il aime ça.

Il passe les bretelles du sac par-dessus ses épaules et ouvre la course. Dans un premier temps, nous nous contentons de l’effort, concentrés sur notre foulée, conscients de la présence de l’autre à quelques centimètres. Troy accapare une grande partie de mon attention, mais je ne manque rien de ce qui m’entoure malgré tout. La nature plus luxuriante à mesure que nous gravissons la montagne et avalons les miles. Les paysages magnifiques de la montagne et les monts enneigés au loin. La ville si petite à nos pieds désormais.

– Tout va bien ? demande Troy alors que nous faisons une pause près d’un point de vue, après une heure de footing.

– Très bien. C’est dépaysant, très agréable. C’est magnifique.

Je ne peux m’empêcher d’admirer une nouvelle fois le relief si impressionnant qui s’étend face à moi.

– Je confirme.

Je me retourne vers lui et constate qu’il ne parle sûrement pas de la chaîne montagneuse, parce qu’il me regarde, moi. Et il ne me lâche pas des yeux alors que je déglutis. Il prend une gorgée d’eau grâce au tuyau d’hydratation, et je suis fascinée par ses lèvres charnues, appétissantes, qui se posent sur l’embout, par le mouvement de sa pomme d’Adam qui danse de haut en bas. Pourquoi les souvenirs se rappellent-ils à moi si facilement, si douloureusement ? Je recule encore alors qu’il avance un peu plus vers moi. Il tend avec rapidité le bras et s’empare du mien pour m’attirer à lui.

– Es-tu si désireuse de t’éloigner de moi que tu es prête à tomber dans le vide ? m’interroge-t-il, un voile de colère dans les yeux et la voix.

Je me retourne et constate, qu’effectivement, je ne suis qu’à un tout petit mètre du bord du ravin. La paroi ne tombe pas à pic, mais la chute n’aurait pas été agréable. Je secoue la tête pour toute réponse.

– Tiens, hydrate-toi, m’ordonne-t-il en me tendant le tuyau, relié à la gourde à l’intérieur du sac.

Je le saisis et le fixe un instant, perturbée par sa proximité, mais aussi par le fait qu’il y a quelques secondes seulement, ce petit bout de plastique se trouvait entre ses lèvres. Il hausse un sourcil, m’interrogeant silencieusement, le même air malicieux sur le visage. Comment peut-il si bien lire en moi alors qu’on se connaît à peine ? J’ai l’impression qu’il est capable de deviner mes pensées d’un simple regard.

– Besoin d’un mode d’emploi ? se moque-t-il. Tu mets l’embout entre tes lèvres, tu pinces et tu aspires.

Je ne peux rien faire contre le rougissement qui gagne mes joues. Pourquoi est-ce que mon cerveau interprète de manière tordue ces quelques mots ? Sûrement à cause de son regard, du ton employé, particulièrement sensuel. Il veut m’amener à penser à des choses érotiques, aucun doute. Je secoue la tête pour chasser ces images qui n’ont pas lieu d’être et prends deux longues gorgées avant de lui rendre l’embout.

– Comment s’appelle cette montagne ? Celle enneigée ? demandé-je en la pointant du doigt, désireuse de changer de sujet.

Troy se place derrière moi et positionne sa tête au-dessus de mon épaule. Sans doute pense-t-il qu’il aura une meilleure vue en se plaçant précisément où je suis. Mais le seul effet véritable est l’augmentation de mon pouls, à cause de mon coeur qui réagit une nouvelle fois assez violemment à son contact. C’est ridicule, il le sait et le fait exprès.

– Je ne sais pas. Timber Mountain, ou le mont San Antonio peut-être, ou un autre sommet de la forêt nationale d’Angeles.

Je ris doucement face à son explication en me tournant vers lui.

– Je suis pilote automobile, Hope, pas guide de montagne.

– Pardon, pardon !

– La prochaine fois, j’exigerai que tu joues la guide touristique en Floride.

– Aucun problème !

– Attention, je n’oublie jamais rien. Je te prendrai au mot.

Je hoche la tête, bien décidée à tenir parole. Cela ne me fait pas peur, pourquoi je devrais avoir peur de toute façon ?

– Prête pour le retour ?

– Bien sûr.

J’apprécie d’autant plus que Troy accepte de se confier à moi. Je ne suis pas persuadée qu’il s’en rende compte. Il répond à mes questions sur son enfance, cette passion qu’il a découverte grâce à son père. Il ne me le dit pas franchement, mais je devine à travers ses mots que son père n’est plus là. Peut-être se doute-t-il que sa mère m’en a parlé. Je ressens la douleur qui persiste malgré les années, identique à la mienne. Je me rends compte que Susan avait raison. Il est fort probable que je partage plus avec Troy que je me l’étais imaginé. En retour, il s’intéresse à moi, il m’interroge sur ma vie d’enfant, avec un oncle dirigeant d’une écurie. J’aime vraiment ces moments partagés, j’apprends à apprécier l’homme un peu grognon parfois, mais finalement, tellement plus.

Quand nous arrivons devant la voiture, je commence une petite séance d’étirement. Je ramène mes pieds à mes fesses, l’un après l’autre, pour étirer mes cuisses. Je me penche en avant en déroulant ma colonne avec délicatesse afin de solliciter les muscles arrière de mes jambes. Je me relève et tends les bras le plus haut possible au-dessus de ma tête. Lorsque je reporte mon attention sur Troy, je remarque, qu’une fois de plus, il me regarde. Je pourrais ne pas m’arrêter dessus, mais sa façon de le faire met mon corps en ébullition. Je le crois lorsqu’il me dit qu’il ne sait pas faire semblant. J’en ai conscience, ses yeux reflètent tellement : désir, envie, attirance. Troy est un tel condensé de sensualité, de virilité, il représente la tentation. N’importe quelle femme foncerait sans se poser de questions, cédant au bouillonnement qu’il provoque, succombant avec folie à la passion. Moi-même, je pourrais tomber dans ses bras sur une pulsion, mais ma volonté est forte, et je ne craquerai pas, peu importe l’intérêt que je lui porte et l’ardeur qu’il me renvoie.

– J’ai raison, n’est-ce pas ? murmure-t-il en avançant vers moi.

Il me tend le sac afin que je puisse me rafraîchir.

– À quel propos ?

– Je sais à quoi tu penses dès que tu me regardes.

– Pareil pour moi, répliqué-je en plissant les yeux.

– Je ne cherche pas à m’en cacher, Hope. Je ne pourrais pas.

– Mais tu sais aussi que j’ai raison.

Il ricane sèchement, l’air peu convaincu.

– Ne complique pas les choses, Troy.

– Est-ce que j’ai fait quelque chose ? Tu peux me reprocher quoi que ce soit ?

– Non.

– Serais-tu mal à l’aise ? Tu veux qu’on discute d’un point en particulier ? me cherche-t-il en se penchant vers moi.

Ses yeux ne lâchent pas mes lèvres, et moi ? Eh bien, moi, je reste là à le fixer, attendant. Je le repousse, mais finalement, je suis suspendue à ses mots, à ses gestes. Je sais que je serais assez forte pour le repousser, j’en suis convaincue. Mais ce n’est que le début, qu’en sera-t-il après plusieurs semaines de tentation ?

– Tout va très bien.

– Parfait, dit-il, souriant, en se redressant.

Ce mouvement laisse planer son parfum dans l’air, et je prends un instant pour fermer les yeux et m’en imprégner. C’est masculin, entêtant, attirant.

– Dans ce cas, tu accepteras de sortir avec moi, ce soir ? Je t’emmène au restaurant sur LA. On ira se balader à Venice Beach, Santa Monica et Beverly Hills. Tu ne peux pas partir d’ici, sans avoir goûté aux plaisirs de la Californie. Et cela ne m’implique pas. Je suis californien, mais tu ne m’auras pas.

J’éclate de rire. Un rire sans filtre, sincère, libérateur. Il me rejoint immédiatement, content de lui. Je sais que, dans le fond, c’est ironique, mais cela me plaît qu’il prenne tout ça à la dérision. Et je remarque quelque chose qui me bouleverse un peu. Je crois bien qu’il est la seule personne en dehors de mon cercle privé devant laquelle je me laisse à rire sans craindre les regards. Il m’a déjà rassurée plusieurs fois à ce sujet et, bon sang, cela fait du bien. Pouvoir être telle que je suis, sans devoir me maîtriser, me cacher.

– Très bien, je suis partante. Mais c’est moi qui t’invite, histoire de te remercier pour ton hospitalité irréprochable.

– Ça marche. Quoi ? dit-il devant mon air surpris. Je suis un homme moderne, je suis pour le partage des tâches, tout ça. Tu peux payer la note, cela ne me dérange pas.

Il me fait un clin d’œil, et nous montons en voiture. En peu de temps, je suis devant mon hôtel.

– Merci pour ce début de journée. C’était sympa.

– Attends de voir la fin de journée, réplique-t-il avec assurance. Je passe te prendre à dix-huit heures, il faut compter une bonne heure de trajet jusqu’à Beverly Hills. Si ça ne te fait pas peur.

– Tu ne me fais pas peur, assuré-je.

Il me lance un regard et un sourire qui en disent long. Il est tellement sûr de lui. Mais il ne me connaît pas encore assez, il ne sait pas à qui il a affaire. Quand j’étais petite, Dwight en a souvent fait les frais. Ma volonté est à toute épreuve, et j’étais capable de tout pour obtenir ce que je voulais. Preuve en est, je travaille dans un milieu majoritairement masculin et j’ai bossé chez Ferrari ! Je ne suis pas une petite joueuse.

– C’est parfait, à tout à l’heure, alors.

– À tout à l’heure.

***

Je suis une femme indépendante et autonome. J’ai pris ma vie à bras-le-corps et, malgré les épreuves, je suis fière du chemin parcouru et de l’endroit où je me trouve. Bien sûr, j’ai vécu des déceptions, des peines de coeur, mais je ne regrette rien de tout ce que j’ai expérimenté jusqu’à présent, pas même Danilo.

Alors, je ne comprends pas pourquoi je stresse en terminant de me préparer dans la petite salle de bains de ma chambre d’hôtel. J’appréhende ce que Troy me réserve. Est-ce qu’il y aura toujours une attente sous-jacente à tous ses mots et actions ? Est-il réellement capable d’être juste ami avec une femme ?

Le problème est que je ne sais pas comment qualifier cette soirée. Est-ce un vrai rencard à ses yeux ? Une simple sortie entre amis ? Aura-t-il des attentes particulières ? Moi-même, je suis perdue. L’est-il tout autant ? Est-il vraiment capable de devenir un homme sérieux dans une relation ? Je secoue la tête. Pourquoi me posé-je la question ? Nous ne pouvons pas être ensemble. Jouer avec le diable ne m’apportera rien de bon. Mais pourquoi est-il si tentant alors ?

Je respire un bon coup et ferme les yeux, cherchant à me vider la tête.

Je me pose sûrement trop de questions. Je jette un dernier coup d’oeil à mon reflet dans le miroir. Comme toujours, je n’en ai pas fait des tonnes, ce n’est pas mon truc, de toute façon. Je me contente d’un effort sur la tenue parce qu’il a parlé de Beverly Hills, alors je ne veux pas ressembler à rien. On a beau être en Californie, nous ne sommes malgré tout qu’en mars, et il fait encore frais, surtout en soirée. J’avais donc emporté dans ma valise une combinaison pantalon en tissu noir, dont les manches et le décolleté sont en tulle noir à pois. Le haut ressemble à un bustier, c’est simple mais classe. J’ai agrémenté le tout d’une pochette et d’escarpins, argentés tous les deux. Je récupère la veste noire assortie avant de rejoindre Troy à l’extérieur.

Je glisse sur la banquette et me tourne vers lui. Il balaie mon corps des yeux et me renvoie mon sourire, un air approbateur sur le visage.

– Tu aimes la cuisine asiatique ?

– Oui.

– Cool. Tout de suite, je pensais à un italien, mais je me suis dit que tu en avais peut-être assez.

– Asiatique, c’est très bien.

– Super. Alors, c’est parti.

Cette attention me va droit au cœur, même si je n’ai rien contre la cuisine italienne. Je l’observe à la dérobée alors qu’il récupère l’I-10. Lui aussi a fait un effort pour cette soirée : pantalon noir et chemise gris perle. Il est très élégant, naturellement charismatique. Durant le trajet, Troy me confie qu’il n’aime pas particulièrement Los Angeles, trop grand, trop bruyant, trop de désillusions, d’artifices. Il préfère cent fois sa petite bourgade, ou même Daytona Beach.

– Tu rentres souvent voir ta mère ?

– Dès que je le peux. Systématiquement quand il y a une course en Californie et pendant la pause entre deux saisons. De temps en temps, elle accepte que je lui paie un billet d’avion pour venir me voir. Mais elle n’a pas beaucoup de congés, alors ce n’est pas évident.

– Oui, j’imagine.

– Et toi ? Travailler en famille, ça donne quoi ?

– C’est agréable. Et parfois un avantage. Je connais très bien Dwight, j’arrive à anticiper certaines réactions ou remarques. Je trouve dommage que lui et toi ne vous entendiez pas plus que ça.

– C’est de ma faute, me confie-t-il. Je ne suis pas très… sociable.

– Donc, avec moi, c’est une exception ?

– Ma motivation te concernant est différente, Hope. Ne compare pas ce qui se passe entre nous à ma relation avec Dwight.

– Dwight est quelqu’un d’adorable. Enfin, c’est peut-être parce que vous vous ressemblez trop.

Il ne réagit pas à mon analyse, j’en déduis qu’il ne veut pas en parler. Je me demande bien ce qui le pousse à refuser une amitié avec Dwight et Valentino. Je comprends la compétition entre pilotes, mais cela n’empêche pas les deux autres d’être amis. Et malgré leur comportement de beaux gosses pourris gâtés, ce sont deux belles personnes adorables.

– Arrête de te poser des questions comme ça. Je ne suis pas une énigme à résoudre.

– Pour me convaincre du contraire, il faudrait peut-être que tu cesses d’être un tel mystère.

Il tourne la tête vers moi, et le coin de sa bouche se soulève, j’ai l’impression qu’il est plutôt content de lui, en fait.

– Quel est ton endroit préféré ici ?

– À part la piste, tu veux dire ? Les montagnes. C’est apaisant, dépaysant, reposant, loin du tumulte de la vie.

– J’ai du mal à le croire.

– Pourquoi ça ? Tu te figures que j’aime passer tout mon temps dans les clubs ou les grosses fêtes ? C’est le cas, de temps à autre, mais j’apprécie aussi la tranquillité. Au quotidien, on vit à trois cents à l’heure, alors me retirer me permet de me recentrer. Tu vois ce que je veux dire ?

– Oui, je vois. Et en Floride, tu fais ça comment ?

– Il n’y a pas de montagnes, mais il y a les Everglades, la côte. Plein d’endroits pour s’évader. Mais je ne t’apprends rien sûrement, madame la guide touristique.

J’éclate de rire tout en secouant la tête.

– Je connaissais ma ville dix ans en arrière. Beaucoup de choses ont changé.

– Je me doute.

Nous passons le reste du temps à discuter musique, cinéma et sport. De temps en temps, je me laisse absorber par les lumières alentour. Troy avait raison : Los Angeles est immense.

Troy arrête le véhicule devant un restaurant, le Crustacean. Des spots bleus illuminent les murs et l’enseigne scintille en hauteur. À l’intérieur, la décoration est très classe et moderne. C’est vraiment très joli. Le serveur nous mène à notre table, un peu reculée, et nous tend les cartes de menu. Nous faisons rapidement notre choix, et j’opte pour un verre de vin blanc.

Le dîner se passe dans une atmosphère très légère. Je suis étonnée de voir Troy se confier de façon très naturelle sur son enfance, j’y réponds de la même manière. Pour quelqu’un qui semblait réticent à l’idée qu’on soit amis, je trouve qu’il fait beaucoup d’efforts. Comme je l’avais exigé lors de notre footing, je règle l’addition. Troy me propose une petite balade digestive sur la jetée de Santa Monica, et rapidement dans Venice Beach, avant de finir la soirée dans un club.

Ce n’était pas vraiment au programme. Se retrouver ensemble au restaurant était gérable, avec la distance entre nous, le fait de manger tout en discutant. Mais là, se balader, puis aller boire un verre et sûrement danser, cela n’a rien à voir. Je pourrais comparer à toutes les autres fois, celles où nous avons dérapé, et lui demander de rentrer. Mais comme pour mettre à l’épreuve ma volonté de combattre cette attirance, j’accepte d’un mouvement de tête parce que, même s’il me plaît physiquement, il me plaît aussi en tant que personne, et je veux en apprendre plus sur lui.

J’évolue dans un monde d’hommes, j’ai dû faire face à de nombreux bousculements, critiques, insultes. Je suis devenue une spécialiste dans l’art du contrôle, car je sais où je veux aller et quelles cartes il est intelligent de jouer. Être face à Troy ne doit pas être différent. Je suis capable de rester maîtresse de moi, même à côté d’un homme comme lui.

Je suis éblouie par les lumières du bord de mer. Je trouve que cela donne un petit côté très romantique au moment. Mais je dois rester concentrée. Ce n’est pas un rendez-vous galant.

– Si tu préfères rentrer, tu me le dis.

– Non, ça va. Je veux bien découvrir ce club.

Il acquiesce de la tête, et nous nous mettons en route vers le Troubadour.

– C’est un lieu mythique de la ville qui a vu naître bon nombre d’artistes.

– Tu peux m’en citer quelques-uns ?

– Non, pas vraiment, dit-il avant d’éclater de rire.

Je l’imite, tellement heureuse de cette légèreté en lui. Il paraît si sérieux la plupart du temps. Cela fait du bien de le voir ainsi. À l’entrée, il serre la main du videur. Je le salue timidement de la tête avant de suivre Troy. Il me conduit vers un coin V.I.P. sur un balcon. Je prends quelques instants pour observer les lieux : une scène avec un carré dans la fosse permettant aux gens d’assister aux concerts debout et de pouvoir danser ; de chaque côté, sous les balcons, des banquettes ; un emplacement pour les instruments et, derrière, le bar avec d’autres tables.

– Tu veux boire quoi ?

– Un mojito, s’il te plaît.

– Je reviens.

Troy m’abandonne le temps d’aller commander nos boissons. Il revient rapidement avec mon cocktail et un bourbon pour lui. Nous ne parlons pas beaucoup. Je suis captivée par la musique qui est vraiment excellente. Je ne connais pas du tout l’artiste qui se produit, accompagné de plusieurs musiciens, mais c’est du très bon rhythm and blues.

– Est-ce que je t’ai dit que tu étais magnifique ce soir ?

Je me tourne vers Troy qui me fixe avec intensité.

– Non.

– Je n’ai jamais vu aucune femme être aussi sexy sans en faire des tonnes.

– Troy…

– Hope. Tu ne m’empêcheras pas de te faire des compliments. N’essaie pas de me l’interdire.

Ce n’est pas une menace, mais il est sérieux.

– Très bien.

Le sourire fier et arrogant est de retour. Cela devrait m’énerver au plus haut point, mais même pas. Au lieu de ça, je reste perdue dans son regard, la musique et ma détermination presque évincées par l’intensité qui s’en dégage.

– Tu veux aller danser un peu ?

– Oui, pourquoi pas.

Nous terminons nos verres et rejoignons la petite foule en bas, regroupée devant la scène. Ce soir, ce n’est pas comme à Las Vegas, ni même comme au club la première fois qu’on s’est rencontrés. Ici, l’atmosphère est beaucoup plus intimiste, les lumières, le genre musical, l’espace plus restreint. Même l’attitude de Troy n’a rien à voir. Je repense alors à toutes les interrogations qui me taraudaient dans ma chambre d’hôtel. Plus j’apprends à connaître Troy et plus elles grandissent. Je ne suis pas sûre de pouvoir trouver de réponses, et le dois-je vraiment ? Je préfère me laisser porter par le rythme, la résonance des basses, la voix enchanteresse du chanteur, les mélodies entêtantes. Est-ce un sort qu’on est en train de me lancer ? Pourquoi ne réagis-je pas quand je vois Troy se déplacer derrière moi ? Pourquoi me laissé-je faire alors que ses grandes mains se nouent sur mon ventre ? Pourquoi ma tête tombe-t-elle en arrière contre son épaule ? Pourquoi mon corps se tend-il vers le sien dans la recherche d’un contact ? Pourquoi agit-il de cette manière sur moi ?

– Troy… commencé-je dans un sursaut de conscience.

– Laisse-nous profiter du moment, Hope. Il n’y a personne pour nous l’interdire. Juste l’instant présent.

Je ne réfléchis même pas quelques secondes. Pour toute réponse, je reste où je suis sans prendre la fuite, sans le repousser, l’engueuler. Je pourrais, parce que nous ne sommes clairement pas en train de danser comme deux amis avec une relation platonique le feraient. Je le sais, il le sait. Mais nous voilà sur cette piste, parmi cette petite foule anonyme, en symbiose. Je n’ai jamais ressenti ça, pas même avec Danilo, et pourtant notre relation faisait des étincelles.

Ce constat m’attriste. Mais je vais faire un effort, ne pas penser à hier ni à demain, juste profiter de lui, de l’homme qu’il m’offre ce soir. Entre ses bras, contre lui, je sais qu’il est plus que Troy Wells, le coureur automobile. Et je crois que plus que tout au monde, c’est ça qui m’effraie.

Son corps me surplombe, et je ressens tout. À tel point que je ne sais pas où donner de la tête. Sa chaleur m’envahit, j’ai presque le tournis. Ses lèvres sont dangereuses. Positionnées sous mon oreille, elles butinent la peau de mon cou, si sensible à cet endroit précis. Je ne savais même pas qu’en étant embrassée sur ce point particulier, des milliers de frissons pourraient s’emparer de moi. La main qui n’est pas fichée sur mon ventre remonte vers mon visage. Je m’attends à ce qu’il le caresse, mais non. Il la laisse sur ma gorge. Son geste est profondément possessif, mais j’aime ça. Son pouce balaie la courbe de ma mâchoire et finit par se retrouver sur mes lèvres. Je les entrouvre et mordille la pulpe de son doigt, lui arrachant un petit rire rauque. Je ne l’entends pas, mais je le sens vibrer dans mon dos.

J’ai la sensation de ne plus me contrôler alors que je tourne la tête vers lui. Ses iris bleus contre les miens, noisette. Ma confusion contre sa détermination. Notre désir fusionne, et l’espace de quelques secondes, nos lèvres se redécouvrent dans un baiser inédit. Sa langue paresseuse me fait languir. Aucune pression, aucun objectif à atteindre. Personne ne nous voit, personne ne peut nous voler cet échange, cette communion.

C’est au moment où la voix du chanteur s’éteint, où le changement de musique s’opère que je refais surface. Je me détache précipitamment de Troy et cours me réfugier dans les toilettes du club.

– Mais qu’est-ce que tu fiches, Hope ? ! me grondé-je face au miroir.

Comme si j’allais pouvoir me répondre ! Quelle connerie ! Jamais on ne va s’en sortir. Après mon histoire avec Danilo, je me suis fait la promesse de ne plus jamais sortir avec un pilote. On m’avait mise en garde contre lui, j’étais parfaitement consciente de sa réputation, mais il a réussi à me séduire, et j’ai plongé corps et âme dans notre relation. La chute a été rude. C’est sûrement un tort de tous les mettre dans le même panier, mais je vois comment Dwight agit, et c’est un peu aussi la réputation de Troy, alors je cherche juste à me protéger. Bien sûr, je ne suis pas aveugle au point de ne pas avoir conscience de cette attirance magnétique entre nous, de cette alchimie, mais je refuse de céder pour souffrir ensuite. Et ce n’est que l’aspect privé, je ne parle pas du côté professionnel qui en pâtirait si les choses tournaient mal. Cela a tout autant de poids dans la balance.

Après je ne sais combien de minutes à me ressaisir, je rejoins la salle. Je trouve Troy au bar, qui patiente en échangeant avec le barman. Il se tourne vers moi d’un seul bloc et ne prend même pas la peine de m’interroger. Il sait très bien ce qu’il s’est passé. En silence, il règle la note, puis nous quittons le Troubadour.

Le trajet retour jusqu’à mon hôtel se fait sans un bruit. Seuls nos respirations et le ronronnement du moteur emplissent l’habitacle. Troy s’arrête sur une des places du parking et met la voiture au point mort. Je me tourne vers lui, pensant devoir, pouvoir dire quelque chose, mais je n’y parviens pas. Alors il le fait à ma place.

– Je suis désolé.

Ces trois petits mots qui effaceraient presque tout le charme de cette soirée. Je lui retourne un petit sourire triste avant de le quitter. Me voilà encore plus perdue que je ne l’étais.

À suivre…

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